
Qu’est-ce que l’art? Vaste débat que celui-là, qui revient à intervalle régulier. Notamment quand, ces derniers temps, se pose la question de ce qui est essentiel et, pour la rime morose, de l’intelligence « art »ificielle. Comment séparer le bon grain de l’ivraie, le vrai supplément d’âme et d’art du faux? D’autant plus que l’art, et c’est sa raison d’être, est en perpétuel mouvement, formation et déformation. Alors quand la justice s’en mêle, saisie par les douaniers, il y a de quoi y perdre son latin. Quand la réalité dépasse la fiction: Brancusi contre États-Unis.
Résumé de l’éditeur : 1927, un procès ubuesque se tient à New York. Avocats, témoins, experts et artistes débattent pour savoir si le travail de Constantin Brancusi doit être considéré comme de l’art. En écho, à Paris, le sculpteur et ses contemporains doutent. Le travail de Brancusi est-il à la hauteur face au génie de l’artisanat et de l’industrie ? Le nouveau continent a-t-il les épaules pour jouer le rôle central dans l’art moderne que l’histoire lui impose désormais ?


«It looks like a bird but it’s not a bird», a dit le poète François L’Embrouille. Ceci n’est pas une pipe, conceptualisait Magritte. Mais s’il y a moyen d’en tirer profit, permettez-leur que le doute les habite (alors que Brancusi est capable de s’extasier devant les formes parfaites d’une bite d’amarrage), les douaniers. Les faits relatés ici par Arnaud Nebbache ont en effet tout d’un canular : un procès épique sur la nature de l’oiseau de Brancusi (art abstrait ou commercial?) aux lèvres duquel le monde de l’art était pendu.


Tout se passait pourtant bien pour cet artiste, d’origine roumaine, ayant réussi à se faire sa place à Paris, qu’est Constantin Brâncuși. Ancien élève de Rodin, et était en constante recherche, il était parvenu à exposer ses oeuvres – n’ayant parfois que peu de rapport avec leur dénomination mais c’est ce qui permet les multiples interprétations – à l’international. Alors, imaginez le tremblement de terre, d’être, pour cet homme, quand au détour d’une exposition plébiscitée par le tout New York (en plus!), une de ses sculptures fut jugée comme une simple marchandise, produite en série, industrielle, et devant donc s’acquitter d’une lourde taxe (40% de sa valeur) pour espérer entrer sur le territoire. Ça change tout, financièrement c’est vrai, mais aussi dans la crise existentielle.




C’est ainsi que la machine judiciaire se met en branle de part et d’autre de l’Atlantique, Tantan (le surnom affectueux donné par sa compagne Tonton, dans une romance pleine de couleurs) étant resté au pays. Et c’est donc Marcel Duchamp qui rend compte de ce procès-farce qui fait appel à des hommes de métier, pas des artistes, pour juger la sculpture surréaliste de Constantin Brancusi. C’est grotesque et pourtant l’issue est incertaine.


Outre le fond, tellement important, porteur au-delà des gros rapporteurs, dans ce procès de l’art jugé incriminé par des cochons, Arnaud Nebbache réussit une forme très délicate, très enivrante et légère. L’auteur se sert des différents espaces et temporalités, des avant- et arrière-plans, des décors et des protagonistes, pour jouer avec son dessin, faire apparaître des fantômes, des silhouettes, au loin, ou rendre les héros plus consistants par rapport à leur univers, aller d’une couleur aux autres (lorgnant vers la sérigraphie) et s’adonner à du vrai dessin de procès. Tout ça en fait un album inépuisable, sincère et engagé. Une passionnante définition par l’absurde.
À lire chez Dargaud.