Sorti un peu plus tôt cette année, Gentlemind, que nous proposent le sublime trio composé par Teresa Valero, Juan Diaz Canales et Antonio Lapone, est un album de fête, de vie, de couleurs qui invite à profiter des coups de chance et à tirer parti des coups du sort. C’est dans un tourbillon d’émotions que le dessinateur atomique Antonio Lapone nous entraîne, rendant un hommage grandeur nature à la grande époque de la presse et à tous ceux qui y oeuvraient, en particulier en devanture, dans les couvertures qui, pour être bonnes, devaient déjà raconter une histoire. L’audace était la ligne de conduite là où le buzz putassier et facile a désormais pris le pas. Rien que pour nous, depuis la galerie Champaka où il exposait il y a quelques mois, Antonio nous a pris dans son vaisseau aux allures de crayon pour voyager dans le temps et gagner le New York des années 40. Là où Navit, une jeune artiste désargentée, hérite d’un journal de charme quelque peu désuet : ‘Gentlemind’. Combative, intelligente et audacieuse, elle s’improvise patronne de presse et se lance le défi insensé d’en faire un magazine moderne. Hantée par le souvenir de son amant disparu sur le front en Europe, elle doit affronter la réalité d’une société américaine en plein âge d’or mais résolument machiste… Un album qui a marqué 2020 et idéal, pourquoi pas pour passer le cap de la nouvelle année. Interview réalisée fin septembre, avant le reconfinement.
Bonjour Antonio, et si on se baladait dans cette galerie.
Avec plaisir.
Commençons par le début: la couverture.
C’est la première chose que je fais ! Cette fois, comme cette histoire est pensée comme un diptyque, je voulais que les deux couvertures puissent se répondre. Comme la première est centrée sur Navit et les changements que celle-ci va amener, j’ai choisi d’en faire ressortir le rouge.
La seconde couverture s’intéressera à Arch, et c’est le bleu nostalgique qui la guidera. Ce récit, c’est un hommage aux femmes et aux hommes de papier et du papier. Ceux qui nous ont fait rêver par le simple fait de tenir leurs histoires couchées sur papier.

Comment l’avez-vous conçue alors ?
Avant d’être dessinateur BD, j’ai été graphiste. J’ai toujours adoré résumer des thématiques en une affiche. La typographie doit donner envie de démarrer l’aventure. Cette fois, j’ai oscillé entre plusieurs visions. Soit, j’optais pour une illustration chorale, dans la veine de la série Mad Men (dessin qui finalement se retrouve en page-titre), soit je ne dessinais que les deux personnages principaux. En couvertures des deux albums, ils auraient été séparés quelque temps, mais quand le deuxième sortira, ils seront l’un à côté de l’autre. Enfin, j’espère.

Mais je pense que c’était l’unique manière de le faire, de montrer cet héritage graphique, cette influence du New York des merveilles. Nous avions envie de montrer le courage d’une femme dans les années 40.
J’imagine qu’avoir Teresa Valero comme co-scénariste aux côtés de Juan Diaz Canales, ça a eu son importance.
Oui, Teresa a beaucoup donné. C’est une femme très combative, elle a mis de cette personnalité dans l’album. Au fond, nous n’avons jamais parlé de qui a fait quoi dans le scénario de ce diptyque, mais je pense que ça se sent. Juan est peut-être plus timide, Teresa va de l’avant, et l’équilibre est atteint.

Comment crée-t-on un personnage comme Navit. Qui doit être tout sauf cliché.
Je ne voulais pas d’une poupée, comme celle sur laquelle j’avais terminé ma précédente série, Greenwich Village. Ce n’est en effet pas un cliché, cette femme. Navit est une fille de Brooklyn, juive. Je ne voulais pas en faire une pin-up. Je cherchais un style classique, j’ai pensé à Barbra Streisand. J’ai abandonné le nez franc, à la française qui donne des airs courageux, les courbes aussi. Navit n’est pas belle en soi mais elle a sa beauté à elle.

Autre personnage: l’enseigne du magazine Gentlemind que Navit va relancer, pas si loin d’un personnage Hanna Barbera.
Ah, la mascotte! Je cultive le plaisir de lire, de collectionner ces revues d’antan. Comme les Esquire des années 30. C’est ainsi que Monsieur G est né, avec ses gros yeux, son chapeau qui cache une mèche en G. Il n’est pas si anodin puisqu’il va marquer le changement d’époque. C’est ainsi qu’une séquence le voit remplacer le précédent logo du magazine, Powell Folies. Je devais l’animer, donner l’impression qu’en haut de sa tour ce petit bonhomme dit bonjour.


Il y a mine de rien beaucoup de personnages, notamment parmi les actionnaires du journal. Comment caste-t-on tous ces individus ?
C’est vraiment comme dans les films, on fait le casting. Pour tel jour, on doit avoir x personnes sous la main pour jouer le rôle qui leur est dédié par Juan et Teresa. Comme Waldo ou ce photographe qui s’avère être un dessinateur maladroit. Il s’agit de mettre différents personnages sur la table, chacun ayant son histoire. Et le dessin pour les faire vraiment bouger. Entre la toute première planche et la dernière, certains évolueront. Mais ce n’est pas grave. Je me rappelle la première histoire de Jojo, quand André Geerts commençait à trouver son style et qu’il ne se souciait pas que la physionomie des personnages puisse changer. Si ce maître l’a fait, je pouvais bien me laisser aller.

On n’a pas encore parlé de Arch.
Lui non plus n’est pas cliché. Je l’ai voulu à la Wallace Wood, ce grand dessinateur, star des années 60 à 80 avant de virer à l’auto-destruction. Il avait des troubles psychologiques. Il aurait pu être l’égal de Kirby, de Buscema, il avait un trait merveilleux, un dessin qui coupait le souffle.

Mais il va partir.
Parce qu’il sent qu’il perd Navit, il part trouver du travail à l’étranger. Et dans l’album, Arch Parker part longtemps. J’ai beaucoup travaillé ce personnage. Quand j’ai reçu le scénario, j’ai été très triste qu’il disparaisse aussi longtemps. Mais même à des centaines de kilomètres de là, il n’est jamais loin, il est toujours derrière Navit. On attend qu’elle l’appelle et qu’il réponde. Navit n’est pas heureuse. Même quand sort le premier numéro de Gentlemind qui est un succès.

Les couleurs aussi sont des personnages, changeant les ambiances de page en page.
J’adore marquer les changements de chapitre. Ici, il y avait beaucoup d’allées et venues entre différents décors et ambiances. D’une planche à l’autre, parfois même au sein d’une seule page, on va à Brooklyn, au théâtre, à l’aéroport, chez Waldo.
Mon but est donc de contraster sans appuyer. À chaque fois, j’ai tout de même voulu faire ressortir des motifs rouges, couleur emblématique de Navit.

(La visite se poursuit) Oh tiens, une planche faite en deux parties.
Oui, ce fut un casse-tête. C’est la scène du sondage auprès d’un panel de femmes. En cours de discussion autour de ce que devait être Gentlemind, elles se retrouvaient toutes autour d’une table. J’ai dû la dessiner à part, en plus grand, pour mieux détailler les personnages. Je n’y serais pas arrivé sur le petit espace qu’il me restait dans la planche originale. Ensuite, la case a été réduite et assemblée.

Là, c’est une illustration qui est devenue une jaquette, c’est ça ?
Oui, je me suis amusé à voir notre femme de pouvoir habillée en soubrette, pour les besoins de la comédie. D’ailleurs, c’est son nom de scène qu’on peut lire. Ce fut une jaquette exclusive pour certaines librairies.
Tant qu’à parler de couvertures, il n’y en a pas une ou deux. Il y en a une quantité assez folle dans votre album. Qui est aussi un véritable hommage à l’art de la couverture.
Oui, c’est vrai. Avec deux niveaux de lecture, parfois. À deux reprises, nos personnages se retrouvent devant des kiosques et le large éventail de revues proposées. Chaque couverture existe à part entière mais si l’on passe de l’une à l’autre, c’est tout un morceau de l’histoire que le lecteur peut suivre. Comme la lune de miel de Navit avec le milliardaire H.W. Powell qui se mêle à de réels événements historiques comme des stars boostant la vente de bons de guerre. Je ne voulais pas reproduire des photos mais imaginer des couvertures, tout en m’inspirant de celles de cette période-là. C’est un réel plaisir. Puis, j’aimais bien me retrouver à jouer avec les codes du Times, de Life, d’Esquire. Imaginez ces kiosques de l’époque, c’était des boutiques sans fin avec des rayons énormes pour accueillir toutes ces revues.

Aujourd’hui, il y a beaucoup moins de variété et de publications. Les boutiques ont fermé. Je me souviens de petites boutiques de comics. On ouvrait la porte, on se retrouvait face à un escalier, comme dans Rocky, qui nous amenait au paradis de la lecture. Je me souviens aussi de la librairie The Time Machine. Tout se jouait à la balance, on payait les originaux au poids. Je ne sais pas si tout ça existe encore.
Mais il n’y a pas que des couvertures, il y a aussi des pleines pages.
Le Maître Kirby m’a donné envie de pleines pages. Je lui ai « volé » certaines de ses trouvailles, on en reconnaît partout. Je me suis battu pour avoir le nombre de pages le plus important possible, pour dépasser ce qui était prévu. Je voulais montrer la vie de cette ville, l’animation. Et le faire par planches entières.

Vous citez une boutique réelle, non américaine mais andennaise : Atomik Strip.
Pendant 4-5 ans, j’ai en effet habité Andenne. Je pense que j’ai été le premier à avoir été client chez Tony Larivière. Il faudrait que je retrouve le ticket (il rit). C’est une grande histoire d’amitié, avec lui. C’est un passionné ! Je suis parti avec lui à New York.
Revenons à cette relation entre Powell et Navit, alors que Arch est toujours présent dans son coeur.
Oui, mais il est parti. Alors Navit a décidé de donner une chance à cet autre compagnon. Parce qu’il l’a sauvée, il lui a permis de démarrer sa carrière aussi. Elle l’a aimé, Powell, beaucoup. Même s’il est cynique. Comme en témoigne la symbolique que nous avons mise en place. Notamment dans un jeu de cartes.
Il y a aussi des planches quasiment muettes. Comme ce triptyque montrant les différents lecteurs du magazine dans leurs différents cadres de vie.
Un triptyque visant à montrer six situations différentes, à la verticale. Ce fut un cauchemar. Mais merci aux dessinateurs de comics américains dont l’inspiration m’a beaucoup aidé. J’ai essayé de composer les illustrations en zigzag. Et j’ai varié les couleurs.

C’est très beau et réussi, en tout cas ! Paradoxalement, outre la magie du dessin, il y a aussi le pouvoir du texte sans image, que vous mettez en exergue.
Oui, c’est vrai.
Avec une multitude de détails, aussi.
C’était le challenge, raconter des micro-histoires dans l’histoire. Le monde des avocats, la vie quotidienne dans le New York des années 40, et notamment des Portoricains, l’introduction de ce petit chanteur qui s’avérera être Franckie Sinatra, Groucho Marx aussi. Puis, certains personnages très secondaires vont prendre de l’importance par la suite.
Un exemple flagrant, c’est cette scène du Nouvel an. Sur cette pleine illustration, j’ai voulu invoquer la solitude d’un bout à l’autre. C’est New-York comme elle l’a été avec le confinement, triste.

La musique a aussi une belle place dans cet album.
Ah mais je rêve de réaliser un jour une BD musicale. J’adore l’époque du Studio 54, mythique boîte de nuit de Broadway. Le paradis du Disco, où l’on croisait Grace Jones, Warhol ou même ce célèbre cheval blanc.

Il y a quelques années aux Éditions Nocturne, j’avais notamment travaillé sur des BD consacrées aux Platters et à Stravinsky. En travaillant, il y a tout le temps de la musique autour de moi. Pas que du jazz, je peux passer de Chic à du disco ou du New Age. Je suis très attaché à la radio. J’en ai acheté plusieurs. C’est un rêve d’écouter la radio, d’être porté par une voix et de s’imaginer le reste. Je déteste cette manière actuelle de faire de la radio à la télé, face caméra, ça brise tout le charme, le mystère de la voix.
Cet album, c’est aussi l’occasion pour vous de passer d’un style à l’autre.
C’est vrai, deux styles différents sont à l’oeuvre. Le crayonné et l’aquarelle (que j’avais déjà utilisée dans mon album sur Mondrian) pour raconter l’histoire. C’est ma façon de faire. Pour le reste, pour composer les couvertures signées Arch, j’ai dû dessiner comme un vrai dessinateur de ligne claire. J’ai réellement dû me cacher, m’effacer, trouver un dessin plus doux.

Comme souvent dans vos oeuvres, on retrouve un petit chat noir, votre marque de fabrique.
Mon porte-bonheur. J’ai eu envie de créer ce chat sans en dessiner réellement un. Il y a là un peu de la Panthère Rose, une esthétique des années 40-50’s. Je l’ai voulu noir, ce petit chat, une ombre présente partout.
En fait, avec cette exposition, je redécouvre mon travail. Par paquets de 20 pages, les colis partaient chez l’éditeur. Bon, j’ai bien fait quelques retouches sur les couleurs, j’ai rajouté des trames pour vieillir les dessins.

À part ça, je n’avais plus vu depuis longtemps ces planches.
Vous ne les gardez jamais ? Vous préférez les vendre ?
À la maison, j’ai un grand tableau, une fille allongée sur un canapé, 1m50/1m. De temps en temps, je m’y mets, je fais des retouches. Avec mes planches, c’est pareil, j’aurais toujours envie de retoucher. Pour ça, je n’ai pas d’égo. Mon égo, je le place dans l’album. Quand je les reçois, je ne regarde jamais l’intérieur, je vérifie la bonne impression. Pour le reste, j’ai peur des erreurs. Et il y en a. Il y aura toujours des détails que je n’aime pas. On ne peut pas lécher chaque image, si ce n’est la couverture. C’est drôle, je les voyais plus sombres, ces planches. Affaire de luminosité sans doute.

De générosité, aussi. Merci Antonio de nous faire vivre ça.
Depuis, le tome 2 a bien avancé, extraits à l’appui.

Titre : Gentlemind
Tome : 1/2
Scénario : Teresa Valero & Juan Diaz Canales
Dessin et couleurs : Antonio Lapone
Genre : Drame, Romance
Éditeur : Dargaud
Nbre de pages : 82 (+6 pages de carnet graphique)
Prix : 18 €
Date de sortie : le 22/08/2020
Extraits :