
Cet album a failli s’appeler Charbon mais il fut coiffé au poteau par la série jeunesse écolo-orwellienne de Michel Colline. Alors, Sergio Salma l’a intitulé Pays noir. Un mal pour un bien, sans doute, puisque ce nom amène peut-être encore plus un univers dans la tête du lecteur, plantant le décor pour ne pas relâcher son étreinte, fait de chaud mais aussi de froid mortel, et nous raconter l’histoire du Bois du Cazier, iconique et dramatique. Avec, en prime, un petit making-of par l’auteur sur son Facebook.
Résumé de l’éditeur : Le Bois du Cazier est un personnage qui a traversé deux siècles. Si le point culminant est la tragédie d’août 56, cette mine a une histoire parallèle, celle de la révolution industrielle au milieu du XIXe s., des revendications sociales, des changements de société, de la culture européenne naissante, de l’immigration. Symbole ultime de cette course économique, de la richesse des uns, de l’extrême pauvreté des autres, du développement de la nation belge. Et puis son déclin.


Dans sa simplicité et son énigmatisme pour qui ne connaît pas les lieux, la couverture est explicite et punchy (les ombres d’un plan de coupe sur un charbonnage et une main qui tient un bon gros caillou d’un noir intense, profond, maudit), nous obligeant à nous salir les mains pour apprendre une mine d’informations.
Le Bois du Cazier, au-delà de l’histoire qui lui est propre et triste, est au carrefour de bien des thématiques. C’est une histoire carolo mais aussi européenne, avec des mineurs venus d’Italie, en masse, mais aussi d’ailleurs, pour sortir des tonnes de charbon des profondeurs terrestres. Et faire fonctionner bien des domaines. Plaque tournante économique, industrielle, sociale, culturelle, générationnelle, sans passerelle, sinon des coups de gueule, entre les aisés et les pauvres qui portent le poids d’un monde sur leurs épaules et casques mais vivotent toujours à l’air libre. Le Bois du Cazier est le réceptacle de la vie et de la mort, du monde tel qu’il est et tel qu’il ne changera pas de sitôt même si quelques ajustements cosmétiques sont gagnés au forceps par ces damnés de la terre. Pas de quoi nettoyer la crasse et le danger. La preuve, le 8 août 1956, à 8h10, tout explose alors que 275 hommes ont pris l’ascenseur… pour l’échafaud, ils l’ignoraient, à la suite d’une réaction en chaîne.

Voilà comment le tragique accident est expliqué sur le site internet du musée-mémorial:
« Le 8 août 1956 s’apprêtait à être un jour comme les autres… Ce matin-là, 275 hommes étaient descendus dans les profondeurs du sous-sol qu’ils connaissaient si bien pour rejoindre leur poste de travail. C’est à 8h10 du matin que le drame se produit lors d’une tragique méprise : suite à un malentendu avec la surface, un ouvrier, à moins 975 mètres, encage à un moment inopportun un chariot qui devait expulser de l’autre côté un wagonnet vide. Comble de malchance : celui-ci ne sort pas complètement, bloqué par un arrêtoir défectueux.
Lors du démarrage de la cage, l’un des deux wagonnets qui dépassent accroche une poutrelle. Transformée en véritable bélier, celle-ci endommage gravement une canalisation d’huile, détériore deux câbles électriques à haute tension et provoque la rupture d’une conduite d’air comprimé. La formation d’arcs électriques met le feu à l’huile pulvérisée. Cet incendie, activé par l’air comprimé et par l’action du ventilateur de surface, est alimenté par les coffrages, solives et guidonnages voisins, tout en bois. Le feu gagne rapidement la mine. Ce qui était un simple incident d’encagement vient de dégénérer en véritable catastrophe. »
Fondé en 1822 sur une surface de plus en plus vaste (jusqu’à atteindre 8 750 000 m2), le site fermera définitivement le 9 décembre 1967, alors qu’après le drame, l’activité avait tenté de reprendre. Il fallut aussi batailler pour en faire un espace de souvenir.
Naturellement, le haut lieu devenu bas lieu en a vu défiler des hommes, des anonymes mais aussi leurs défenseurs sortis de l’ombre pour porter des combats et faire évoluer conditions de vie et d’emploi, des conflits aussi localisés ou internationaux. Qui prendre dès lors pour raconter l’histoire? Le Bois-du-Cazier, évidemment! C’est la voix des âges, minérale mais aussi vivante, rescapée, précise, engagée du côté de ceux qui ont vécu dans ses galeries, que Sergio Salma (en collaboration fusionnelle avec Amélia Navarro, aux couleurs), enfant d’ici – fasciné par ce village, cette fourmilière dans la ville -, a adoptée pour tout raconter, au plus proche de la réalité, d’une aventure humaine à deux vitesses qui tourna au carnage, et désormais au souvenir.
Souvenir auquel cette oeuvre participe amplement avec une apparente simplicité mais une audace qui fait mouche. Passionnant et équilibré dans une belle harmonie des cases (encore plus quand elles sont mises en puzzle pour une vision d’ensemble et pièce par pièce, simultanément), voilà un album invitant autant à la contemplation qu’à la précipitation quand tout ce petit monde est pressé à la rentabilité. De quoi saluer et comprendre mieux le travail acharné de ces hommes d’hier (on ne parle pas d’une période lointaine, c’est fou comme le monde a évolué) qui perdaient plus qu’ils gagnaient dans l’aventure.
A lire chez Kennes.