Et si on refaisait le tour du Tour du monde en 80 jours ? Si Jules Verne reste une sommité dans le monde de la littérature tout public et aventureuse, inventrice aussi, tout bon homme de son époque qu’il était, cela ne l’empêchait pas de commettre des impairs, encore plus notables à la lumière de notre XXIe siècle et de ses combats pour plus d’égalité et de respect, moins de clichés, entre les êtres humains des quatre coins du globe. Hé oui, l’écrivain français voyageait sur sa plume, comme sur un tapis volant, sans bouger de son pré carré, quitte à véhiculer un regard très occidental sur les lieux que ces héros visitaient. Des personnages peut-être plus ouverts que lui, nous dit Younn Locard. Avec Jean-Michel Coblence, le dessinateur couronné par le Fauve d’Or d’Angoulême l’année passée fait entrer la plus célèbre oeuvre vernienne dans notre époque, tout en lui restant extrêmement fidèle. Interview.
Bonjour Younn, qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de Jules Verne et de ses voyages ? Surtout en si peu de pages ?
Casterman m’a contacté après avoir lu Dérive Orientale que j’avais signé en 2013. J’étais très content qu’on me propose d’adapter ce livre que j’avais bien aimé. Et j’étais content de le relire, ça sonnait comme une évidence tant cette oeuvre correspondait à ma mythologie familiale.
Après, il s’agissait d’intégrer cet univers dans la collection de Casterman, proposant l’adaptation de textes classiques en version tout public mais aussi à destination des enfants.

Cela faisait longtemps que vous l’aviez lu ?
Je devais l’avoir lu vers 12-13 ans, puis vers 18 ans, mais je ne l’avais pas relu depuis. Je me suis rendu compte à quel point ce texte était moderne. J’en adorais le twist horaire final. C’était trépidant.
Mais, c’est sûr, en le relisant, j’ai reçu le texte différemment. Notre époque nous imposait de le questionner, avec notre bagage culturel, là où il ne l’avait peut-être pas été avant. Il nous importait, en l’interrogeant, d’aller plus loin que les idées coloniales qui y avaient cours. C’était excitant de repenser le monde de Jules Verne à un moment différent, sans le fragiliser.

Car tout n’est pas acceptable ?
En fait, c’est un livre bourré de paradoxes. Les travers de Jules Verne sautent aux yeux, ses préjugés racistes qui, pourtant, ne sont pas partagés par des personnages comme Philéas ou Passepartout. Jamais ils ne parlent de ça, c’est aussi classe que curieux.
Philéas Fogg est d’ailleurs un héros assez absent jusqu’au moment où il va sauver une fille promise au sacrifice. En réalité, il nous fallait couper le micro de Jules Verne pour nous retrouver avec des personnages modernes. Je ne pense pas qu’il ait fait exprès d’entretenir ce racisme colonial mais il était évident qu’en reliant les pays du globe, en parcourant les chemins de fer et en fréquentant les tribunaux lointains, tous administrés par des pays européens, leur point de vue serait développé.

C’est pour ça que quand on s’empare de quelque chose, c’est bien de le revisiter. C’est intéressant d’apporter un éclairage contemporain. Ce qu’on lit dans les journaux, ce qu’on voit dans les reportages, ça influence la lecture d’un roman écrit il y a 150 ans. Et je suis sûr que notre adaptation aurait encore été différente si nous l’avions réalisée il y a trois ans. Il nous fallait interroger le véhicule, le texte, c’est là que nous disposions d’un terrain vierge.

Comment s’est faite la sélection des passages retenus ou non ?
Jean-Michel Coblence s’est chargé de l’adaptation pour qu’elle puisse donc entrer dans le format de la collection. Il m’en a livré quelque chose de très fidèle, proche du texte de Jules Verne, dans laquelle les péripéties étaient bien présentes. La course était bien mise en avant, avec de l’action, du mouvement. Bref, une adaptation fidèle et dynamique.
Avez-vous laissé tombé des épisodes tout de même ?
Vraiment pas grand-chose. Bon, sur 55 pages, nous avons dû faire l’économie de petites choses. Dans le texte original, Passepartout a oublié de fermer le gaz quand ils partent. Alors, au fil du voyage, il calcule combien cette gaffe va être onéreuse. C’était trop complexe à intégrer dans cet album.

Philéas Fogg a souvent été présenté comme le meneur dans les adaptations, ce n’est pas exactement le cas dans votre BD.
C’est vrai, on a une image de Fogg jeune et dynamique. Alors qu’à la lecture du roman de Jules Verne, j’avais plutôt l’impression d’être face à un papy pépère, pas aventurier et allant toujours dans le sens de Jules Verne. C’est le précurseur du tourisme d’aventure. Il ne faut pas qu’il y ait de problèmes… mais il va y en avoir. Je voulais le faire différemment.
Mais à partir du scénario fidèle remis par Jean-Michel Coblence, il y avait une place énorme laissée au dessin. J’ai pris beaucoup de liberté, j’ai pu appuyer certains détails. Ça montre tout le pouvoir du dessin pour éclairer un texte.

Quand Jean-Michel a vu le découpage, nous avons rediscuté de certaines scènes, de dialogues. J’ai été extrêmement libre. Il mettait la première couche, sa sauce; moi je mettais la deuxième. C’est une double adaptation, en fait. Avec le dialogue à portée de main, la description de ce qui arrivait aux héros, je pouvais mettre confortablement les scènes en images. Les possibilités étaient immenses, un continent. La clé, c’est d’avoir un canevas solide et fidèle qui permet ensuite de s’amuser tout en ayant conscience du fond.

Avec l’importance des décors, sans les images « cartes postales ».
Oui, je voulais montrer ce que les passagers du bateau voient quand il arrive dans le port de Bombay. Mille choses se passent. Je voulais échapper, ou pas, aux cartes postales, aux images d’Épinal qu’on verra ailleurs. J’ai choisi de montrer les quais du port, remplis d’Indiens, de porteurs de caisses. J’aime le réalisme social. S’il y a une tradition dans laquelle je m’inscris, c’est bien celle-là. Ici, j’avais l’occasion de montrer ce qu’était concrètement l’empire anglais pour les gens qu’il faisait travailler. S’il y a une sensibilité, c’est là qu’elle s’exprime. Mettre en image un texte aussi solide, m’était jubilatoire.

Lors du passage des personnages au Japon, je me suis amusé. Mon trait a été contaminé par le graphisme des endroits, là où Jules Verne présentait une vision très européano-française, celle de quelqu’un qui n’avait jamais voyagé et avait entendu parler de Yokohama plutôt par des Allemands que par les gens du coin. Je me suis donc documenté, j’ai fait travailler le même muscle que pour Révolution. Je voulais mettre une matière différente sur des images qui ont été répétées des générations durant. Je voulais nourrir ça de réalité. Puis, j’adore ces images de quartiers industriels d’Istanbul. C’est ce qui me parle le plus. Je ne sais pas d’où ça me vient, mais c’est mon ancrage, très important. Les empires, ce n’est pas Big Ben ou le palais de Justice de Calcutta. Ce sont des ballots de coton, des cordes, des poulies, de la sueur, du travail. Ce sont des gens du peuple qui bâtissent les grandes puissances. Ça vit, c’est palpitant.

Avec une certaine proximité avec notre époque malgré tout, non ?
Oui, dans ce genre d’aventure, dans ce passé lointain, on se rend compte que si les conditions de vie ont changé, la sueur et la fatigue sur les corps, ça reste universel, intemporel. On le comprend et on le comprendra toujours, c’était mon point d’accroche pour me projeter.

À côté de Philéas Fogg, il y a bien sûr Passepartout, c’est grâce à lui qu’on voit plus du pays.
Nous avons accentué quelque chose de déjà présent dans le roman. C’est dommage que Philéas soit si pressé, Passepartout, lui, veut voir du paysage. Il y avait une question de curseur à placer, dans l’accentuation, l’interprétation.
Graphiquement, êtes-vous vite parvenu à camper ces personnages que nous avons vus sous de nombreuses formes?
J’ai pas mal tourné autour du personnage de Philéas. Je devais le dessiner de manière à pouvoir montrer qu’il évoluait un peu. Dans le livre, il ressemble à un bloc du début à la fin. Je voulais qu’il s’ouvre un peu. Qu’il ouvre ses yeux, fermés jusque-là, à la curiosité, à l’empathie, au monde. C’est léger, je ne sais pas si je suis arrivé à le faire ressentir.

Même si on voyage beaucoup dans cet album, il y a aussi un côté théâtral, non?
Carrément ! Dans la tête de Jules Verne, ce monde est complètement fantasmé, c’est une fable fantaisiste dans un décor de carton-pâte. Parce que Jules Verne n’a pas voyagé. Si je voulais nourrir ce voyage, je ne voulais pas enlever ce côté artificiel, rêvé, trempé d’exotisme. Le tour du monde en 80 jours, ce n’est pas un récit de voyage à l’origine. C’est comme Hergé, qui ne voyageait jamais mais envoyait ses personnages à la place.
Avec, du coup, des scènes de dialogue.
J’avoue préférer les décors qui bougent, les attaques d’Indiens. Une discussion autour d’une table durant deux pages, c’est piégeux. Il faut veiller aux détails, à ce que le cendrier soit toujours bien placé, que la cravate d’un personnage ne disparaisse pas une case plus loin. Je suis assez spécialiste de ce genre de fautes. Alors, retrouver des décors en plein air, ça m’enthousiasmait.

Encore plus en plein confinement.
Oui, j’ai passé tout 2020 autour du monde tout en étant enfermé chez moi. C’était un truc de confinement.
La suite ?
Celle de Révolution avec un point de vue qui va vraiment permettre d’ouvrir la porte. Mais je ne peux rien dire, c’est secret. Ça arrivera courant 2022.

Le Prix à Angoulême ? Ça vous met les chocottes, à Florent Grouazel et vous, pour la suite ?
Non, les chocottes je les avais au moment de monter sur scène pour recevoir le prix. Le reste, c’est très positif.
Merci Younn et bonne suite de révolution !
Titre : Le tour du monde en 80 jours
D’après le roman de Victor Hugo
Récit complet
Scénario : Jean-Michel Coblence
Dessin et couleurs : Younn Locard
Genre : Aventure
Éditeur : Casterman
Collection : Jeunesse
Nbre de pages : 64
Prix : 14,95€
Date de sortie : le 20/01/2021
Extraits :