
Vous connaissez chaque seconde du Grand Bleu? Éh bien voilà Le Grand Rouge (rien à voir avec Géant vert), une oeuvre qui vous surprend à chaque seconde. Kézako? Une parodie du film culte de Besson? Pas du tout! Wouzit nous emmène toujours près de la mer mais aussi sur terre, sur une île mystérieuse et dans les bois sans foi et les villes sans loi, entre pirates, western et Fantasy. C’est une BD que vous ne reconnaîtrez peut-être pas tout à fait par rapport à votre première lecture, si vous l’avez lu il y a une dizaine d’années. En effet, pour atteindre la quintessence (et même en comprendre lui-même tous les sens), l’auteur a laissé à ce récit plusieurs chances, et Dupuis lui en a offert une seconde. Le Grand Rouge, à la confluence des genres, est une histoire évolutive. Plus que remasterisée, revue et corrigée, restoryboardée et redessinée. Avec des personnages qui ont changé de forme, d’anthropomorphes à humains. Bienvenue dans le labo de Wouzit, en totale connexion avec l’enfance tout en faisant preuve de maturité, via une grande interview.
Bonjour Wouzit…
… oh tu peux m’appeler Pierre (Tissot). Honnêtement, je ne suis pas sûr de me rappeler l’origine de ce pseudonyme que j’ai finalement gardé. Il doit dater de l’époque où je dessinais sur les tables. Je devais avoir 13-14 ans, et je signais Woozit, comme « who’s it ». « Qui est-ce? » Pas ouf, hein. Mais comme je m’appelle Pierre Tissot, je me souviens encore de mon père qui, quand j’étais petit, aimait à dire pour se présenter « Tissot, comme les montres ». C’est pour ça que j’ai choisi un pseudo. Puis, j’aime mettre un peu de distance entre ce que j’écris et ma vie privée. Même si personne ne m’appelle Woozit!
C’est ainsi que vous apparaissez dans le catalogue Dupuis avec Le grand Rouge. En réalité, c’est la deuxième fois que cette histoire paraît et sa troisième version.
C’est vrai, c’est la seconde version publiée. Il y en a eu une intermédiaire mais je ne suis pas arrivé au bout. Ici, j’ai tout restoryboardé et tout redessiné, ça fait 30 pages en plus.

Comment y êtes-vous revenu?
Assez simplement. Je storyboardais un autre projet, de 300 pages. Par récréation dans ce gros boulot, je me suis mis à reprendre Le grand Rouge. Pour mesurer mon évolution graphique. J’ai publié ces nouvelles planches sur Instagram et Camille Grenier de chez Dupuis les a repérées. Si l’album était paru une première fois, chez Manolosanctis, j’avais eu la malchance que cette maison d’édition fasse vite faillite. Et j’étais attaché à cette histoire. Ce fut assez jubilatoire de reprendre tout ça, de modifier ce qui n’allait pas.






Faire preuve d’une certaine humilité, là où certains dessinateurs avancent et ne se retournent jamais sur ce qu’ils ont pu faire.
L’humilité, je connais assez bien ça. Comme tout auteur, ce n’est pas facile de trouver sa place, sa légitimité. J’ai identifié tout ce qui n’allait pas, j’ai jaugé mon évolution. D’autant plus que j’ai appris ce métier en autodidacte sans évaluation scolaire.
Justement quelle fut votre éducation à la bande dessinée?
Enfant, je lisais beaucoup de bande dessinée et peu de romans. Mes parents trouvaient que c’était déjà de la lecture alors ils me laissaient faire. En 4e, je dessinais et reproduisais les Spirou. C’est à cette époque que mon professeur d’art plastique a eu l’idée de nous inscrire au concours scolaire d’Angoulême. Nous y sommes allés et j’ai compris que c’était un métier accessible. Mes parents qui étaient très extérieurs à tout ça étaient opposés à l’idée que j’aille dans une école d’art. Alors, je suis passé par le fanzinat, l’autoédition, les blogs…


Et le Grand Rouge, alors, comment est venue cette idée qui vous suit et vous traverse?
Comme mon pseudo! Alors, je faisais mes études d’Histoire à la faculté de Pau. Les associations étudiantes participaient à un concours régional (le CROUS) qui réunissait toutes les formes d’expressions (BD, nouvelles, court-métrage…) sur le thème « rouge », cette année-là. À l’époque, je ne me lançais pas dans le storyboard et j’ai développé mon histoire. Les participants dans la catégorie BD devaient soumettre maximum six planches. Mais je suis allé au-delà. Après six planches, le mec était toujours sur son île et n’était toujours pas arrivé au Grand Rouge. Je n’ai donc jamais participé au concours mais l’histoire est née de cette volonté. J’ai fait septante planches de cette première version.



Quel est le processus de création de cette histoire?
Il y a toujours une base écrite, le déroulement sans que ce ne soit un découpage. En fait, je fais comme je faisais de la BD avant, je me lance, je vois comment ça se structure. Il me faut environ une heure par case. Si, mettons, la case 3 ne fonctionne toujours pas, je la déchire et je recommence. Je réfléchis mais je me lâche. La deuxième version, elle, diffère de la base. Dans le cas du Grand Rouge, j’ai tout pensé en chapitres qui se concluent tous par une grande image. À ce moment, le procédé relève plus de la réflexion que du dessin pur.
Dans cet album, deux chronologies qui jouent leur partition en alternance. Et à chaque fin de chapitre, un suspense, une attente. Il va falloir patienter.
C’était voulu dans l’écriture et le storyboard. Mais il y a une part de magie et plein de choses que je n’avais pas intellectualisées dans le premier album. Je n’avais pas tenu compte de l’attente du lecteur. De même, toujours de l’ordre de l’inconscient, chaque chapitre se répond. Quand le personnage est condamné à mort, il meurt sur l’île; quand il rencontre le Grand Rouge, il rencontre le pirate. Ce sont des parallèles que je n’ai pas voulus, qui m’ont échappé. Mais peut-être devrais-je dire que, bien sûr, tout était pensé dans ce sens? (rire)



En tout cas, ça fonctionne d’enfer. Puis, au sein de ces chapitres, notamment quand on découvre l’île, j’ai eu l’impression d’une vraie découverte d’une ville inconnue, saisissante et surprenante à chaque planche, avec un supplément d’âme et d’improvisation?
Je suis ravi du compliment. Souvent, en face d’un dessin, on veut que ce soit bien propre, léché. Ici, j’ai voulu rester dans l’univers du fantasme et je pense que mon côté gauche a aussi pu rendre vivant la chose. Naturellement, c’est un principe de la bande dessinée, de mettre du suspense en fin de planche ou du chapitre. Pour donner l’envie de la lecture, jusqu’à une résolution qu’on espère forte. On réussit… ou pas.
Cette île mystérieuse, insolite, pleine de surprises et de créatures, comment l’avez-vous créée?
Je pense que c’est l’influence des Mondes d’Aldébaran de Léo, une série BD que j’ai beaucoup aimé. J’ai voulu être très créatif pour inventer la faune, la flore. Au final, je me suis peut-être rapproché de Frédérik Peeters, son Aâma, que je ne connaissais pas à l’époque. J’ai fait des formes étranges. Je suis plus à l’aise dans ce genre de dessin qui ne demande pas de documentation, dans lequel je peux laisser libre cours à mon imagination. C’est aussi pour ça que je me suis réapproprié ce projet.

Pour mon nouveau projet, je consultais des bouquins de classification des espèces. J’ai repris Le Grand Rouge pour lâcher prise par le dessin. C’était très créatif. Encore aujourd’hui, maintenant que j’ai tout redessiné pour Dupuis, j’estime être plus créatif sur l’île que dans les décors où il y a des règles.
Même le Grand Rouge, d’une page à l’autre, n’a pas toujours les mêmes proportions. J’ai eu cette discussion avec mon éditrice: devais-je tout calibrer? La réponse était que tout relevait de l’imaginaire et « qu’on s’en fichait ». Ça appelle à l’enfance, à la naïveté folle. Comme je travaille en traditionnel, il y a peut-être une fois où j’ai dû recouper-coller une case mais, en règle générale, je recommence toute ma planche s’il y a un raté. La partie sur l’île n’a jamais posé problème. Ça coulait de source.
Et ce Grand Rouge, alors? C’est un être bizarre, qu’on ne cerne pas facilement, on voit sa forme extérieure tout en voyant ses organes comme si sa peau était une membrane invisible.
C’est un peu un Barbapapa, il a une forme sans en avoir. Et ses organes apparents vont permettre de justifier quelque chose. Un personnage dont on voit les organes, c’est inhabituel, je le vois comme une entité, une divinité ou même un dieu. Je voulais qu’il soit concret, pas ésotérique, c’est la personnification de la nature dans un récit d’ordre mythologique, un conte. C’est aussi enfantin, car on peut retrouver en bibliothèque cette légende du Grand Rouge. À un moment, on voit même William lire ce livre. C’est une référence directe à l’enfance.


En tout cas, dans Le Grand Rouge, on passe à travers tous les genres : western, pirates, survival, médiéval, fantasy…
Ah oui, j’ai tout mis, c’est un mélange des genres. Ma première version du Grand Rouge était ma toute première BD, alors j’y ai mis plein d’influences. Mon père étant fan de western, j’en ai vu beaucoup. Puis, comment ne pas penser aux pirates de L’île au trésor, au Comte de Montre-Christo, des choses que j’ai vu passer enfant. Puis, il y a peut-être un peu de Candide, dans le fatalisme face au bien et au mal. C’est étonnant, une telle référence pour quelqu’un qui n’était que peu assidu à l’école.


À un moment, vos personnages, arnaqueurs sur les bords, sont traqués par un noble et ses sbires. Un de vos héros tente d’avertir l’autre. On a l’impression qu’il va arriver trop tard. Mais, surprise, quand les soldats entrent dans la chambre, il n’y a plus personne. Au sein d’un même chapitre, un mélange de chronologie, là aussi.
J’aime les récits déstructurés, pas linéaires. C’est un procédé qu’on voit parfois au cinéma, le film Memento de Christopher Nolan m’a fort marqué. Mais je sais que l’ellipse peut perdre les gens. Pourtant, j’ai tendance à faire des gros cuts. J’aime bien mais tout le monde n’est pas fan.
Parlons un peu de votre héros, Ivan, doit-on l’aimer ou le détester?
C’est sûr, ce n’est pas un héros en puissance. Je suis un enfant des années 80-90, qui ont généré de nombreux héros. Dont Clint Eastwood, le bon par excellence. Je ne suis pas d’accord avec cette vision du monde, je pense que certains sont aimés par les uns et détestés par les autres et n’ont de toute façon pas que des côtés honorables. On en apprécie certains et on est révulsé face à d’autres.
Ivan réalise en même temps qu’il le découvre qu’il n’a pas grand-chose à reprocher au Grand Rouge. Lui n’est pas tout blanc ni tout noir et s’il fait des choses atroces, c’est dans le but, sous-entendu, de récupérer son ami. Je n’ai pas vraiment d’avis sur le fait qu’il faut apprécier ou non.

Mais William, justement, que devient-il?
À l’origine, je voulais une fin ouverte pour pouvoir imaginer, sait-on jamais, une suite. En fait, je l’ai laissé partir aux galères. Finalement, la fin que j’ai choisie est celle du déséquilibre de la nature, qui se met sur la défensive. La fin est une opportunité pour illustrer une problématique. Et, dans les faits, on ne sait pas si William est toujours en vie.
J’ai aussi imaginé une version où l’histoire se terminait avec Ivan qui traquait le seigneur responsable de leur mésaventure.
Alors que va-t-il se passer dans le désordre? Honnêtement, dans les années 2010, j’ai commencé une suite, qui n’était pas aboutie. Je ne sais pas s’il y aura une suite finalement, ce que je pourrais faire de la situation dans laquelle je laisse les personnages. Je n’ai pas encore trouvé d’évidence, un univers, des enjeux intéressants. Mais c’est aussi bien que le récit se termine là et qu’il reste l’incertitude. Enfin, tout dépendra de mon envie, de celle du public et de celle du public.

La suite, alors?
Un projet de 300 planches sur lequel j’ai pris beaucoup de retard, deux ans et demi, pour redessiner Le Grand Rouge notamment. Je m’intéresse à la conquête du Mexique, cette confrontation entre Cortès et les Aztèques, pour Sarbacane. Le titre provisoire? Le Mexiques. La conquête a duré deux ans, mon récit commence dix ans avant. L’idée, c’est que chaque chapitre suit un acteur de cette conquête, parmi les Espagnols comme les autochtones, pour amener plusieurs visions de cette conquête, pas qu’en bien ou en mal. Parce que cette période de l’Histoire, aucun scénariste n’oserait l’écrire, c’est absurde, les évènements s’enchaînent par hasard. Bon, je ne vous cache pas que c’est galère à écrire et colossal, j’ai lu beaucoup de bouquins d’histoire pour cerner le sujet. Tout est storyboardé.
Là aussi, j’en suis à la troisième version. La première date de 2015 pour une demande de bourse du CNL (Centre national du livre) que j’avais obtenue. J’avais dû faire une vingtaine de planches. La version 2 a été réalisé pour un dossier éditeur envoyé à Bayou, Delcourt et Trondheim. Ce dossier est arrivé entre les mains de Wraoum qui m’a signé l’album. Puis Wraoum a fermé, et Wandrille est devenu éditeur chez Steinkis (Jungle). En 2019, Wandrille a quitté Steinkis et Sarbacane à « récupéré » le projet. Je devais tourner autour des 40 planches. Enfin, la version 3, c’est la version éditée, je l’espère prochainement, réalisé depuis fin 2020 à aujourd’hui, chez Sarbacane.
Après, j’ai écrit d’autres projets, je ne me refuse rien.
Ah oui, il y a aussi ces albums documentaires pour les enfants chez Casterman. Après avoir illustré Agir pour la planète, j’enchaîne avec un album sur l’espace. Je ne suis pas à l’origine de ces livres mais ça me plaît d’y participer. En plus, comme j’habite Toulouse, j’ai pu collaborer avec la Cité de l’Espace.

Dans Agir pour la planète, vous traitiez d’écologie. C’est aussi le cas du Grand rouge.
Quand j’ai écrit la première version de l’album, j’avais conscience de la nature mais pas de la dimension écologie. C’est en cours de version 2 que j’ai eu plus conscience du discours. Comment l’ignorer avec ce qu’il se passe aujourd’hui, ces ressources qui ont amélioré notre quotidien mais dont l’exploitation nous conduit droit dans le mur. Ivan a conscience de l’équilibre et des dommages qu’il peut engendrer pour tout le monde s’il le fait vaciller. Au final, il y a un choix à faire.
Je ne suis pas un militant pur et dur mais je suis sensible à cette thématique et concerné comme tout le monde.
Sur vos réseaux, vous aimez aussi vous lancer des défis fous. Comme compiler 179 dessins animés en une illustration ou revisiter l’entièreté des oeuvres présentes au Louvre.
J’aime entamer des trucs que je ne finirai peut-être jamais. Typiquement, Le Grand Rouge devait faire 150 pages dans sa première version chez Manolosanctis, mais c’était trop cher. J’ai donc fait 122 plancges. Trondheim, lui, arrivait, à faire des albums de 300 pages. Je voulais y arriver.
Sinon, j’ai un autre compte Instagram sur lequel je publie un dessin à propos de chaque film que je vois. Bon, je ne suis pas toujours, j’en vois énormément.
S’il n’y avait cette contrainte économique que nous connaissons tous, je ne ferais pas que de la BD. J’ai deux mannequins à la maison. Mon but est de les recouvrir entièrement de bandes dessinées. J’ai aussi un rouleau de 15m/2 que je dois remplir. Je suis un peu fou. J’entreprends beaucoup mais je termine peu. Mais il y a cette volonté d’explorer.
En conclusion, vive les secondes vies!
Absolument.
Merci Wouzit.













