Régulièrement, l’Argentine nous apporte quelques pépites sur papier. En voilà une autre avec ces yeux perdus qui ont les nôtres tout écarquillés. Si le doute est permis, ne vous y trompez pas, cet album de Diego Agrimbau et Juan Manuel Tumburùs n’est pas à mettre entre toutes les mains. Mais quand elles trouvent les bonnes, quel fascinant travail aux frontières de l’humanité, dans un no man’s land qui voit les pantins attendre leur heure, leur second souffle.

Résumé de l’éditeur : 1916, quelque part sur le front de l’Est, entre Pologne et Russie, trois orphelins sont les seuls survivants dans un orphelinat. Derrière le portail, tout n’est plus que dévastation, ruines et décomposition. Ils n’ont qu’un seul moyen de survie : attirer, tuer et manger les soldats blessés cherchant un endroit où s’abriter. Un des enfants ne peut plus supporter ce semblant de vie. Il découvre de nouveaux amis — les seuls ? — dans les magnifiques poupées victoriennes qui peuplent les étagères d’une des pièces vides de l’orphelinat.

…Des poupées qu’on a énucléées.
La guerre, peu importe où et quand elle prend racine, en aura fait des dégâts. C’est à l’orée du champ de bataille avec des os et des fusils plantés comme des arbres calcinés, que tient bon l’orphelinat Nurk. Enfin, tient bon… Si l’institution semble toujours vaillante, oasis en des contrées délétères, mortifères, peut-être a-t-elle vendu son âme au diable? Ou peut-être, comme le diable est sur la terre, dans le comportement des humains barbares, qu’il a déjà corrompu quelques esprits instables.

Il n’y a pas d’âge pour être génie du mal. C’est ainsi que Maurice, le fils des défunts (dans des circonstances atroces, imagine-t-on) responsables de cette maison, charge Otto et Ofelia, frère et soeur, d’aller alpaguer les soldats perdus, blessés, sur le champ de bataille. Leur promettant réconfort et rétablissement. Histoire d’être plus vif que mort. À moins qu’ils ne servent de repas au trio? Et que leurs yeux soient le tribut de Maurice?

Voilà pourquoi cet album n’est pas à mettre dans toutes les mains. Pourtant, dans cet univers comme les aime un cinéaste comme Pascal Laugier, qu’est-ce que c’est beau. Entre suspense, mystère, présomption d’innocence et de culpabilité, malléabilité et surpuissance du leader, aussi psychopathe soit-il, Agrimbau et Tumbùrus nous étouffent et nous enivrent dans une ambiance de fin du monde… mais peut-être aussi de renouveau, même s’il faudra des sacrifices. Dans ce film d’horreur d’auteur, les Argentins soignent leur peinture sociale et paranormale avec de la vivacité, de l’humanité et une esthétique à tomber.

À lire chez Dargaud.