On a tous besoin d’un peu de magie. Encore plus quand la crasse baigne votre esprit, du matin au soir, dans une Marseille industrielle et sale. C’est de cette grisaille que Xavier Dorison et Joël Parnotte sont partis pour converger vers la lumière du Royaume d’Azur. Un premier tome ouvre la voie, belle, à Aristophania, vieille dame aux ressources insoupçonnables qui emmène une fratrie de trois enfants à la découverte de ce qu’ils n’ont jamais vu : la verdure, les grands espaces permettant les jeux et l’épanouissement. Pourtant, leur Mary Poppins entend bien les protéger d’une menace. Notre monde est aussi celui d’hommes et de femmes aux pouvoirs magiques et pas forcément animés de bonnes intentions. Rencontre avec Joël Parnotte.
Bonjour Joël, nous vous avions laissé, il y a quatre années déjà, à l’épée, vous nous revenez à la baguette magique en compagnie de Xavier Dorison à la faveur de la magie et d’une ambiance début de siècle et azure. Trois ans sont passés.
C’est vrai, trois ans durant lesquels j’ai avancé Aristophania, pour envisager une sortie rapprochée des tomes 1 et 2. Nous sommes en 2019 mais ces personnages m’accompagnent depuis un petit moment, mi-2016.

De longue haleine, donc ?
Oui, mais c’est foisonnant et généreux. Je pense qu’il y aura matière à relire pour le lecteur afin de voir des choses qu’il a pu ne pas voir à la première lecture. Le but, c’est de transmettre, avant tout.
Mais le vrai héros, s’agit-il d’Aristophania, comme le titre l’indique? Ou plutôt des enfants qui la côtoient et se tirent la couverture dans ce premier album.
C’est vrai qu’après la scène d’introduction où nous présentons clairement Aristophania, à mesure de développement de ce premier opus, l’axe se tourne vers les gamins. C’est par leur curiosité que le lecteur va apprendre les enjeux : la cour sombre, le royaume d’Azur, les conflits cachés mais qui ont pourtant traversé l’histoire de l’amitié.
Une histoire prévue en quatre tomes, donc ?
Oui, les titres sont en fin d’album, l’histoire est écrite. Il n’y en aura pas plus mais… c’est un univers dans lequel il peut se passer beaucoup de choses. Il n’est donc pas impossible, en fonction de l’engouement, qu’une autre histoire voit le jour dans ce monde.
Aristophania, c’est une dame d’un certain âge promenant des airs de bourgeoisie. Mais dites-moi, les vieux ont de plus en plus la cote, citons parmi d’autres Les Vieux Fournaux, il n’y a plus d’âge limite pour être un héros de fiction ?
Aristophania a un gros passé, de quoi nourrir toute l’histoire. Pourquoi prend-elle tant en charge ces enfants démunis ? Le lecteur le saura bien assez vite.

Au fil des discussions avec Xavier, nous avons été amenés à parler forcément des influences. Et, une, nette, s’est détachée : Downton Abbey et le personnage de « Tendre » Violet Crawley incarné par Maggie Smith. Un personnage avec un côté conservateur mais aussi capable de déconner. C’était un personnage comme ça qu’il nous fallait, avec un décalage entre une attitude un peu précieuse et une posture de vraie combattante.
Il y a aussi un peu des Aristochats, avec le grand chapeau qu’Aristophania porte, notamment.
Des personnages, il y en a beaucoup d’autres. Dont le Roi Banni, dont on parle beaucoup, mais qui ne montre pas encore le bout de son nez.
Parce qu’il a des laquais. Dont le dératiseur Barbosa qui est le grand méchant de ce premier album. Mais le tome 2 présentera au lecteur toute la cour de ce roi. Une cour éclectique, il y en aura pour tous les goûts.


Le Roi va se découvrir en plusieurs temps, en même temps que cette cour d’Azur. Pour le moment, il est caché mais il est bien là. Le souci principal, face à des personnages, c’est de les incarner, de les faire ressentir, qu’ils vivent en fait. Et que moi et le lecteur, après, puissions vivre avec. Les comprendre.
Après, il fallait bien faire sentir que les personnages dont il est question dans cette série sont présents depuis des siècles dans notre société. Ils ont donc revêtu des allures anodines. Ils ne sont pas, pour ainsi dire, atypiques. Bon, pour le dératiseur, qui est la source de pas mal d’ennuis pour notre fratrie, par contre, j’ai joué à fond la carte du répugnant effrayant.

À côté de ça, le lecteur peut faire connaissance avec la Reine qui, elle, a l’air d’une vieille sorcière préparant sa bouillabaisse perchée au-dessus d’une calanque. Il n’y aura pas de monstres dans cette histoire. On restera avec des humains
Avec un côté très Zola. L’histoire débute loin du soleil et de la verdure, dans la crasse de Marseille.
Et pour ça, il fallait dépeindre ce décor de manière réaliste. Le milieu ouvrier, j’ai dû le documenter, il y a eu de vraies recherches.


Vous vous en éloignez très vite pour gagner l’immensité d’Azur. Comment est né ce Royaume ?
C’est Xavier qui en a eu l’idée. Il était en vacances dans le sud de la France, le moment propice pour rêver et donner vie à des mondes incroyables. Xavier a ainsi assisté aux rêveries d’enfants qui s’imaginaient voir des fées sortir de l’eau. Quel môme n’est pas parti dans des délires de sociétés secrètes, cachées. Et s’ils étaient en connexion instantanée avec la magie des lieux qu’ils fréquentent? C’est de ce souvenir que Xavier est parti.
La Provence, la Côte d’Azur, ça vous parle ?
J’y ai été plusieurs fois, il y a longtemps. Pour créer mes bandes dessinées, si je rassemble beaucoup de documentations, j’essaie de ne pas en devenir prisonnier. Sinon il y a trop à regarder et comme j’ai le regard analytique, j’entrerais dans une démarche de trop vouloir bien loger les choses. J’aime fantasmer, faire les choses à ma sauce, moins cérébrales. Me raccrocher à mes souvenirs d’enfants.

Mais il faut aussi trouver la bonne intensité. C’est comme la musique, il faut créer des variations fortes qui amènent du rythme.
Et avant d’entrer dans ce nouveau monde d’Azur, vous avez ce moment de contemplation, une illustration pleine page, une étendue de verdure.
Un rituel de passage, les gamins passent d’une vie compliquée, ils traversent le porche, arrivent dans la verdure, la lumière. Le merveilleux.

Mais dites-moi, elle a vraiment existé Aristophania ? En fin d’album, j’ai cru voir une carte postale l’immortalisant.
Comme nous sommes arrivés, en fin de compte, à 59 planches, il fallait habiller le reste de l’album. D’où l’idée d’incruster notre héroïne dans une vraie photo. Un clin d’oeil au lecteur, pour lui dire de bien observer, elle est vraiment là. Allez cette source. C’était aussi une nouvelle manière de situer l’action.

Puis, il y a la couverture. Sur les réseaux, j’ai vu un projet de couverture, plus urbain, qui n’a finalement pas été retenu et a été remplacé par la couverture finale.
L’idée était d’avoir Aristophania en lévitation. J’avais situé l’ambiance à Marseille, sale et miteux. On a fait des tests, cette couverture faisait trop anglo-saxon: les gens identifiaient tout de suite… Mary Poppins et son Londres. J’ai bien essayé de changer le décor, de rajouter une enseigne « Bar marseillais » pour envoyer des signaux.

Mais rien n’y a fait. Ça n’avait aucun sens de laisser le lecteur penser que l’histoire se passait en Angleterre. Du coup, j’ai choisi un écrin de verdure, du soleil, j’ai gardé le personnage en lévitation, pour garder l’aspect magique. Renforcé par les bulles qui semblent s’élever sous Aristophania. Que sont-elles ?
Et Mary Poppins, justement.
On ne peut pas le nier, c’est notre référence. En plus sombre et avec une violence crue.
En tout cas, dans cet album, vous allez vers la lumière.
Il fallait un côté métaphorique, incarner un changement très fort d’une partie à l’autre de ce premier album. Jusqu’à y revenir un peu plus fort dans cette saleté, avec une scène de nuit dans un hangar de la gare de Marseille. Il fait gris.
En parlant de couleurs, vous aviez commencé la peinture après Le maître d’armes. Où en êtes-vous ?
J’avais essayé en effet, mais je n’y arrive pas du tout, par manque de temps. Mes couleurs et la manière de les appliquer n’ont pas changé, j’ai juste adapté les teintes.

Finalement, à mesure que vous dessinez cette histoire, Xavier vous laisse-t-il des surprises ?
Non, il n’y a pas vraiment de surprises dans la réalisation. Mais ça ne m’a pas empêché d’être totalement pris. Nous sommes connectés, Xavier me sert les choses que je veux faire ! J’ai vu les étapes, entre ce qu’il m’a raconté de vive voix et le scénario. En faisant ce premier album, je connaissais le scénario jusqu’au tome 3.
L’émerveillement du lecteur que je suis est au rendez-vous, en tout cas. Et le vôtre ?
Oui ! L’un et l’autre, nous avons été les plus happés possible, nous avons pioché dans nos envies les plus pures et réveillé celles des artistes que nous sommes.
Quel est votre rapport à la magie ?
J’aimerais bien qu’elle existe. D’ailleurs elle existe, celle dont on parle quand on est gosses, que j’ai vécue. Cette série, c’est une manière de la concrétiser pour de vrai, comme si elle existait vraiment. Nous avons envie d’y croire. C’est sans doute aussi pour ça, la carte postale dont nous parlions un peu plus haut.
Comment travaillez-vous ?
J’ai mon bureau chez moi, baigné d’une ambiance sonore qui varie entre le silence et la musique forte, entre l’agitation et le calme, le doux et le musclé. J’écoute aussi les podcasts d’émission. Tout y passe, l’info, l’économie, la philosophie. Des choses exigeantes, qui demandent d’être concentré pour les comprendre. En fonction des étapes du boulot, j’y arrive. Puis, ça dépend d’autres paramètres. Si j’ai bien dormi, par exemple. Mais je ne saurais pas travailler en atelier, ça me gênerait d’imposer mes envies, je saoulerais tout le monde.

Vous parliez de musique, quelle bande-son donneriez-vous à Aristophania ?
Une ambiance musicale propice au rêve, à l’émerveillement. La BO de Peaky Blinders, peut-être.
La suite ?
Le tome 2 arrive pour octobre, il en est au stade des couleurs. Les 3 et 4 seront là pour octobre 2020 et 2021. Il ne faudra pas trop attendre.
C’est important de prendre ça en compte ?
Il n’y a pas de recette. Mais à une époque où les tas de nouveautés chassent d’autres tas de nouveautés, la rotation est terrible. Pragmatiquement, quand un album passe de la table de la nouveauté au rayonnage, il y a peu de chances que le potentiel acheteur aille la chercher. Le turnover est tel que ça laisse à peine le temps aux albums de trouver leurs lecteurs.

Outre les qualités intrinsèques d’un album, c’est le bouche-à-oreille, le fait que les lecteurs s’en emparent qui font que c’est un succès ou pas.
Avant de vous laisser regagner la magie d’Azur, parlons d’un autre type d’émerveillement. Pour le Maître d’armes, vous avez reçu le Prix Manga International. Pas mal, non ?
Pour tout dire, je ne connaissais pas du tout ce prix. On nous a dit qu’on était les premiers Français à le recevoir. Alors, oui, ça fait fort plaisir, j’étais ravi.
Et nous avec ! Bon retour en Azur et à très vite avec la suite, déjà tant attendue et dont les aperçus que nous en avons eu sont démentiels!
Tome : 1 – Le royaume d’Azur
Scénario : Xavier Dorison
Dessin et couleurs : Joël Parnotte
Genre : Aventure, Fantastique
Éditeur : Dargaud
Nbre de pages : 64
Prix : 14,99€
Date de sortie : le 18/01/2019
Extraits :