Interview avec Berthet et Zidrou: « Le crime qui est le tien, au plus près de l’humain »

Il y avait du monde dans la galerie Champaka de Bruxelles, ce soir-là, où Berthet présentait les planches du « Crime qui est le tien » commis avec Zidrou. Pourtant, à l’appel de Zidrou, on s’est assis à même le sol pour réaliser cette interview. « C’est bon pour le dos », a dit Zidrou devant un Philippe Berthet amusé. Comment contredire les maîtres? Encore plus quand ils parlent si bien de leur oeuvre?

Bonjour à tous les deux. J’imagine que voir ces planches aux murs, ça n’arrive pas tous les jours. Quel est votre ressenti.

Berthet: Disons que c’est inhabituel. Quand on réalise les planches pour une bande dessinée, le but premier n’est bien sûr pas les cimaises d’une galerie. Mais j’avoue qu’encadrées et mises en valeur de cette manière, ça fait quelque chose.

Et, parallèlement, c’est aussi l’occasion de redécouvrir ces planches. Que s’est-il passé la premières fois que vous les avez eues en mains?

Zidrou: Je pense que je n’ai jamais eu ces planches en mains donc je les découvre réellement. C’est magnifique. Puis, il y a les couleurs de Dominique David. On a beau les recevoir sur un ordinateur, peu importe qu’il soit le meilleur du monde, voir ces planches en vrai, ça reste toujours magique. C’est une évolution de la BD assez rigolote, on n’aurait pas imaginé ça au tout début, mais ça fait partie du marché. Donc (il crie aux visiteurs), il faut en vendre des tonnes, il faut tout vendre!

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - Meurtre

Comment travaillez-vous Philippe au niveau de la conceptualisation de vos planches?

Berthet: Je travaille à l’ancienne, des crayons, beaucoup de gomme et de l’encre de Chine. Ici, pour les couleurs, on est aussi revenu à une mise en couleur manuelle, chose que ma compagne avait délaissée durant de nombreuses années au profit de l’ordinateur. On a voulu revenir au principe du papier. Et elle s’est amusée beaucoup plus.

Justement, que se passe-t-il quand on fait les choses manuellement? Le plaisir des accidents?

Berthet: Oui, il y a une partie de cela. Il y a un risque de commencer les couleurs de cette manière. Le papier ne réagit pas toujours de la même manière d’un endroit à un autre, il faut rectifier, compenser et cela amène indéniablement un aspect créatif supplémentaire.

C’est la première fois que vous collaborez tous les deux?

Berthet: J’ai lancé cette collection de Ligne Noire en imaginant pour chaque récit avoir un scénariste différent. Et parmi les différents scénaristes proposés, il y avait Benoît dont j’avais aimé pas mal d’histoires. On s’est contacté, on a pas mal discuté. Puis, Benoît a joué son coup en douce, dans son coin avec quelques indications de certaines choses que je voulais et d’autres que je ne voulais pas. Et quand il est revenu, il tenait sous le bras le scénario du Crime qui est le tien.

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - peur

Zidrou: Il m’a eu parce qu’il possède un beau billard rouge dans son atelier. Il ne l’utilise pas assez souvent d’ailleurs! Mais, j’ai vraiment beaucoup de chance en ce moment, je travaille avec des maîtres, des grands dessinateurs. Et travailler avec des gens de cette génération, c’est un luxe incroyable, les planches tombent, tout est nickel, les remarques que l’on se fait sont écoutées et réfléchies. C’est une collaboration extraordinaire. C’est génial, tu roules en Rolls quoi.

Ce qui m’a sidéré quand j’ai découvert les planches de Philippe, c’est qu’il est capable d’imposer sa patte. Tu lui donnes n’importe quel scénario, il en fait du Berthet. C’est une grande force qui amène une réelle cohérence à sa carrière – il est au bord de la retraite, hein! (rires) – étonnante. C’est très surprenant.

Restons dans le compliment. Vous, qu’est-ce qui vous plaît chez Zidrou?

Berthet: Sa polyvalence, il est capable de passer de l’humour au drame le plus noir. Je ne savais pas s’il avait vraiment eu l’occasion d’explorer le polar.

Zidrou: À part L’appeau de l’ours, non. Mais par ta faute, on m’en a redemandé.

Berthet: J’admire sa palette très large et une notion indispensable: sa proximité avec l’humain. Pas mal de scénaristes créent des histoires mécaniques, très brillantes mais oubliant l’humain. Chez Zidrou, l’humain prime sur une mécanique dont il se soucie peu.

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - Exposition Champaka (2)

Zidrou: J’abonde d’autant plus que l’autre soir, j’ai regardé un film amerloque, Le Juge avec Duvall et Downey Jr., tu as beau avoir une brochette d’acteurs formidables, tu t’attends à tout. Et deux heures plus tard, tu as eu ce à quoi tu t’attendais, plein de pognon etc. Le lendemain, je me retrouve à Bruxelles avec mon fils qui étudie le cinéma. On voulait aller voir Black: des amis à lui avait joué dedans. La salle était remplie. Bon, on n’est pas resté sur une défaite, on voulait quand même aller au cinéma. On s’est retrouvé dans le cinéma le plus pourri de Bruxelles à demander au guichetier quel serait le prochain film. Et on s’est retrouvés devant Fatima de Philippe Faucon. Jamais entendu parler. C’est un film français qui aborde la vie d’une femme de ménage algérienne. Autant tout était exagéré et artificiel dans le film américain, autant là, sans moyen, tu te retrouves au coeur de l’humain. On s’en fout des artifices, les personnages priment! Dans Game of thrones, pareil! Tu t’en fous d’aimer l’héroïc fantasy ou pas, l’important se trouve dans les jeux de pouvoir, l’humain, quoi! C’est ce qui est important.

Vous parlez de cinéma, mais dans la BD?

Pas mal de collègues que j’admire techniquement prennent leurs personnages pour des marionnettes. Moi, dans un scénario, à un moment, j’ai besoin de me laisser guider par mes personnages. Pas plus tard qu’avant-hier, j’ai changé une de mes scènes parce que mon personnage « m’a dit »: « Non, Benoît! » Comme un acteur qui ne veut pas faire quelque chose. Il faut être porté. Ça arrive quand on a fiat du bon boulot, scénariste comme dessinateur. C’est capital.

Berthet: D’autant plus que certains scénaristes troussent de très beaux scénarios, mais sans l’humain.

Zidrou: Ça peut être aussi des méchants, de la série B, de la science-fiction. Il faut aussi croire que les personnages existent. Gaston Lagaffe, Valérian, ils ont existé, non? On s’en fout de l’aspect que ça prend. Il faut y croire. D’ailleurs pourquoi ne pas faire un autre album où l’on reprendrait le personnage de la pin up, Dorothy, à 80 ans. Parce qu’elle a existé, c’est sûr!

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - Dorothy

Le crime qui est le tien, ce titre est une pirouette, il donne la réponse, la clé de cette histoire sans trop en révéler, non?

Zidrou: Oui, mais au départ ça ne devait pas être ce titre-là.  Les éditeurs comme Philippe m’ont dit qu’à partir du moment où la collection s’appelait Ligne Noire, le titre devait faire polar. L’autre titre était plus joli mais ne faisait pas polar. Il ne faut pas tromper le lecteur, il faut qu’il sache à quoi il a affaire.

Le crime qui est le tien, ça implique le lecteur par le tutoiement.

Zidrou: Oui, j’en suis content. Comme L’indivision. Parfois il faut trouver des titres qui sont juste efficaces. Et d’autres fois, ils sont plus riches. L’indivision, par exemple, renferme plein de sous-phrases, de sous-thèmes.

Alors, ce polar joue de lenteur. J’imagine que c’est un exercice de style de créer ce rythme peu soutenu.

Zidrou: J’ai pris un risque. Philippe sortait du très réussi Périco. Et je voulais proposer autre chose. Ça m’est venu comme ça – je n’essaie même plus de contrôler mon inspiration, c’est du domaine de la schizophrénie. C’est lent, ça m’a rattrapé des films en noir et blanc que je voyais au ciné-club de FR3. Parfois, il ne se passe pas grand chose, c’est noir, tout est question d’ambiance. Dans ces conditions, tu rates ton coup ou tu réussis. Lors de la sortie de cette BD, j’avais l’intime conviction que les gens n’accrocheraient pas, à cause de la lenteur. Et bizarrement, ça a été l’inverse. Tant mieux, le risque a payé. C’est une surprise.

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - Exposition Champaka (17)

Berthet: Oui, c’est un rythme atypique. Moi qui ai quelques années de métier derrière moi, c’est la première fois que je fais un livre aussi lent. Ça m’a fait peur au début, d’ailleurs. J’avais peur de m’ennuyer et je me demandais comment les lecteurs percevraient cette lenteur. Et, au fur et à mesure, je me suis pris au jeu et beaucoup de choses sont passées par des jeux de regards. Mon boulot à moi était de trouver les bons cadrages, les bons placements de caméra. Ça devenait plus subtil et ça m’a plu. Je me suis pris au jeu mais ce fut un réel défi. Notamment au niveau des décors qui apparaissent plusieurs fois. Par exemple, il y a ce magasin de bonbons qui apparait plusieurs fois. Il fallait comprendre que ce magasin était en face d’une école et à côté d’une plaine de jeux. Je me suis rendu compte que ça allait être difficile mais je pense m’être pas trop mal débrouillé.

Dans son exil, notre personnage principal rencontre Friday, une allusion à Robinson?

Zidrou: Oui, il y en a plein dans mes bouquins. J’aime beaucoup l’oeuvre de Defoe. J’ai aussi glissé les Beach Boys.

Et le chien qui s’appelle Commonwealth?

Zidrou: Oui, j’étais très content, surtout pour le dialogue: Reviens Common’. C’est rigolo, mais bon, il n’y a que moi qui le vois. Il faut que je m’amuse en écrivant. Sinon on ne risque pas d’amuser le dessinateur ni le lecteur.

C’est aussi une histoire de pin-up !

Berthet : Oui, quelque part, c’est vrai. Le personnage féminin principal n’était pas facile à trouver, il fallait qu’elle soit aguichante mais pas que. Elle ne devait pas être une « pouffe ». D’autant plus que malgré tous ses défauts, il fallait générer une certaine empathie pour elle. Je ne voulais pas une caricature, il fallait qu’elle soit humaine, on y revient. Elle devait exister cette femme, pas être une bimbo artificielle.

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - Exposition Champaka (14)

On le voit au fil de l’exposition, il y a les planches mais aussi des recherches. Il y a beaucoup de recherches pour créer ce genre de femme.

Berthet : Oui ! J’étais parti sur plusieurs pistes différentes mais ça n’a pas été facile de la concevoir. D’autant plus que comme je travaille sur des one shot, je dois recréer à chaque fois les personnages. Je ne peux pas récupérer le même personnage sur trois bouquins. Il faut renouveler sans retomber dans les mêmes codes graphiques.

À l’ère actuelle, l’apparence est beaucoup plus superficielle. Avez-vous la nostalgie de ces pin-up’s d’antan ?

Berthet : Oui mais ici c’est Benoît qui m’a proposé ce sujet. Moi je ne cherche pas à tout prix à être dans l’esprit « pin up ». L’idée, c’est de m’en détacher.

Et en même temps est-ce que les scénaristes ne se disent pas : « On va inclure une pin up dans l’histoire, ça lui fera plaisir » ?

Berthet : Il y a beaucoup de malentendus avec certains scénaristes qui  pour me faire plaisir, effectivement, imaginent des histoires avec des pin up ou se déroulant dans les 50’s. Mais non, je ne veux pas faire quelque chose que j’ai déjà fait. Après, je veux bien faire des pin up et des années 50 mais je veux un autre angle d’attaque, original.

Le crime qui est le tien - Zidrou - Berthet - Couverture

Ici, c’est une pin up ensanglantée qui apparaît sur la couverture. Il se passe quelque chose, on est tout de suite dans l’ambiance, le ton de cette histoire. Pourtant, là aussi, vous avez eu du mal à trouver cette couverture, non ?

Berthet : J’ai fait une tripotée de projets de couverture sans jamais être satisfait. Et au final, c’est un graphiste qui m’a insufflé l’idée de cette image. Il m’a dit que la femme et le mouton devaient être sur la couverture. Et , au téléphone, il a trouvé cette idée de Dorothy portant un agneau dans ses bras, un agneau qui lècherait ses plaies. C’était puissant.

Alors, Ligne Noire, au final, c’est du polar, mais aussi du voyage, non ? D’ailleurs après Cuba et l’Australie, ce sera la Suède.

Berthet : Oui, ce n’est pas obligatoire mais si je peux faire un petit « tour du monde du polar », ça peut être sympa. Ça peut être à des époques différentes aussi. Il n’y a pas de règles mais je dois fantasmer un lieu, voyager. Un polar à Bruxelles, ça ne m’intéresse pas. Dessiner mon environnement quotidien, ça ne m’excite pas. Donc, je demande des endroits originaux, différents, inexplorés à mes scénaristes.

Justement, ce décor australien, c’est un personnage à part entière, non?

Zidrou: J’ai pris le contre-pied. On attend souvent de l’urbain de Philippe, j’ai essayé de casser ça et de venir avec autre chose. Je suis parti vers l’Autralie, je n’allais pas aller aux States ni à Cuba, il fallait se renouveler. Puis, Philippe et moi, on est quinquas. Je ne voulais pas faire un album comme on l’aurait fait à 30 ou à 40 ans. C’en est symptomatique: le héros voit sa vie, sa jeunesse, il revient sur son passé, le policier a la cinquantaine aussi. Ça m’énerve les gens qui ont 60 ans et qui font un livre comme s’ils en avaient 30. À un moment, il faut assumer.

Vous connaissiez l’Australie?

Zidrou: Non, mais – cadeau des dieux! – mon fils devait partir en Erasmus au Canada. On s’y est pris trop tard et il va donc partir en… Australie, en janvier. Donc, je vais aller lui rendre visite en bon père de famille là-bas. Et, je viens d’y penser, je vais faire un tour au bled du bouquin, à Dubbo. Je le promets, c’est un scoop. Comment aurais-je pu le deviner?

Zidrou - Berthet - Le crime qui est le tien - Exposition Champaka (7)

Vous vous êtes documenté alors?

Zidrou: Très peu. Je suis scénariste, je ne suis pas comme Yann Le Pennetier, je me documente très peu, je ne suis pas très doué pour ça. Encore plus quand je vois que le dessinateur est professionnel et va trouver la doc’ tout seul.

Berthet : L’Australie, c’est quand même loin. Puis, maintenant, avec internet, on a la documentation à portée de main. Pour le moment je suis en Suède… sur internet. Même les panneaux en suédois que je dois inclure, je les trouve. J’ai du dessiner récemment un panneau « chien méchant ».

Un petit mot sur cette histoire suédoise, scénarisée par Sylvain Runberg ?

Berthet : Ce sera plus un polar nordique, cette fois, comme on a pu en voir et qui sont à la mode en ce moment. Mais ce sera une enquête, cette fois, qui part d’un déroulé classique pour tomber dans le glauque. C’est une toute jeune inspectrice qui vit sa première enquête.

Merci beaucoup à vous deux!

Exposition jusqu’au 5 décembre à la Galerie Champaka de Bruxelles (27, rue Ernest Allard 1000 Bruxelles) ouverte du mercredi au samedi, de 11h00 à 18h30. Aperçu:

Le crime qui est le tien - Zidrou - Berthet - Couverture

Titre: Le crime qui est le tien

Scénario: Zidrou

Dessin: Philippe Berthet

Couleurs: Dominique David

Genre: Polar, Drame

One Shot

Éditeur: Dargaud

Collection: Ligne Noire

Nbre de pages: 64

Prix: 14,99€

Date de sortie: le 02/10/2015

Extraits:

 

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