
Au fil de son oeuvre, Javi Rey dévoile diverses facettes de sa personnalité et de l’émotion que peut susciter son art. Alors que son trio avec Kris et Bertrand Galic fonctionne du tonnerre (Un maillot pour l’Algérie, les deux tomes de Violette Morris), l’auteur espagnol aime nourrir des projets personnels sur des bases littéraires solides. Après nous avoir, en 2017, entraîné en plein désert, sous le cagnard d’Intempérie de Jesús Carrasco, Javi, en homme de contraste, a jeté son dévolu sur Un ennemi du peuple, pièce inondée du Norvégien Henrik Ibsen.

Résumé de l’éditeur : Le discret docteur Tomas Stockmann et son frère Peter, maire hâbleur et populiste, ont fondé ensemble un établissement thermal dont le succès assure la prospérité de leur petite île. Tomas, qui ne cautionne pas la gestion qu’en fait son frère, s’est toutefois mis en retrait du projet, n’y assurant plus que la mission de médecin généraliste pour les touristes. Une tâche inintéressante qui va pourtant lui permettre de découvrir un terrible scandale. Et l’obliger à entamer un combat contre son propre frère, notable soutenu par les pouvoirs de la finance, de la politique mais aussi par la majorité bêlante des électeurs de l’île…

C’est fou comme en quelques mots (que j’ai sucrés ici), un résumé peut gâcher le plaisir et la surprise du lecteur. C’était le cas ici, sur la quatrième de couverture. Ce qui pose tout de même le problème pour le chroniqueur : comment parler de cet album sans trop en dire, sans déflorer ? Je vais essayer.

Un ennemi du peuple, c’est un album ambivalent qui fait du bien et du mal à la fois, qui laisse croire en l’humain puis ne plus y croire. Avec Tomas Stockmann, Javi Rey, comme Henrik Ibsen avant lui, met en avant un lanceur d’alerte malgré lui. Car il y en a eu de tout temps et qu’il n’a pas fallu attendre des Julian Assange ou Chelsea Elizabeth Manning, pour ne citer qu’eux, pour voir des gens qui avaient plus à perdre qu’à gagner se mettre vent debout et être brimé par plus fort qu’eux, y compris par ceux qui les ont sortis du rang. Malgré la volonté de ces héros de rendre le monde meilleur, un peu.

Avec Un ennemi du peuple, Javi Rey ne se facilite pas la tâche et a choisi un héros qui n’en est pas un, renfermé sur lui-même, austère au premier abord. Paumé dans sa vie plan-plan qui n’est pas celle dont il rêvait. On lui a chipé, ôté, tronqué pour en faire une machine à fric et à touristes. Trop fréquenté et trop merveilleux pour être vrai, dans cette station balnéaire et thermale idyllique. Instagrammable. Regarder, ne pas penser (pour paraphraser Eicher). De quoi profiter au maire, son frère ennemi, qui pense acheter tout son entourage avec quelques bons mots et des cigares soi-disant d’exception.

Mais quand il découvre un secret, sur lequel le château de cartes peut s’écrouler, Tomas se transcende comme jamais, il porte la voix de ceux qui ne se rendent pas compte face aux inconscients. Le vent tourne mais peut encore se retourner. Le choix et la loi des hommes sont comme ça, les élans du coeur, et donc du corps, sont plus forts que ceux de l’esprit, de la réflexion. Le dilemme est là, et le plus saint des saints peut être mis au pilori. La raison n’est plus une échelle, c’est un concept parmi d’autres. La majorité, elle, est dure comme fer, même injuste.

Avec ses couleurs très précises, très tranchées, pour induire le rêve endormi autant que le cauchemar éveillé, Javi Rey ne pouvait choisir meilleur moment pour arriver avec cet album. Oh, la pièce date de 1882, un sacré bail, preuve que le monde et ses techniques (de l’information, notamment) évoluent, mais que l’ordre des choses est immuable. Mais, en 2022, alors que les fake news concernant le Covid et maintenant la guerre en Ukraine (il y eut d’autres sujets avant, mais sans doute n’ont-elles jamais autant polarisé la population) n’ont cessé de se répandre comme une traînée de poudre, avec de quoi les crédibiliser dans la forme ou le prétendu fond, cette relecture de l’histoire, intemporelle et universelle, vient à point pour provoquer le sursaut ou la noyade dans des eaux bien moins douces que prévu.

Dans ces jeux de pouvoir, tour à tour proportionnés ou disproportionnés, homme contre homme, ou foule contre homme, Javi Rey ancre son trait dans ces mouvements (in)dociles, bien humains, vacillant entre le doute et l’appât du grain (et l’épouvantail de la perte). Comme les tournesols et les moutons, girouettes, qui peuplent ce livre. Le décor vole au-dessus des planches initiales pour s’incarner dans l’esthétique toute particulière, irréelle et si réaliste à la fois, de Javi Rey. Tout ça est très habité, réconfortant et inquiétant en même temps. Un spectacle intimiste, bouleversant et bousculant.

Enfin, Javi Rey n’y est pour rien: j’adore le titre de cette oeuvre qui traverse les temps sans prendre une ride. Un ennemi du peuple. Cette manière d’amener un sujet brûlant en nous impliquant tous par ce « un », article indéfini et pourtant tellement percutant dans ce cas-ci. Parce que, par une manipulation mathématique, le peuple ne peut-il pas du coup se retrouver dans ce « un ». Tout ne peut-il pas traverser le miroir et devenir du coup un peuple d’ennemis? Toutes choses étant inégales par ailleurs?

Titre : Un ennemi du peuple
Récit complet
D’après la pièce d’Henrik Ibsen
Scénario, dessin et couleurs : Javi Rey (Page Fb)
Genre : Drame, Thriller politique
Éditeur : Dupuis
Collection : Aire libre
Nbre de pages : 152
Prix : 24€
Date de sortie : le 04/02/2022
Extraits :