Le surplus de vie dans une BD est peut-être dans la variation, inattendue. Prix Révélation du récent festival BD d’Angoulême, La vie souterraine de la plasticienne Camille Lavaud Benito impressionne par sa volonté de ne pas être un album conventionnel et conformiste, de se glisser entre les genres et d’inventer sa manière de raconter l’Histoire et le mystère de ce qui est sans doute le plus gros hold-up du XXe siècle, 2 280 001 500 francs devant servir la cause nazie et dérobés à bord d’un train.

Résumé de l’éditeur : Paris, fin des années 30. Gabor Varga, publiciste et volubile charmeur proche du monde de l’art, évolue avec ses amis galeristes, artistes, son amante Minouche, et bientôt, la ténébreuse Tamara… Dans une atmosphère fébrile d’un Paris qui vit le passage de la France à un état de guerre et au régime de Vichy, à la chasse aux juifs et à la spoliation d’oeuvres d’art, Gabor, son ami Joseph Blumberg et toute une galerie de personnages haut en couleurs vont se devoir de réagir à leur manière à l’Occupation, et pour un certain nombre d’entre eux, vont changer de nom, prendre le maquis en Dordogne, et transformer leur existence en véritable vie souterraine.

Dos toilé, toile d’araignée de visages en couverture, et, au milieu, l’un des plus abominables monstres que l’Histoire récente ait connus, la moustache frisée par la haine. Dans La vie souterraine (sacré titre!), Camille Lavaud Benito revient progressivement en Dordogne, à sa région d’enfance, et même bien avant. Et elle compte bien en éclairer l’un des mystères de la guerre, ou en tout cas en livrer ses impressions, son intuition artistique. Le travail est colossal, et l’autrice a dû mettre des années pour réunir la documentation et digérer tout ça, sans étouffer ses envies fictionnelles, multiformats.

En effet, on entre dans ce livre comme dans une salle de cinéma pour assister au film La vie souterraine, réalisé par Faustino Benito avec un casting haut de gamme: Marcel Bruyère, Anna Conté… Tout est fictif, quoique, Camille Lavaud, avec sa société Le consortium des prairies, a bien réalisé une longue bande-annonce, en 2017. Avec la ferme intention de le réaliser? On ne sait pas. Toujours est-il qu’au cinéma, Camille n’aurait jamais pu utiliser le média avec autant de folie créative que ce qu’elle parvient à le faire dans ces pages parues chez Les requins marteaux.
Tout d’abord, c’est un vrai bel objet qui est proposé là, avec un côté suranné, nous ramenant 50, voire 70 ans en arrière. À l’époque des affiches de film dessinées à la mine grave. Forcément, les événements qui nourrissent ce roman très graphique, le sont, graves, tant l’autrice a voulu encrer son récit sans les faits désagréables qui ont suivi l’invasion de la France par le régime hitlérien: on ne parle pas encore de déportation vraiment, mais bien de traque, de descente de police collabo, de dénonciation, de spoliation de biens et d’immeubles, de destruction d’oeuvres inestimables et portant soi-disant une ADN juive, de fuite et d’enrôlement pour diverses raisons dans la résistance et ses actes de bravoure. Et les tranches de vie que toute cette situation lamentablement destructrice impacte. Les changements de cap pour sauver sa peau ou d’autres raisons, aussi.

En suivant une poignée de personnages qui en rencontrent d’autres, une vraie toile on le disait, Camille Lavaud Benito nous entraîne dans une spirale, un labyrinthe humain où chacun garde son indépendance pour influencer le récit. Puisque nous parlions de film, cet album en reste un… à l’état de storyboard étoffé et en mode scrapbooking.

Sous prétexte de la dernière mise à plat avant la réalisation, Camille Lavaud Benito nous raconte les prémisses de cette attaque de train moderne et s’arrête au moment crucial de l’évasion des braqueurs (oui, rien ne le dit sur cet album, mais c’est le début d’une trilogie) avec une énergie folle et une créativité débordante, faussement datée. Voilà une BD qui se lit tour à tout à l’horizontale ou à la verticale, selon des formes géométriques, et dans différents styles graphiques, allant de l’esquisse à la gravure en passant par des schémas et même des séquences d’action complètement abstraites. C’est sacrément osé. C’est surchargé et aéré à la fois. Multi-sensoriel aussi quand une scène se donne à lire et à voir (à s’écouter aussi, avec des pistes de bande-son) dans une multitude de détails, allant du bruit des bottes aux cris des démiurges militaires. Une exposition permanente épatante.

Et, en bonus, d’autres affiches de films fictifs, plus vraies que nature. J’avais peur de l’austérité de cette histoire, de son noir et blanc (je vous l’ai déjà écrit, je ne suis pas toujours amateur, parfois ça ne se justifie pas), il n’en est rien, je suis resté subjugué par ce travail intense et ne ressemblant à aucun autre.

Série : La vie souterraine
Tome : 1
D’après un fait divers
Scénario, dessin et couleurs : Camille Lavaud Benito
Genre : Drame, Espionnage, Guerre
Éditeur : Les requins marteaux
Nbre de pages : 96
Prix : 26€
Date de sortie : le 15/10/2021
Extraits :