Bellem, Mélusine, le cheval Bayard et l’homme des bois en choeur chez Servais: « Important de rassurer le public pour mieux basculer »

© Servais chez Dupuis

Un amour impossible dans un monde de magie qui va de pair avec la nature touffue et extasiante, procurant lumière et ombre pour se cacher. Au pied du château de Reinhardstein, tout se peut, même déjouer les pactes avec un diable et convoquer les personnages légendaires de nos contrées que Jean-Claude Servais n’avait pas encore réussi à caser dans ses albums. Mélusine, le cheval Bayard, l’homme des bois et Bellem, un sorcier moins connu mais tout aussi intéressant. Entre les époques, Jean-Claude Servais nous met à nouveau au vert. Et quel plaisir. Interview.

Bonjour Jean-Claude. Avec Bellem, pas question de partir au Portugal ou au Brésil mais bien à la découverte d’un château de chez nous et de ses alentours. Le château de Reinhardstein.

Oui, à 800m du barrage de Robertville (Ovifat), dans un endroit qui rappelle la petite Suisse luxembourgeoise. Dans cette vallée encaissée, un petit monticule sur lequel trône ce chateau. Avant de s’en approcher, on ne le voit pas. Il faut garer les voitures dans un champ et descendre 600, 700 mètres dans un tunnel végétal, près d’un ruisseau qui a donné la plus haute cascade de Belgique. On avance, on ne voit toujours pas le château. Puis, paf, c’est la couverture de mon album.

Cette couverture était une évidence. Le château devait y trouver sa place. Et quoi de mieux que la première vision qu’on en a. Avec les deux personnages qui s’enfuient ensemble. J’ai réalisé une autre ouverture pour l’édition de luxe, on y voit le même duo s’enlacer devant le château, de nuit.

Mais comment êtes-vous arrivé là?

Je voulais traiter tous les personnages que je n’avais jamais traités: l’homme sauvage, Mélusine, la légende des quatre fils Aymon… mais une histoire de châteaux au temps de Charlemagne, ce n’était pas pour moi. Pourtant, force était de constater que ces grands personnages moyenâgeux gravitaient autour de la forêt. Tout ça m’a donné envie de revenir aux contes et légendes. J’en avais tous les ingrédients. Restait à imaginer l’histoire pour les y mettre et le décor. Il se trouvait que Jean-Luc Duvivier de Fortemps, avec qui j’avais notamment conçu le livre Le temps du brame, était l’administrateur de ce château, situé à deux heures d’où je vis. Alors que je passais un week-end dans la région de Montjoie (Monschau), je m’y suis donc rendu et l’ai visité. Et tout s’est embobiné. J’ai commencé à broder mon histoire, petit bout par petit bout. C’était assez disparate.

© Servais chez Dupuis
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Puis, je suis tombé sur Bellem, un sorcier de la région d’Aywaille, j’ai tout mélangé. Quand j’ai eu une idée précise de ce que je voulais faire, j’ai visité à nouveau le château, en dehors des heures de visite, et j’ai pris des photos pour documentation. La magie opérait depuis cette construction qui n’est pas authentique, pas reprise au patrimoine remarquable. S’il fut érigé en 1354, il fut laissé un temps à l’abandon. Les nobles construisaient des châteaux, les gens en récupéraient ensuite les pierres. C’est en 1965 qu’un enseignant a reconstruit la ruine pour y vivre, sans besoin de meurtrières par exemple.

Bref, du Moyen-Âge au XVIIIe siècle de Bellem, avec ce château bâtard comme lien, mon histoire pouvait fonctionner.

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Une histoire d’amour où se mêlent les légendes, donc.

Bellem, c’est l’histoire d’un amour impossible sur base d’une réalité légendaire. J’y ai mis de Mélusine, la fée qui accepta de se marier à condition que son mari lui rende sa liberté tous les samedis, sans poser de question. En réalité, Mélusine est un conte commandé par la famille Lusignan, qui avait son territoire entre Limoges et Bordeaux qui voulait un conte de fée qu’elle ornerait de son blason. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment Mélusine a fait son chemin, s’est affranchie de son histoire originelle pour devenir un personnage emblématique de la forêt ardennaise. Jusqu’il y a un mois (ndlr. l’interview a eu lieu le 25 octobre dernier), j’ignorais qu’on en trouvait des traces aussi loin. Mais si les conteurs inventent, transforment, je pouvais le faire aussi et tout me permettre. Le but était simple: emmener le lecteur dans un monde parallèle, un lieu agréable. J’ai relu l’album vendredi avant d’aller au château pour présenter l’album en avant-première. Est-ce qu’on comprendrait bien mon histoire?

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Un lieu agréable. Oui, mais, le diable rôde!

Mais c’est un peu un benêt! Et finalement, c’est l’amour qui triomphe.

Non sans un pacte.

Parce que notre héros aspire à autre chose. Il n’est pas pour les uniformes, il aime la liberté. Ça fait partie de moi et je crois que mes personnages s’en ressentent, même ceux qui sont plus coincés que les autres. Puis, il y a cet hymne à la beauté de la nature.

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Encore plus quand elle est menacée. Dans votre précédent diptyque, vous aviez changé votre histoire en cours de route pour qu’elle coïncide avec ce que vous viviez au même moment. Soit la potentielle arrivée d’éoliennes dans votre milieu naturel. Un combat que vous avez gagné?

J’ai fait bouger les médias, moins par la BD (qui laissera une trace de ce moment) que par mes contacts et notre mobilisation. Toujours est-il que la société n’a jamais déposé son permis. C’est aussi grâce à la pipistrelle, la plus petite chauve-souris d’Europe, qui nichait sur le territoire convoité et est une espèce protégée. Avec Le loup m’a dit, je voulais parler du réchauffement climatique, de la réalité des choses, de ce que j’en pensais. Puis, entre deux tomes, c’est histoire d’éoliennes qui auraient encerclé mon lieu de création s’est invitée.

S’il y a un lien entre toutes mes BD, je n’ai pas fait deux fois la même chose.

Le loup m’a dit 2 © Servais chez Dupuis

La magie est rarement loin.

Je suis né en Gaume et si mon père nous a entraînés à Liège pour le travail, je revenais chez ma grand-mère pour les vacances, je me nourrissais d’ouvrages, de cartes postales… Ça marque. Je pensais avoir fait le tour de tout ça. C’était avant de me rendre compte qu’il restait des personnages que je n’avais pas investis. J’ai donc réalisé ce cocktail qui n’a pas réussi du premier coup. Ce n’était pas évident d’écrire une histoire avec si peu de base.

Mais, je crois qu’il ne faut pas trop partir dans l’invention. Il faut inventer mais en restant sur un imaginaire basé sur le réel, que la magie peut renforcer par la suite. Avec Julos Beaucarne, nous avions réalisé L’appel de Madame la Baronne, un album dans lequel nous partions d’emblée dans l’imaginaire. Le public n’a pas pris car il n’y trouvait pas d’attache. C’est important de rassurer le public pour mieux basculer au moment où il ne s’y attend pas.

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La magie opère toujours aussi entre votre dessin et les couleurs de Guy Raives.

En réalité, c’est aussi un Servais mais nous n’avons pas de lien familial. Quand j’ai commencé la BD en couleurs, j’ai collaboré avec Émile Jadoul pour les couleurs de Lova et de La hache et le fusil. Puis, Guy Raives ne m’a plus quitté. Comme moi, il avait commencé chez Casterman.

Il y a même un dragon dans votre album.

Et les dragons, ce n’est pas mon truc. Je l’ai donc attaqué à la peinture, fait à ma manière.

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Et ça rend très bien! Vous aimez les histoires qui tiennent en un ou deux albums, désormais.

Plus que les séries à suivre. Je suis plus friand de films et documentaires, plutôt d’auteurs. Les feuilletons, jamais. Les Meurtres à… qui s’enchaînent, c’est toujours la même chose et je suis trop vieux pour ça. Comme je me verrais mal faire le tome 20 de Violette. Quand je commence une BD, c’est toujours un défi, que j’essaie de relever de manière différente.

Ici, c’est sur le terreau de l’aventure que se passe cette romance impossible.

L’aventure, à l’époque, passait par la guerre. Parce que si on n’envoyait pas les chevaliers en quête, ils se battaient entre eux. D’où les croisades qui ont donné lieu à ces exploits en forêt. La religion était là aussi pour inciter les hommes à vaincre leurs peurs.

Couverture de l’édition spéciale

Vous apparaissez aussi dans cet album. Comme un chevalier, sur votre VTT. Votre aventure à vous, c’est de survivre à une rencontre avec un sanglier.

Et c’est tout à fait vrai. Lors d’une balade, je me suis retrouvé face à ce sanglier, qui grognait. Je ne pouvais pas faire demi-tour et lui tourner le dos. Alors, j’ai attendu, nous nous sommes regardés et il a fini par partir. Cette incursion contemporaine, c’était une manière de montrer la magie à sa source. Je n’allais pas me dessiner en chevalier. Mais c’était une manière de montrer l’aventure, avec les moyens que nous avons aujourd’hui.

Un vélo.

J’aime me balader les après-midi le long de la Semois. Mais rallier le château de Reinhardstein, impossible, c’est trop ardu.

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Dans un monde où l’on peut avoir l’impression de ne plus rien avoir à découvrir, si on s’émerveillait des choses simples, en effet. Sur quoi planchez-vous désormais?

Je suis en phase de croquis. D’animaux. Je vais lancer un bestiaire avec un personnage différent à chaque fois. Le premier thème sera le renard. Suivront le cerf, le lièvre, le corbeau et le loup. Il y aura un album par an, alterné avec un Aire Libre. Tout n’aura pas lieu à la même saison.

C’est magique, un animal. Ils font partie des contes, on les guette dans le cadre forestier, ils deviennent des totems, les chamans les utilisent. Ce ne sera pas un bestiaire documentaire. Mais j’ai eu du mal à composer une histoire. Je suis parti de textes d’Adrien de Prémorel (ndlr. écrivain belge qui était surnommé « le chantre des bois et des campagnes »). Il en a beaucoup écrit.

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Comme pour les autres albums, vous allez aussi vous faire une collection de photographies?

Oui, mais dont je ne suis pas l’auteur. J’ai fait appel à un ami photographe. Il faut être précis dans les attitudes. J’ai beaucoup aimé ce travail sur les attitudes de l’animal, même s’il est apprivoisé, dans le film Le renard et l’enfant.

Vous vous êtes déjà mis au boulot, alors?

J’ai les dix premières esquisses. J’aimerais donner un côté légendaire à ces récits. Il y aura aussi deux extraits du roman de Renart et le tout sera raconté par un marionnettiste, avec la marionnette qu’avait confectionné Hausman.

Si nous revenons au château de Reinhardstein, j’imagine qu’on y trouvera désormais votre album dans sa boutique?

C’était l’idée, que le château ait son livre. Comme Orval. Dont une version flamande, car il n’y a que des Hollandais, là-bas.

Puis, il y a même des mugs! 

Il y a aussi un album work in progress de Bellem.

Oui, c’est instructif. Le lecteur peut lire la première moitié de l’histoire en couleurs, en version définitive, puis en aplat, en crayonné noir et blanc, en silhouettes puis simplement le scénario de l’épilogue découpé et ses dialogues.

Et la fin? N’est-elle pas ouverte?

Les deux personnages sont partis, peut-être existent-ils toujours dans nos forêts?

© Servais chez Dupuis

La suite directe dans l’album, c’est un dossier qui nous permet d’en apprendre un peu plus sur ce qui a donné matière à votre histoire.

C’est chouette pour aller plus loin. Quand vous travaillez sur un sujet, vous apprenez plein de choses. Je n’ai pas pu mettre le dixième dans mon album, plus poétique que didactique. Alors, ce dossier permet d’aller plus loin.

Merci Jean-Claude!

À découvrir dans la collection Aire Libre de Dupuis.

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