Avec Mathias Enard et Zeina Abirached, on ne cherche ni ne trouve un refuge : on le prend. Un titre fort et sensé qui réunit le romancier et la bédéaste pour une oeuvre tellement inspirante entre les Bouddhas gigantesques du désert afghan et les jours de grande affluence à Berlin. Et les problèmes d’insertion énormes que rencontrent ceux qui viennent de loin. Dans cette masse, il y a Karsten et Neyla, ils ne se connaissaient pas, l’instant d’avant, et voilà qu’ils tâtonnent l’ébauche d’un langage commun. Mais rien n’est facile et le périple des « migrants » comme on a pris l’habitude de les nommer sottement, des réfugiés, ne s’arrête pas une fois la frontière de l’Occident traversée. Une oeuvre foisonnante et bouleversante. Rencontre avec deux auteurs qui ont pris le temps de regarder les étoiles sans oublier de bien scruter notre monde… nos mondes, en Orient et en Occident, d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Bonjour Zeina, bonjour Mathias, c’est une rencontre entre les disciplines littéraires et graphiques que vous nous proposez là. Mais vous, comment vous êtes-vous rencontré ?
Zeina : Il se fait qu’en 2015, j’ai sorti Piano Oriental et Mathias, Boussole, avec le succès que l’on sait. Nous nous sommes retrouvés dans différents festivals communs, autour de tables rondes. Le dialogue s’est tissé, et nous nous sommes rendu compte que nous avions énormément en commun : l’intérêt pour le Liban, pour l’Arabe, la musique, pour Vienne même ! Et surtout pour la communication d’Est en Ouest. Réaliser cet album ensemble, c’était l’occasion de prolonger le dialogue.
Mathias : Et de trouver une langue commune. Comme celle que recherchent les étrangers pour baragouiner.
La couleur viendra d’ailleurs des mots, des images, le reste est en noir et blanc.
Zeina : Toujours. Je continue sur ce chemin d’exploration. Ici, c’était encore plus vrai car c’était la première fois que je liais mon dessin à une écriture qui n’était pas la mienne. J’aime l’économie de moyens, m’offrir des récits qui cherchent plus les émotions que la narration coûte que coûte. Je veux garder cette exploration possible. Également dans le rythme que je peux construire dans l’histoire, dans le travail des motifs.

Puis, Prendre Refuge est une histoire double, je devais lier les correspondances graphiques, travailler les double-planches, faire sentir que nous étions à Berlin, opter pour certains cadrages.
Les onomatopées, aussi. Et une petite souris m’a dit que votre éditeur vous en avait fait enlever ?
Zeina: (Elle rit) C’est vrai, mais comment vous savez ça ? Ces bruits, c’est une manière de donner le thème, l’ambiance d’une scène. C’est un réflexe, je veux rendre le dessin sonore, comme si le lecteur pouvait entendre ce qu’il se passe dans les scènes. J’ai en effet dû en enlever.
Mathias: C’est comme dans tout, parfois il y a tellement de bruit qu’on n’entend plus rien. Mais c’est aussi là que le travail de Zeina est intéressant, elle réalise des transitions sonores. Elle propose ainsi un montage très cinématographique. Ça va parfois, dans certaines planches, jusqu’à avoir le son avant que l’image n’apparaisse.

Zeina a aussi trouvé une calligraphie. Si ce n’est le lecteur qui connaît la langue arabe, le lecteur va, à un passage, être mis devant un poème qu’il ne comprend pas… mais le dessin va lui donner toute sa sonorité, ça sensualité. Pareil pour la chanson de Leonard Cohen qu’on a aussi incluse. Puis, Zeina laisse aussi leur place au vent, au silence.
Justement Mathias, cet album, c’était un roman que vous aviez en projet ? Comment les choses, les arts se sont-ils imbriqués ?
Mathias : Prendre Refuge a été pensé entièrement pour le dessin. C’est une façon d’être plus direct, ce qui n’est pas forcément le cas dans un roman. Je voulais me priver de tout ce qui pourrait être artificiel, des conventions pour ne retenir que la quintessence.
Zeina : Et, finalement, le mélange est étonnant. Dans le choix de ne s’exprimer que par des dialogues, cela laisse de la place à la relation texte-images, à des intertitres.

Mathias : L’idée était de juxtaposer nos savoir-faire, de les faire dialoguer tout en expérimentant ce qu’on pouvait raconter ensemble en se rapprochant. Cela laisse, je trouve, une place à la 3D, ce que le lecteur va pouvoir fabriquer sur base de ce qu’on lui propose.
Vous faites ainsi dialoguer deux histoires. Celle de Annemarie Schwarzenbach, Ella Maillart et Ria et Joseph Hackin, dans l’entre-deux guerres, au pied des Bouddhas en Afghanistan. Et celle, contemporaine, de Karsten et Neyla, un Berlinois et une réfugiée. Tous n’ont rien en commun… et pourtant.

Mathias : Il y a des éléments communs, certains thèmes. Puis, certains enseignements à tirer du bouddhisme. Ces deux mondes-là ne sont pas si éloignés. Les premiers sont aux portes de la guerre qui s’installe en Europe (Ella Maillart en sera la seule survivante), les deux autres doivent leur rencontre également à la guerre qui sévit dans des pays moins lointains qu’on ne croit. Neyla est séparée de sa famille, de son pays, par l’espace de la guerre. Il y a une certaine continuité et le temps participe à rapprocher ces deux moments.

Neyla qui prouve qu’il faut aller plus loin que les jugements préfabriqués, que les clichés. Elle est arrivée en Europe, saine et sauve, mais ça ne fait pas son bonheur. Karsten n’y arrive pas. Une fois en Europe au prix d’une traversée infernale que vous laissez le soin à d’autres de raconter, ce n’est pas la plénitude à laquelle pas mal d’autochtones croient. Le combat continue, intérieur.
Mathias : C’est très compliqué, Neyla est hantée par ce et ceux qu’elle a laissé derrière elle. Il ne faut pas croire que c’est simple de s’arracher à l’autre.
Il y a d’ailleurs une formidable séquence où intervient E.T. ?
Zeina : Oh, ça n’a pas beaucoup d’importance, c’est un clin d’oeil. Un rêve d’enfance, celui de retourner à la maison.

Pourtant, ce n’est pas Zeina qui s’envole sur le vélo. Elle reste terre-à-terre, triste comme la pierre, tandis que Karsten se sent pousser des ailes.
Mathias : C’est une façon simple et tentante de résumer la notion que nous voulions exprimer. Puis, remarquez, il y a ce renversement: Karsten part à la conquête de l’espace sur son vélo alors que c’est à Neyla que ce monde appartient, c’est elle l’astronome.
Signe aussi que le dialogue a du mal à s’opérer entre les deux. Et ce que vous faites est magique. Souvent, dans la BD, on a l’impression que tous les personnages parlent la même langue, d’où qu’ils viennent. Ici, non. On la sent cette barrière du langage, la difficulté qu’a Zeina de s’exprimer dans une langue qui lui est étrangère.

Zeina : C’est l’une des très belles inventions de Mathias.
Mathias : Dès le départ, on sait qu’elle est incapable de parler comme quelqu’un qui vit depuis toujours en Allemagne. Il appartenait aux deux personnages de se fabriquer une langue commune, de se construire un espace d’échange même si tout n’était pas toujours compréhensible.
Puis, on m’a soufflé que comme Mathias parlait Arabe, comme vous Zeina, c’était un plus à votre collaboration.
Zeina : Indéniablement, cela faisait partie du plaisir d’avoir sa présence à mes côtés dans cette aventure. On a chacun fait des efforts pour aller l’un vers l’autre. Dans les choix pour raconter cet univers, dans le dessin, dans les thèmes développés et cette envie de raconter le rapport à l’Occident et l’Orient par l’expérience intime.
Puis, finalement, j’étais assez étrangère à que je devais dessiner. C’était la première fois que je devais tant m’aventurer à l’extérieur. La roche, la falaise puis la constellation, c’était plaisant. Émouvant, même.
Une collaboration au long cours ?
Zeina : Deux ans durant lesquels on a continuellement échangé. Des textes, des dessins. Jusqu’à la toute fin, nous avons travaillé à deux. Il n’y a pas eu un moment où le dessin a pris la relève, nous avons constamment écrit. C’est pour ça qu’il faut le lire plusieurs fois, cet album, c’est beaucoup de travail (il rit).
Le lire deux fois, ce n’est pas bête, il y a tant de sens à en retirer. Vous, Mathias, on vous ignorait bédéphile. Comment a commencé cet amour ?
Mathias : La BD, j’étais dedans avant même de savoir lire. Mes grandes références restent Pratt et Hergé et son Tintin. Avec Zeina, c’était d’ailleurs génial de collaborer avec quelqu’un qui connait si bien la BD et les références qu’on avait en commun.
Aujourd’hui, je suis très éclectique, je lis beaucoup de genres différents, des comics. Après, depuis que j’ai découvert à quel point c’était lent et laborieux de créer un album, ça me passionne moins, c’est sûr… Non, c’est une plaisanterie, ça me fascine toujours autant. C’est assez magique que quelqu’un comme moi, incapable de dessiner, pense à une image et la voie se matérialiser, se concrétiser.

Tous les deux, vous avez d’autres projets en cours ?
Zeina : J’étais en pleine phase d’écriture d’un autre album. J’ai tout lâché pour Prendre refuge. Donc, oui, je travaille sur un projet qui tient me tient à coeur depuis un moment, tiré d’un fait réel.
Par ailleurs, ma vie artistique est bien rythmée avec pas mal de projets, d’illustrations, d’affiches.
Mathias : Une autre BD, je ne sais pas, on verra bien.
Pourquoi prendre refuge ?
Mathias : Dès le départ, c’était le parti pris du projet.
Zeina : Prendre, c’était plus important que de chercher ou de trouver. Cela impliquait la notion de s’emparer du refuge.
Mathias : Cela demande une action… ou pas.
Merci à tous les deux, merci pour toutes ces émotions !
Récit complet
Scénario : Mathias Enard
Dessin : Zeina Abirached
Genre: Drame, Initiatique
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 344
Prix: 24€
Date de sortie: le 05/09/2018
Extraits :
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