Un océan de lectures, porteuses, chavirantes, voyageuses, à l’aube de ces vacances un peu plus déconfinées, c’est une belle promesse que nous soufflent, d’un vent salé et inspiré, Zidrou et Judith Vanistendael. Pour leur première collaboration, les voilà qui prennent la mer sur une vague fantaisiste mais faisant écho à beaucoup de choses, intimes et universel. Un album jeunesse-roman graphique à lire entre grands et petits. Une mer-veille d’hommage aux porteurs de nouvelles, à la passion de lire et de s’instruire, d’inventer. Interview.
(Photos de couverture : © D.R. / © Daphné Titeca)

Bonjour à tous les deux, quelle formidable baleine vous faites apparaître devant nous. Mais ça doit être difficile de caser un tel animal dans un livre, non ? Encore plus dans une couverture.
Judith Vanistendael : Oh oui ! Elle est née dans de grandes difficultés, après beaucoup d’essais. Nous voulions profiter de la largeur de la baleine, qu’elle soit la plus grande possible. Pour la couverture, je l’ai dessinée dans toutes les positions. Benoit avait insisté pour qu’on fasse bien le lien entre la baleine, le facteur et le livre, que nous rentrions dans leur intimité. Ils étaient mes mots-clés de travail.
Je me suis rendu à l’évidence qu’il fallait qu’elle déborde finalement. Je n’ai pas l’oeil graphique pour les couvertures, j’ai dû faire une quarantaine de propositions. Parfois le bateau était trop grand, je devais tout ramener à l’échelle. Au final, je suis très contente du résultat.
Vous avez aussi dû voir la vie en bleu tout au long de cet album, il faut alors percer la nuit, amener la lumière et différentes teintes pour que les images soient déchiffrables, non ?
Judith : C’était le challenge. J’ai cherché comme une malade la meilleure façon de procéder, en couleurs, en quadrichromie… Mais ça n’a pas fonctionné, l’esthétique prenait trop le pas, et ça m’a mis de « mauvaise humeur » quelques semaines. Jusqu’à ce que mon mari me fasse la même remarque. Je me suis réinventée et j’ai pu me lancer dans cet album le premier jour du lockdown. Je passais de beaucoup d’espace à ma maison, avec les trois enfants. Alors, j’ai pris l’aquarelle, c’est une merveille pour l’eau. Je me suis basée sur une certaine esthétique des années 50’s avec du jaune, du bleu, un vert très spécifique. J’y suis allée avec de gros pinceaux pour atteindre un rendu très spécial, une identité.

Zidrou, on vous connaît de longue date, mais en termes d’identité, vous parvenez toujours à nous surprendre. De plus en plus même. C’est un album à part, entre livre pour enfant et fable pour adultes ?
Zidrou : À part? Comme d’autres peut-être. Disons qu’on me connaît le plus pour ce que j’offre à un lectorat que je qualifierais de classique, avec sans doute des albums qui prennent moins de risque. Mais si on creuse, c’est un pur bonheur de m’aventurer ailleurs. J’essaie, encore plus en vieillissant, d’être moins attendu, de me mettre en danger. Et ça doit être la motivation d’artiste comme nous, sinon on se répète. J’ai toujours peur de retomber sur le même terrain, que je fais tellement différent à chaque fois. Ça me permet de découvrir d’autres choses, d’autres espaces. C’est très chouette de varier les personnages mais aussi les auteurs avec lesquels je travaille. En fait, dans ma tête, je suis toujours un jeune auteur.
Cette baleine ne serait-elle pas un monstre du Loch Ness? Toujours est-il, Zidrou, que dans vos remerciements vous dites que cette baleine bibliothèque a eu une autre vie. Comment ?
Zidrou : C’est parti d’une terrible frustration, il y a 25-30 ans. On m’a censuré mon texte. Je travaillais sur un livre pour enfant consacré à une baleine-pirate. Et elle mourait à la fin, situation qui embêtait l’éditeur et voulait me la faire changer. Alors, c’est resté longtemps dans un de mes tiroirs, j’étais très fâché. Et voilà que l’histoire a resurgi. Forcément différente. Vous savez, les amateurs de musique ou de chansons vous le diront, Les variations Goldberg sonnaient différemment si elles étaient interprétées par un Glenn Gould jeune ou plus âgé. On évolue.

Judith : C’est moi qui suis allée vers Benoît et lui ai demandé si nous pouvions collaborer. J’avais beaucoup aimé Les beaux étés. Nous nous sommes retrouvés à Malaga, nous avons parlé de mes envies et il m’a demandé ce que je voulais dessiner. J’ai répondu quelque chose n’ayant rien à voir avec une baleine. Mais c’est elle qu’il m’a proposée.
Au premier abord, ça me semblait très difficile, un défi. Les animaux qui parlent, ce n’est pas mon univers. Je me suis rapidement orientée vers une baleine bleue, la plus grosse du monde, capable de transporter dans son ventre une bibliothèque géante.
On revient à la difficulté de l’intégrer à un album, de jouer de son impressionnante envergure face à des tout petits humains, bateaux…
Judith : Une baleine, ça parle tellement au public. Disney y a contribué. La question, effectivement, était : comment animer ça ? C’était un grand travail consistant à dessiner et redessiner. Choisir quand montrer l’animal en entier et quand n’en faire apparaître qu’un morceau. Quand faire des double-pages ou découper en cases.

En tout cas, en tant que lecteur, on se laisse rapidement emporter à la dérive. On ne sait pas où vous allez nous emporter. Tout semble tellement inné, improvisé.
Zidrou : C’est vrai que je n’ai réfléchi à rien. J’ai laissé parler mon côté instinctif. Parfois ça donne de bons résultats, parfois pas. Ça fonctionne par des idées, des images qui me viennent. Il faut parfois se laisser aller à quitter les chemins de forêt pour s’enfoncer dans les ronces.
Vos personnages ne sont pas nommés, ce qui renforce peut-être l’identification du lecteur à eux?
Zidrou : Je ne l’avais même pas remarqué. Ce n’est pas voulu.
Judith : Oh, c’est vrai. Je m’en rends compte à présent, même le bébé.


Zidrou : Peut-être est-ce parce que les gouttes d’eau sur notre peau ont le goût du sel de mer que tout a coulé de course. C’est génial. Mais je suis content que vous ayez vécu cet album de cette manière, parce que, mine de rien, il y a du boulot pour arriver à ce que tout coule de source.
Dans cette fable sur le pouvoir du livre à nous emmener partout sans bouger de chez nous, on revient à l’essentialité (mot à la mode et devenu finalement immonde dans son utilisation pour dire ce qui pouvait ou non rester ouvert) de rêver, d’imaginer.
Zidrou : C’est encore quelque chose que je n’avais pas réellement prévu. C’est quand j’ai lu le livre que je me suis rendu compte de ces choses très actuelles. Comme je le disais, je suis instinctif, les idées s’imposent et je les note. Tout un temps ma femme a dû supporter un dictaphone. Lors de réunions, plein d’idées me venaient, c’était quasiment une maladie. J’ai tant baigné dans les univers de feuilleton, de BD, de conteurs, que je suis devenu comme un poisson dans mon élément naturel.

Judith : Dès ma plus tendre enfance, mon papa n’arrêtait pas de me raconter des histoires. Puis, à l’âge de trois ans, quand j’avais la trouille d’aller à l’école, que je pleurais, j’ai reçu un crayon, je n’ai jamais cessé d’en user. Le dessin, dès le début, c’était ma façon de faire face au monde et aux angoisses. Dans ma famille, on ne lisait pas des livres existants mais on inventait des feuilletons qui duraient des mois.
Quant à la BD, j’y suis arrivée tard, à trente ans, mais ce fut naturel. Bon, je ne suis pas comme Benoît, capable d’imaginer trente histoires par semaine mais j’ai toujours une histoire qui grandit dans ma tête. Le format du livre, quelle invention incroyable. C’est un objet conçu comme un film mais reproductible bien plus facilement. Ça rentre dans les salons, les gens les lisent. Ce petit objet, cet art, devient intime. C’est un pouvoir immense, un livre : quelqu’un lit ton histoire et rendre dans ton monde, comme toi tu rentres dans le sien.

Zidrou : Oui, une invention incroyable et, en plus, encore bon marché. Il ne faut jamais s’arrêter de lire. Comme cet album. Judith, je ne savais pas qu’elle était issue d’une famille de conteurs, de romanciers. Le lien était là, indirect, et la connexion s’est faite involontairement. C’était écrit.
En fait, je l’avais découverte en lisant La jeune fille et le nègre. J’avais flashé et suivi son travail. Avant d’être auteur, je suis un lecteur de BD. Mais c’est elle qui est venue à moi, une chance et une opportunité incroyables.
Pourquoi une baleine ?
Zidrou : On a tous vu des images de baleine morte, et ça nous a tous touchés. Une baleine, ça a une symbolique forte. J’y vois la maternité. Elles sont capables durant trois ou quatre jours de porter leur baleineau mort. C’est fou comme ces monstres de plusieurs tonnes sont habiles, ils se touchent, se caressent.
C’est Jonas aussi. Il y a en plus une évidente féminité. Une bibliothèque, outre le genre imposé par la langue, ne peut être qu’une femme. Les baleines sont en plus très intelligentes, elles se rapprochent de l’humain dans l’usage de différents dialectes.

Notre culture populaire regorge d’histoires. La baleine représente un autre monde, sous eau, mystérieux. Comme cette baleine ignore tout du facteur de sa réalité. Et pourtant, les deux, dans notre histoire, se rencontrent, leurs mondes aussi.
Judith : Un monde auquel nous avons si peu accès, finalement.
Il y a aussi, dans votre album, cette volonté de garder le lien avec le facteur, qui nous a tant rendu service, au-delà des bonnes et des mauvaises nouvelles apportées. Vous en imaginez d’ailleurs l’évolution un brin farfelue mais qui résonne tant à l’heure où le Covid a vu les colis se démultiplier et les facteurs être déshumanisés.
Zidrou : Je me souviens de l’époque où il n’y avait pas de machine pour scanner. Je voyais toujours la même personne, une relation particulière se créait. Il passait dans le jardin, on s’échangeait des nouvelles. Puis Pierre, on le connaissait, on lui servait une tasse de café quand il faisait froid. Quand j’étais enfant, qu’aurais-je fait sans le facteur pour m’apporter mon abonnement de Tintin, je le guettais. Le lien social était là.

En déshumanisant la profession, alors que des jeunes chômeurs (et comment leur en vouloir?) sont envoyés dans des livraisons express, cela fait des dégâts immenses sur le tissu social.
Au fond, comment sont-elles vos bibliothèques respectives ?
Judith : Gigantesque, elle ne rentre pas dans une baleine.
Zidrou : C’est la « bibliothèque de papa », là où les jeunes voyagent léger. Et j’ai appris d’eux, ils revendent ce qu’ils ont acheté auparavant, comme si de rien n’était. Et c’est beaucoup plus normal. Là, j’écrème intelligemment, je fais des colis pour les hôpitaux, la Croix-Rouge, une association à Dakar, des amis. Mais ça reste une grande bibliothèque.

Judith : C’est vrai, je donne, j’achète, je reçois. Il y a tout le temps du mouvement.
Zidrou : Avec le temps, j’ai appris à donner. Il y a des choses que je n’ai pas relues depuis quarante ans. C’est beaucoup plus normal et cohérent d’aller les placer dans une boîte à livres que de les garder ad vitam aeternam.
Et le livre dont vous ne vous séparerez jamais ?
Judith : A Room of One’s Own – Une chambre à soi, de Virginia Woolf. Je l’ai reçu à dix-huit ans en cadeau de ma maman. Ça a changé ma vie. Mais je m’en séparerai, je compte bien l’offrir, à mon tour, à ma fille pour ses dix-huit ans.
Zidrou : Petzi ! Ce sont les premières BD que j’ai lues. Ce sont les livres de l’enfance qui nous apprennent la vie. Quand, en bourse ou en brocante, je vois un coin, un centimètre-carré, de Bob et Bobette, Tintin, Le Club des Cinq, Luc Junior… je ne peux m’empêcher d’avoir une décharge d’adrénaline, de plaisir. Je fais un métier dans lequel certains considèrent que les livres pour enfants, c’est nul. Mais relisez un Petzi, avec son cachalot, sa montgolfière, sa baignoire.
Quels sont vos projets ?
Judith : Une bande dessinée sur Le Louvre.
Zidrou : Là, c’est Shi 6. Puis, j’ai bien en tête un autre vieux bazar dont personne n’a voulu. Mais chaque fois que je retombe dessus, je me vois obliger de le concrétiser un jour.
Il y en a beaucoup des histoires comme ça dans vos tiroirs ?
Zidrou : Oh, ma carrière est faite de refus, après lesquels je passais à autre chose. Mais, après tout, s’ils n’en veulent pas, il y a désormais plein d’autres éditeurs à qui je peux les proposer. Si je n’avais pas eu Judith, j’aurais encore eu du mal à placer ce texte. J’ai appris à faire avec mais à force de refus, ça en devient fatigant. Pourquoi les éditeurs, outre mes séries en vue, ne se disent pas : faisons-lui plaisir, prenons un de ses projets ? Comme pour un gamin qui aurait bien travaillé à l’école.
Oui, sur ce coup-ci, heureusement que j’ai eu Judith. Mais Frank Pé aussi, pour La Bête. Quand j’ai proposé l’idée de cette histoire de 200-300 pages chez Dupuis, on m’a répondu qu’ils ne faisaient pas dans le manga – ça a changé apparemment -. Mais dès que j’ai amené Frank dans l’aventure, on m’a dit « oui peut-être », la porte s’ouvrait.
Encore ce matin, j’ai essuyé un refus. Donc, comme nous avons trouvé le filon avec La Baleine Bibliothèque, nous enchaînerons avec L’éléphant ludothèque et le Dinosaure discothèque ! (il rit)

Et pourquoi pas ! Merci à tous les deux et bon voyage sur les océans de l’évasion livresque. Toutes voiles dehors. Judith, vous exposez à la galerie Huberty & Breyne jusqu’au 26 juin, en compagnie de Simon Spruyt.
Titre : La baleine bibliothèque
Récit complet
Scénario : Zidrou
Dessin et couleurs : Judith Vanistendael
Genre : Conte, Fantaisie, Jeunesse, Onirique
Éditeur : Le Lombard
Nbre de pages : 96
Prix : 14,75€
Date de sortie : le 28/05/2021