Gilles Ratier: « En BD, il y aura toujours très peu d’élus et beaucoup de désabusés… »

Mutation, édition, concentration, prépublication, adaptation…tout ces termes plus ou moins barbares nous sont familiers du fait des rapports annuels de l’ACBD (association des critiques et journaliste de bande-dessinée) avec comme maître d’oeuvre Gilles Ratier. Rapport annuel de l’ACBD, existant depuis 2000, devenu une véritable institution  pour les professionnels de l’édition engendrant des synthèses remarquables: chiffres des nouveautés, part de marché des grands groupes de l’édition, importance des rééditions…

Ainsi, apprend-on que, depuis 2000, on est passé à près de 1500 BD publiées à plus de 5000 en 2014, surproduction constante qui cache de véritables diversités dans l’offre BD avec l’émergence des BD étrangères (comics, mangas…), des prépublications ou rééditions dans un monde de la BD sous influence des mutations du monde du livre. Rencontre donc avec un professionnel de la… profession.

Bonjour Gilles Ratier, vous êtes devenu un expert dans la collecte des données en BD. Mais comment collectez-vous toutes ces informations pour réaliser ce rapport chaque année…?
Gilles RATIER 2Tout au long de l’année, je recense, de la façon la plus exhaustive possible, toutes les parutions de bandes dessinées de l’année sur le territoire francophone européen. Les premières informations proviennent des éditeurs eux-mêmes, des plus discrets à ceux qui sont parfaitement installés, lesquels annoncent régulièrement leurs prochaines parutions par envois groupés de mails. Celles-ci sont alors collectées dans une base de données d’envergure qui comporte autant d’entrées que de mentions nécessaires à l’établissement du rapport : date d’effet de distribution en librairies ou de mise en vente, nom de l’éditeur, du titre ou de la série, du n° de tome, du sous-titre ou titre de partie, du dessinateur, du scénariste, du coloriste, de l’œuvre originale, de son genre, de son origine, de son tirage…
Chaque semaine, ce travail de base est complété par les listings détaillés de différents libraires (notamment ceux des réseaux Canal BD et Album) et recoupé avec les recensements d’Electre, la base bibliographique de référence pour les professionnels du livre. Ce travail laborieux de recensement est encore recoupé avec différentes informations provenant de recherches personnelles ou de mes divers correspondants. Enfin, la visite régulière de librairies, au moins une fois par semaine, permet d’avoir les livres en main et de pouvoir les inscrire dans le genre ou le style de bande dessinée auquel ils paraissent appartenir prioritairement, avec un risque limité d’erreurs. Ce n’est qu’une fois cette immense base de données lissée (il faut, entre autres, enlever les titres annoncés par les éditeurs, mais qui, pour des raisons diverses, ont été reportés ou tout simplement annulés) que commence le travail d’écriture et de structuration des résultats.
Avec, on le voit, des collaborations?
Oui, afin de pouvoir situer ces chiffres dans un contexte économique fiable, nous faisons appel à Livres Hebdo pour accéder aux données que cette revue professionnelle commande à Electre, I+C et GfK (depuis 2015, avant c’était Ipsos). Les renseignements manquants et réponses aux questionnements de dernière minute sont fournis par les éditeurs eux-mêmes, notamment tout ce qui concerne les tirages (là encore, cela va de la plus petite structure à la plus imposante, sans aucun a priori).
D’après votre rapport paru en 2014, on se rend compte que les mangas occupent la seconde place, en terme de publication BD, sur le marché français, qu’en pensez-vous?
J’en pense que ceci est tout à fait normal, vu l’explosion de la culture japonaise et du marché des mangas depuis dix ans, même si l’économie de ce dernier a tendance à se tasser depuis quelque temps. D’ailleurs, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt, car, en fait, seule une dizaine de titres seRépartitions ventes BD vendent particulièrement bien dans les mangas traduits sur le territoire francophone européen…
Toujours d’après ce rapport, sur plus de 5 000 albums BD publiés, on compte près de 3 900 nouveautés, peut-on parler alors de surproduction BD ? Ou d’un monde de la BD en constant renouvellement éditorial ?
Il y a toujours surproduction par rapport à quelque chose d’autre ou à un contexte donné. Quand on parlait de 500 albums de BD publiés par an dans les années 1980 ou 1990, on parlait déjà de surproduction ! Donc, oui, je préfère parler de constant renouvellement éditorial, même si beaucoup de BD n’auraient pas mérité d’être publiées : mais, là, c’est un autre débat !
Trois grands groupes d’édition occupent actuellement 36 % de part de marché du monde de la BD, une bonne chose cette domination éditoriale ?
Publications groupes BD depuis 2000Tant que l’on ne se retrouve pas dans une position de monopole, ce qui n’est pas le cas pour le moment, je ne n’ai rien contre le fait que le marché soit dominé par des acteurs qui connaissent bien les rouages de l’économie et les différentes facettes du métier d’éditeur. Après, il faut être vigilant ! Par ailleurs, chacun est libre de voir midi à sa porte et de préférer publier son ouvrage chez un éditeur qui n’appartient pas à ses groupes, pour telle ou telle raison qui est, sans doute, tout à fait valable.
Avec vos rapports annuels, on se rend aussi compte de l’émergence, année après année, du groupe Delcourt dans tous les secteurs BD (comics, mangas, BD franco-belge…), une bonne stratégie éditoriale?
Les éditeurs du groupe Delcourt ont choisi, ces dernières années, un développement quantitatif de leurs productions dans tous les domaines du 9e art et il semble que, financièrement, cette politique a porté ses fruits en ce qui les concerne. Mais, là encore, ils se sont peut-être rendu compte qu’ils ont été un peu trop loin en besogne et il semble que, depuis le début de l’année, ils aient mis la pédale douce sur cette expansion : tout avantage doit avoir ses revers…
Pour une grande maison d’édition, point de salut sans son propre diffuseur (exemple de Delsol/Delcourt ou Glénat Diffusion/Glénat), n’est-ce pas? 
Je le répète chaque année dans mes rapports : les maîtres du jeu de l’économie BD sur le territoire francophone européen, ce sont les diffuseurs/distributeurs. Et quand les diffuseurs/distributeurs sont des filiales de grands groupes d’éditions, ces derniers ont tout bon et tirent évidemment leurs épines du jeu (si on peut appeler ça un jeu…).
Les classiques BD, du fait de leurs chiffres de vente, sont-elles les vraies « locomotives » de l’édition BD ?
Ce ne sont pas les classiques, mais les « marques » qui sont les vraies « locomotives » de l’édition BD, car « Astérix », « Blake et Mortimer », « XIII », etc. sont devenues des marques : des personnages connus des lecteurs lambda et qui rassurent par le fait qu’ils soient déjà bien connus.Gilles Ratier Un peu comme pour les comics où l’on ressort infiniment les « Spider-Man », « X-Men », « Avengers » ou « Batman » et « Superman » avec de nouvelles sauces pour accompagner le plat principal que l’on connaît pourtant parfaitement, mais dont on ne se lasse pas…
Les éditeurs BD alternatifs sont-ils voués à disparaître ? 
Pourquoi voulez-vous qu’ils disparaissent ? Il y aura toujours des gens passionnés qui auront envie de faire des choses différentes ! Et comme les techniques modernes, soit d’impression, soit de numérisation, leur permettent de les faire à bas prix : ils ne peuvent, au contraire, que proliférer. Ce qui n’était pas le cas dans les années soixante-dix/quatre-vingts où il fallait quand même avoir un peu d’argent pour pouvoir se permettre d’éditer une BD, même brochée, en noir et blanc et de seulement quelques pages. Les coûts ont beaucoup diminué sur ce plan-là !

Vous avez consacré des monographies à Jean-Michel Charlier ou à Bob de Moor, parlez-nous de ces géants de la BD.

  
Oulah lah ! Il me faudrait des heures pour en parler… L’un était certainement le plus fabuleux scénariste de BD d’aventures et raconteur d’histoires que le 9e art ait connu, et l’autre était un dessinateur très prolifique et extrêmement doué — capable de tout dessiner dans des styles différents — qui resta malheureusement trop longtemps dans l’ombre d’Hergé, au point de rester prisonnier de son trait… Mais il vaut mieux que vous lisiez mes ouvrages : « Jean-Michel Charlier vous raconte… » au Castor astral ou les deux fascicules consacrés à « Barelli » et à « Monsieur Tric » que j’ai commis pour BD Must lors de l’édition de l’intégrale de ces 2 séries de Bob De Moor.

Vos derniers coups de cœur en BD ? Personnages, séries, auteurs…
Si je me cantonne aux 6 premiers mois de l’année 2015, je citerais, sans ordre de préférence :
Le Sculpteur de Scott McCloud Rue de Sèvres;
Kersten, médecin d’Himmler T1 : Pacte avec le mal de Fabien Bedouel et Pat Perna, Glénat;
Un amour exemplaire de Florence Cestac et Daniel Pennac, Dargaud;
Undertaker T1 : Le Mangeur d’or de Ralph Meyer et Xavier Dorison, Dargaud;
Les 3 Fruits d’Oriol et Zidrou, Dargaud Benelux;
La suite de Skolem - Tome 1 - Marek - KierzkowskiLa Suite de Skolem T1 : Apparitions par Marek et Jean-François Kierzkowski;
… Et si vous voulez en savoir plus, regardez mes chroniques hebdomadaires « La BD de la semaine » sur Bdzoom.com
Face à la précarité généralisée des auteurs BD, que pensez-vous de la réalité des États généraux de la BD en 2015 ?
Il faut bien faire quelque chose pour sensibiliser la population et faire bouger un peu les lignes… Mais il faut surtout se rendre compte que la BD ne brasse que très peu d’argent par rapport à d’autres industries culturelles (comme le cinéma, les jeux vidéo ou même la musique) : il ne peut donc y avoir de miracles. Il y aura toujours très peu d’élus et beaucoup de désabusés…

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