S’il y a une bd de guerre à lire cet été, tout en évitant les marronniers des deux grandes guerres, c’est bien Insoumises de Javier Cosnava et Rubén, deux Espagnols qui ont pris soin de mettre en lumière la Révolution Asturienne et le destin incroyable de trois héroïnes insoumises qui croisent un Albert Camus de fiction pour mieux raconter leur épopée, leurs guerres et leurs drames. Rubén Del Rincon a ainsi donné vie et vigueur à ces femmes de légende et aux tempéraments forts, bien décidées à ne pas se laisser faire dans ce monde d’hommes, tout en portant cet album qui (malgré le prix BD 2012 de la ville de Palma de Majorque remis alors qu’Insoumises était en pleine conception, c’est dire l’espoir qui entourait cette bd) a eu du mal à trouver le chemin de nos librairies. Ouf, il est paru aux Éditions du Long Bec, et c’est tant mieux tant le trait inégalable de Rubén et l’histoire plongeant bien plus loin que le simple récit de guerre en font un album à ne pas manquer. Nous avons posé quelques questions au dessinateur qui y a mis toutes ses tripes.

Bonjour Rùben, avant toutes choses, qui êtes-vous ? Comment êtes-vous devenu auteur de bd ?
Je suis un modeste citoyen du monde qui a toujours rêvé de faire de la BD. Depuis la fin du lycée, mes parents s’en sont vite aperçus, je ne m’arrêtais jamais de dessiner bd! Alors ils m’ont proposé de me « professionnaliser ». À l’École Joso, avec des cours diversifiés allant de l’animation au design en passant par la couleur, l’illustration narrative… Et me voilà!
Quels sont vos maîtres dans la BD ?
J’en ai beaucoup, mais je vais tenter de mettre de l’ordre parmi tous ceux qui ont influencé mon travail, à différentes époques. Jusqu’à mes 15 ans, je dirais Ibañez, Jan, Tezuka… Puis, jusqu’à mes 25 ans: Loisel, Moebius,Otomo, Munuera… Enfin depuis (j’ai 38 ans maintenant), Quitely, Blain, Sfar, Parlov et je suis revenu à Tezuka!
Votre histoire est terriblement masculine, et pourtant les héros sont bien trois femmes aux destins incroyables ? Comment est née cette histoire ?
Bon, Javier Cosnava m’avait proposé une histoire mettant, en effet, en scène trois mecs dans un camp concentration nazi… Je lui ai proposé de bouleverser le pitch et de compter plutôt sur… trois femmes! Mais dans une guerre différente de celles qu’on connaît et dont on parle souvent. Javier est revenu plus tard avec l’intention de prendre comme point de départ la révolution asturienne pour mieux finir dans les émeutes dans les banlieues de Paris en 2005… Ça me chipotait un peu et j’ai émis l’idée de plutôt terminer toujours en France, mais en Mai 68. Histoire de retrouver nos héroïnes plus jeunes et pouvoir traiter d’un moment plus révolutionnaire mais aussi poétique. Tout est né d’un véritable brainstorming d’idées au début.
La révolution des Asturies, la Guerre d’Espagne, ce sont des périodes de l’Histoire espagnole qui vous intéressent ? Comment avez-vous été en contact avec ces événements ?
En fait non! J’ai insisté pour éviter la guerre civile, un sujet hyper-traité dans mon pays et dont public ne veut plus entendre parler dans des histoires de fiction. Alors, Javier et moi avons décidé passer directement à la défaite, à la fuite en France dans cette part du récit. Pour la révolution Asturienne, mon copain a décidé que c’était un bon début pour notre histoire par sa coïncidence avec l’oeuvre de Camus, et puisque c’était le vrai début de la guerre civile.

Justement, pourquoi avoir choisi de faire apparaître Albert Camus ? Que représente-t-il pour vous ? Vous lui prêtez certaines phrases (et notamment le monologue final), les avez-vous inventées ou Albert Camus les a-t ’il vraiment écrites ?
C’est une idée de Javier Cosnava. Pour moi, c’était un recours narratif qui permettait de contraster avec ces filles. Une manière de les présenter a travers ses yeux et de leur donner une allure poétique. Un peu comme un fan, quoi! Le texte est un méli-mélo d’une phrase de Javier pour les présenter, rallongée à la suite de ma révision et du recadrage de la première version des 21 planches existants. Tout cela s’est passé au moment de recommencer le livre, des années plus tard. Camus a acquis un rôle de fil rouge afin de pouvoir à nouveau l’utiliser pour conclure le livre, avec une phrase de conclusion?
Vous qui êtes un homme, que pensez-vous avoir apporté à ces femmes ? Dans le dessin mais aussi dans la psychologie ?
Je crois avoir apporté la part féminine de ma psychologie. C’est en tout cas ce que j’ai tenté de faire… De toute façon, nos héroïnes sont inspirées physiquement, et même au niveau du caractère (un peu extrême, je vous l’accorde) de trois femmes très différentes mais qui existent vraiment, et sont en fait des amies à moi. L’une d’elles est même ma… copine! (Rires) Javier avait écrit ses personnages dans le détail, à partir de ce dont nous avions parlé. Mais, plus tard, j’ai encore introduit des changements venus spontanément en me penchant sur ces caractères.

Cette histoire s’inspire-t-elle de faits réels ?
Non, pas du tout. C’est vrai que dans la guerre civile, des femmes ont combattu, mais il n’y a aucune preuve que, dans les Asturies, cela s’est passé comme ça. Ce qui est vrai, c’est que à la base du personnage de Fé, il y a le personnage de Rosario la Dinamitera, une dynamiteuse qui souffrait des mêmes blessures que Fé.
Comment avez-vous travaillé avec Javier Cosnava ?
Ce fut très difficile. On a commencé en syntonie sur les premières 21 planches à partir de notre argument commun. Il écrivait et j’apportais et modifiais ce que je voulais à mon goût. Puis, les années ont passé et le projet remis aux oubliettes. Pourtant, nous avons gagné un prix et nous nous y sommes remis. Mais nous étions désormais éloignés, dans des lieux différents, et sa nouvelle version de l’histoire ne me plaisait pas. Je lui ai donc proposée de tout laisser tomber ou de recommencer l’histoire tout en restant fidèle aux idées de base.
Javier m’a laissé faire et j’ai décidé de baser notre histoire autour d’une nouvelle idée de concept, d’un événement central dont chacune des héroïnes donnerait sa version des faits pour faire progresser le récit. Cela permettait aussi d’être en phase avec chacune des femmes. Le lecteur pouvait dès lors découvrir au fur et à mesure des bribes d’histoires, des secrets qu’il avait devant le nez mais n’avait pas vu.

Vous mettez en scène trois héroïnes. Trois, c’est un nombre symbolique, non ?
Pour moi, c’est un nombre intéressant qui donne l’option d’avoir plus de problèmes que s’il n’y avait que deux personnages. Important quand on sait que les problèmes (jalousie etc.) sont la base du récit… En plus, ça me permettait de façonner les portraits de trois filles très différentes.
Puis, quand je pense à trois héros en temps de guerre, « Le bon, la brute et le Truand » de Sergio Leone me vient à l’esprit aussi ! Vos héroïnes, elles sont badass, non ?
Je suis absolument fan! Alors, inconsciemment c’est peut-être une forte inspiration, oui. Et si elles ont toutes un fort caractère; pour moi, la vraie Badass est Espéranza. C’est elle, la superhéroïne! Au début de chaque chapitre, j’ai saisi l’occasion de faire un portrait de chaque héroïne. Il fallait qu’on ressente la puissance et la personnalité du personnage en une seule image.

Ainsi voit-on Fé, dans son chapitre, au premier plan. Elle symbolise la fille de confiance et honnête, celle pour qui tu voterais aux élections! Caridad, elle, c’est la fille qui cherche toujours à te séduire, la féminité incarnée. Puis il y a Espéranza, indestructible et passionnée. Pour elle, je me suis forcé à la présenter en contre-plongée, alors qu’elle vit son pire moment, emprisonnée dans un camp. Alors j’ai utilisé son reflet dans l’eau pour réussir à la représenter, et la voir en émerger. Je me répète, mais elle, c’est la vraie Badass de la bande!
Comment les avez-vous créées graphiquement ?
Je suis donc parti de mes trois amies Sara, Bea et Marta. Mais j’ai manipulé la « vérité », leur physionomie. Pour une, j’ai coupé les cheveux et l’ai fait beaucoup maigrir. L’autre, je l’ai représentée avec des boucles moins extrêmes… En bonus, mes amies ont fait un petit hommage photographique à leurs « homonymes » d’encre.
La manière dont vous dessinez est assez dingue, très en rondeur, très rapide. Si Insoumises avait été un film, il aurait été tourné « caméra à l’épaule », non ? Vous faites de la bd comme on fait du cinéma d’action ?
Non pas du tout, je pense toujours et avant tout à la manière de raconter en BD… Mais il est vrai que certaines scènes seraient belles dans un film. Comme à la fin du chapitre 1, par exemple…
Je trouve que les Espagnols ont une manière bien à eux de raconter et de dessiner des histoires (que ce soit au cinéma ou en BD), comment l’expliquez-vous ?
Je ne sais pas, nous n’avons pas d’industrie et on aime faire ça… On aime les films étrangers, les bd étrangères, et aussi les nôtres… On aime simplement faire ce qu’on aime faire, et quand on reçoit le cadeau de le faire pour de vrai, c’est un rêve! Souvenez-vous, on n’a pas d’industrie pour nos rêves dans notre pays! Alors, on donne le 200%!

Puis, il y a le travail des couleurs. C’est presque du sépia, pourquoi ce choix ?
En fait, au début, c’était un classique bichromie gris. Mais avec les années, je le voyais trop vieilli. Le choix du sépia nous rapprochait de notre époque tout en donnant une idée de couleurs.

Avez-vous rencontré des difficultés sur certaines scènes de cet album ?
Oui, je me suis perdu dans le chapitre d’Espéranza. J’étais désormais seul sur le sujet, alors, Sara ( ma copine) m’a arraché de la planche à dessins et de mes recherches graphiques pour aller a la plage et me désintoxiquer. Mes nerfs étaient à bout! Et après cette pause forcée et bénéfique, j’ai vu ce qu’il me manquait: une scène d’action pour elle avec des avions!
Quand j’ai décidé de les introduire, j’ai vu un autre problème. Dans la dernière scène, j’avais intégré des Nazis a Paris un peu trop tôt pour que cela colle bien à mon histoire. Alors, j’ ai dessiné une planche similaire, mais en effaçant les nazis, et en utilisant la nuit pour se substituer à l’action et solutionner tout. Plus tard, j’ai utilisé la première version avec les nazis également parce que c’était parfait pour montrer l’avant et l’après de l’occupation! Voilà un petit secret!

Une scène est aussi incroyable qu’intenable : celle où les héroïnes n’arrivent pas à sauver des enfants prisonnier d’un camion qui tombe dans un ravin. C’est dur pour le lecteur, mais est-ce que ce fut également dur pour vous ?
Cette scène a été conçue par Javier. Oui, elle est dure. C’est une manière de montrer une guerre qui se permet de perdre le futur et le sang neuf du pays, l’espoir de la jeunesse. C’est symbolique. Je dois confesser que cette scène fut drôle à dessiner.


Vous vous êtes servis de certaines références pour créer cette histoire ? Vous vous êtes documenté aussi ?
Oui, Javier est spécialisé dans l’histoire, et moi même j’ai cherché de la documentation: les avions, la relation entre l’armée française et les villageois français, et plus tard entre les Nazis et les Parisiens pendant l’occupation.
Quand on vous parle de femmes célèbres, lesquelles vous viennent à l’esprit ?
Simone de Beauveoir, l’aviatrice Amelia Earhart, Cataline de Erauso (La nonne lieutenante, exploratrice et écrivaine)…

Et quelle héroïne de fiction vous plaît le plus ?
Pour moi qui regarde Game of Thrones, je dirais Cersei Lannister, une brave à la personnalité pleine de gris et d’ombres…
Et parmi vos Insoumises, de laquelle vous sentez-vous le plus proche ?
Moi, je comprends bien Esperanza. Elle sait son objectif et ne s’arrête jamais.
Insoumises, finalement, c’est plus qu’une attitude pendant la guerre. C’est aussi du féminisme, une volonté d’améliorer la condition des femmes ?
Exactement. C’est même plus qu’une volonté de l’améliorer, c’est aussi reconnaître cette lutte qui oeuvre depuis toujours. De tout temps les femmes ont dû lutter dans la vie et dans l’histoire, parfois plus durement que les hommes…Mais l’Histoire est écrite pour les hommes, et elle ne parle jamais de ces héroïnes qui, pourtant, ont combattu dans la même boue que leurs copains masculins.

Finalement, c’est un album qui a pris du temps à être publié en Espagne (sous le titre « Las Damas de la Peste ») et encore plus pour nous parvenir en francophonie. Ce fut un parcours du combattant ?
Effectivement. On a eu beaucoup de problèmes pour le sortir en Espagne, et aussi pour en France. Cela fait à peu près un an qu’Éric Catarina l’a découverte mais elle a tourné dans plusieurs maisons d’édition sans succès… jusqu’à maintenant.
Vous teniez à ce que cet ouvrage dépasse la frontière espagnole ?
Elle était même conçue pour ça! En plu, comme j’avais déjà été édité en France avec Les trois Mousquetaires, Jolin la teigne, Nassao ou encore Sir Pyle, c’était le chemin naturel que devait suivre Insoumises à mon avis.
Comment êtes-vous arrivé chez les éditions du Long Bec ? Vous nous présentez cet éditeur ?
J’ai connu Éric Catarina grâce à Julien mon agent à l’époque. Et plus tard j’ai vu qu’Éric était lui même un insoumis et un bretteur exceptionnel! Merci pour sa patience, et à Julien. Sans lui, ce livre n’existerait pas.
Quels sont vos projets, maintenant ?
J’aimerais publier avec Éric deux autres livres, déjà finis et publiés dans mon pays et qui ont reçu, comme Insoumises, de bonnes critiques.

En plus, je bosse pour le journal de Spirou des fois, et je prépare avec Man ( Millenium), mon partenaire et ami, notre prochain livre ensemble… Ça s’intitulera Le Boxeur.
Un tout grand merci Rubèn!
Titre: Insoumises
D’après le roman Camus y yo (Mondadori – Suma de letras) et diverses histoires écrites par Javier Cosnava
Scénario: Javier Cosnava
Dessin et couleurs: Rubèn
Traduction: Isabelle Krempp et Roger Seiter
Genre: Guerre, Drame, Féminisme
Éditeur: Editions du Long Bec
Nbre de pages: 96
Prix: 17€
Date de sortie: le 10/06/2016
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