Valérie Mangin et Jenolab anticipent l’Erreur Système de nos systèmes intelligents artificiellement: « Nous pensions avoir dix ou vingt ans devant nous »

© Mangin/Jenolab chez Casterman

Dans Erreur Système – saluons le jeu de mot qui garde tout son potentiel horrifique, bien plus loin que les geeks -, Valérie Mangin et Jenolab ont imaginé les élections françaises telles qu’elles pourraient prendre cours dans quelques années. Qui dit élections dit multiplicité de thématiques abordées et, dans un Paris futuriste mais pas trop, c’est la criminalité qui tente d’être jugulée, depuis que la plupart des citoyens ont reçu un implant qui fait parvenir aux autorités toute une série d’informations sur leur état mental et émotionnel, sur leur potentielle dangerosité. Tout cela est censé être mis au secret dans une Crypte mais n’est pas sans atteinte à la liberté dans un quotidien désormais de plus en plus privé d’interactions humaines. Interview avec les deux auteurs de ce récit d’anticipation costaud, divertissant et réflexif. Il y a peut-être moins de monde en prison, mais cela ressemble tout de même à une privation de libertés. Nos vies seront-elles mises sur pilote automatique jusqu’à l’autodestruction des sentiments et de l’humain?

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Bonjour à tous les deux. Dites donc, n’est-ce pas un bon timing, dans ce climat d’élections françaises, pour sortir cet album?

Valérie : C’est sûr, pourtant, il a mis longtemps à se concrétiser. Cela fait quatre ans que nous travaillons dessus. J’ai eu l’idée de cette histoire après l’élection d’Emmanuel Macron. Je pensais qu’il faudrait plus de temps pour sortir Erreur Système, mais nous avons été rattrapés par l’actualité.

Jenolab : C’est vrai, c’est à la Foire du Livre de Bruxelles, il y a 4 ou 5 ans, que Valérie et moi avons été présentés l’un à l’autre. Et ça a matché.

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C’est donc votre premier album BD, vous qui venez du jeu vidéo.

Jenolab : En réalité, je suis auteur de BD à la base mais, en parallèle, j’oeuvre dans le monde du jeu vidéo.

Mais j’ai vraiment entrepris des études pour devenir auteur de BD. Même si, jusqu’ici, ma seule et unique BD, une histoire courte, fut publiée dans la revue Pandora. Parution suite à laquelle j’ai pu enchaîner.

La première chose qu’on voit d’un album, c’est sa couverture et son titre.

Valérie : Erreur système est venu plus tard dans le processus. Le premier titre, c’était Liberté Égalité Sécurité. Mon éditrice, Nathalie Van Campenhoudt trouvait que c’était plus un slogan qu’un titre. C’est ainsi que nous avons trouvé Erreur Système, un jeu de mot mêlant deux mondes : informatique et politique.

Jenolab : Quant à la couverture, il s’agissait de montrer directement au lecteur le contexte politique, la ville de Paris et y installer un peu de science-fiction.

Un peu, car dans les faits que vous explorez, c’est un futur pas si lointain que vous avez imaginé. Encore un peu moins depuis que le Covid a généralisé l’utilisation de QR Codes et autres pass.

Valérie : J’imaginais bien que cette incursion de l’informatique dans la sécurité se produirait dans la réalité mais je pensais avoir dix ou vingt ans devant moi. La situation m’a prouvé bien avant que j’avais raison. Bon, ce n’est pas encore la Chine et je pense qu’on peut encore éviter un usage de ces technologies qui aille à l’encontre de nos libertés.

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Dans votre récit, il y a encore une petite partie des citoyens, pas tous armés de bonnes intentions d’ailleurs, qui résistent encore et toujours à l’envahisseur, l’implant qui permet de contrôler leurs faits et gestes dans le but d’éradiquer toute criminalité. Votre héroïne, Anastasia, elle non plus, n’a pas d’implant.

Valérie : Elle est convaincue que l’humanité, c’est ce qu’elle a de mieux, face à un univers froid et technologique qui induit un rapport entre les gens plus distancié.

Jenolab: Mais il y a Tweetface, réseau sur lequel on navigue, sur le temps libre comme durant les heures de boulot.

Cet implant, il est aussi devenu réalité pendant la conception de votre album, « grâce » à un certain Elon Musk. Une micro-puce d’intelligence artificielle, déjà testée sur les cochons, qui permettrait de soulager les personnes atteintes de troubles neurologiques, manifestement, mais on imagine bien d’autres applications…

Valérie : Ça nous semblait être de la pure science-fiction… Hé non. Heureusement, dans ce malheur, le lecteur de s-f est habitué à cette thématique, déjà fort présente dans la fiction depuis des décennies. Il en connaît les aboutissements et les dérives possibles.

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Dans votre album, il y a des « traitements » pour les réfractaires?

Valérie : « On » essaie de les convertir sans s’en débarrasser. Par une opération, par exemple. C’est une vision très noire, je vous l’accorde.

Mais la machine toute-puissante est-elle infaillible?

Valérie : Elle contrôle extrêmement la vie mais nous voulions faire émerger un message d’espoir. Quand bien même, une politique se fait plus coercitive, il y a toujours une faille en bas. Que découvrira peut-être l’héroïne. Notre histoire, ce n’est pas une vision obscure, défaitiste. Je crois qu’il faut parler du futur en discutant du présent, en donnant un minimum d’espoir. Ce serait malhonnête de ne pas le faire. C’est aussi une manière de partager un sentiment à propos de l’évolution de certaines choses, de manière inquiétante.

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Dans ce monde glauque, un petit personnage, omniprésent, un doudou, un fétiche: Kimi. Un paresseux.

Valérie : C’est une sorte de parodie de Mickey, avec son grand parc d’attractions. Qui pousse à l’infantilisation, finalement.

Il vient aussi d’un reportage que j’ai vu, réalisé en maison de retraite où le personnel manque. Pour prendre la relève, on compte désormais, notamment, sur des peluches animatroniques. Comme un lien. Ce reportage m’a bouleversé.

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Cette histoire est ce qu’on peut appeler un roman graphique. Vous n’auriez pas voulu en faire une série?

Valérie : Non, cette histoire était créée pour correspondre à un volume. Il n’a jamais été question de la couper.

Jenolab : C’est un one-shot. On laisse les lecteurs sur une fin ouverte, qui pose beaucoup de questions, invite à la réflexion. Peut-être a-t-on perdu ce sentiment mais il est important. Nous avons trouvé le bon format, je trouve.

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Qui n’empêche pas votre héroïne d’évoluer.

Jenolab : En effet, ça me tenait à coeur qu’Anastasia fasse son évolution, sa révolution, prenne une nouvelle direction et je devais le marquer au niveau du design, dans la symbolique. C’était le challenge. Il ne fallait pas la perdre de vue, elle reste le personnage central de cette histoire très rythmée, pleine de rebondissements. Dont elle est notre témoin mais qui ne la traverse pas.

Comment crée-t-on un personnage, pour la BD ou le jeu vidéo. Il y a des différences?

Jenolab : L’important, c’est d’être pris d’affection pour le personnage de fiction, de nourrir de l’empathie pour lui. Que ce soit en BD ou en jeu vidéo. La différence, c’est l’implication. Le joueur va pouvoir incarner le personnage, lui faire prendre des décisions, vivre un peu de son expérience. Le lecteur, lui, accompagne. Mais le point commun reste l’empathie. Il faut amener à comprendre la complexité du héros, ses émotions.

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Et dans le cas d’Anastasia?

Jenolab : Valérie avait déjà fort bien caractérisé l’héroïne. Elle était badass, était une enquêtrice de terrain, vive, dynamique. À partir de cette description, j’ai réalisé une première tentative qui a plu à Valérie. J’ai affiné quelques détails, comme les cheveux. Mais je me suis très vite fait une idée du personnage.

L’enquête policière, c’est quand même le genre par excellence pour visiter un nouveau monde.

Valérie : C’est très pratique, oui, ça permet d’aller partout, de pénétrer tous les milieux sociaux, de la zone industrielle au salon du président. Puis, enquêter suppose de chercher quelque chose. Ça insuffle une dynamique.

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Plus loin, ça me permettait de montrer la diversité du monde et des questions qui touchent tout le monde. Cet implant, on risque tous d’en être victime.

On parle de la France mais, si on s’aventure aux frontières, on trouve un mur à la Trump entre la Belgique et la France !

Valérie : Cette Europe-là, c’est la dernière pierre à notre liberté. Avec des politiciens qui veulent faire croire que les migrants sont des criminels en puissance. Ce qui arrive en France, aujourd’hui, ce n’est pas une fatalité. Mais je ne voulais pas montrer ce qu’il se passe là, mais projeter ce à quoi peuvent mener de tels idéaux.

Nous sommes français tous les deux, en pleine phase d’élections présidentielles, ce n’est pas un hasard. Nous ne pensions pas que la situation politique évoluerait vers ces tendances. C’est peut-être le moment de réfléchir à ce qu’est la France.

La France, ça peut être un président. Dans votre album, le président que vous avez choisi se dit d’extrême-centre!

Valérie : Un peu comme Macron. Si sûr de lui qu’il définit lui-même l’équilibre, le centre.

On le voit, pour se projeter quelques années plus tard, votre histoire se sert du monde de 2020. J’imagine, Jenolab, que ce n’est pas votre décor habituel?

Jenolab : En effet, dans l’industrie vidéo-ludique comme la BD, je suis souvent allée dans des registres comme la s-f, l’horreur, la fantasy. C’était un sacré challenge, là encore, d’imaginer un Paris proche de nous mais aussi suffisamment éloigné que pour créer la dystopie.

Je me suis inspiré de documents montrant la gare du nord, la ville, la banlieue. Les rendre futuriste fut un exercice intéressant. La s-f ne se passe pas tant dans l’architecture que dans les moeurs, cette manière de pianoter dans le vide comme on le fait sur un smartphone actuellement. On peut imaginer qu’il devienne virtuel, lui aussi. Il faut beaucoup observer pour parvenir à mettre le curseur pile au bon endroit.

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Pour vous aussi, Valérie, le décor et la temporalité sont assez nouveaux?

Valérie : J’avais réalisé un space-opera mais c’est la première fois que je me glisse dans l’anticipation. La dystopie comme l’utopie, c’est une manière de parler de choses qu’on connaît, qui sont proches de nous, que nous touchons.

Votre travail se passe donc totalement en numérique? C’est fou comme ça vit, comme c’est chaud, chez vous.

Jenolab : Je travaille en effet sur tablette graphique, comme pas mal d’auteurs de BD de nos jours. C’est ce qui est le plus évident pour moi, je m’y sens à l’aise. Je pense qu’on se fait toujours une image froide du numérique. Mais dans pas mal de travaux de dessinateurs de ma génération, qui ont adopté un style et les technologies modernes, je la ressens bien cette chaleur. Énormément. Sans rien envier au travail à la plume ou à la peinture.

Quels sont vos projets désormais. Il y a du Alix, première époque et Senator, pour vous Valérie?

Valérie : Oui, j’ai eu la chance de réaliser le tome 40 d’Alix – L’oeil du Minotaure – et d’y faire suite dans le tome 13 d’Alix Senator – L’antre du Minotaure -. Globalement, si ce n’est que j’ai réalisé le scénario de la série classique, j’ai procédé sur Alix Senator comme je le faisais en poursuivant les intrigues imaginées par Jacques Martin. C’est l’occasion d’évoquer un personnage bien particulier.

Jenolab : De mon côté, je travaille sur de nouveaux projets. Je quitte la dystopie pour m’intéresser à la fantasy, l’horreur.

Mais vous restez encore un peu dans l’univers d’Erreur Système puisque vous avez lancé un challenge, très tendance: le Draw it in your style.

Jenolab : Oh oui. Je suis assez actif sur Twitch, plateforme sur laquelle je présente mon travail en cours. Les followers ont ainsi eu la primeur de cet univers et se sont pris d’affection pour Anastasia, Kimi. Comme il y a une forte communauté artistique, j’ai donc lancé l’invitation. Chacun qui le souhaitait pouvait me faire parvenir sa version d’un des héros d’Erreur Système. Peu importe le niveau ou le style. Je suis très content d’en voir les retours. Quand les personnes jouent le jeu, ça veut dire que quelque chose les a captés, leur a donné envie de se réapproprier le personnage.

Kimi a eu beaucoup de succès. Valérie a imaginé un super-personnage, je trouve. Tout le monde en veut une peluche. Je rêve donc qu’Erreur Système soit un succès pour voir des peluches de Kimi partout! (rires).

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Et ce premier album?

Jenolab : J’aurais aimé aller plus vite, ne pas mettre quatre ans à le faire. Mais, c’est un premier album, je n’ai pas de regret et il est sans concession. En plus, il sort presque au meilleur moment !

© Mangin/Jenolab chez Casterman

Merci à tous les deux et que notre intelligence humaine puisse nous préserver de celle artificielle placée à mauvais escient.


Titre : Erreur Système

Récit complet

Scénario : Valérie Mangin

Dessin et couleurs : Jenolab

Genre : Anticipation, Thriller politique

Éditeur : Casterman

Nbre de pages : 96

Prix : 19€

Date de sortie : le 02/03/2022

Extraits : 

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