À Hollywood, on aime bien les images d’évangile, des héros vaillants, immaculés, refoulant tous les défauts. Y compris quand, ces dernières années, dans des films même remarquables, Clint Eastwood s’est emparé de sujets. En particulier, sur le cas de Chris Kyle, l’American Sniper, l’Inspecteur Harry a fait la bavure de ne pas approfondir les failles de ce héros de guerre controversé. Sachant faire la part des choses, en auscultant son meurtre, Fabien Nury et Brüno, avec leur délicatesse brute habituelle, rétablissent la vérité. Celle qui siffle comme les balles sur un champ de bataille.
Résumé de l’éditeur : Chris Kyle est un héros. Ancien sniper chez les Navy Seals durant la deuxième guerre d’Irak, il a tué plus de 160 « cibles ». Au faîte de sa gloire (Clint Eastwood a même acheté les droits de son autobiographie, bestseller aux États-Unis, pour en faire un film – ce sera « American Sniper »), Chris Kyle dédie sa vie à aider ses anciens camarades de combats marqués aussi bien physiquement que mentalement par la guerre. Eddie Ray Routh est l’un d’entre eux. Le 2 février 2013, l’inconnu EDDIE RAY ROUTH abat la Légende Chris Kyle.
L’homme qui tua non pas Liberty Valance mais Chris Kyle. Dès le titre qui se dégage, blanc sur noir, de la couverture, il y a une odeur de western, qui sera affirmée à mesure que les chapitres se dessinent sous des citations de films éminemment célèbres du grand Clint. Comme un duel à distance entre la vérité institutionnalisée et celle des auteurs qui ne sont pas bêtes, entre la légende et le lecteur issu du commun des mortels. Sur l’élégante couverture de ce roman graphique disséquant un mythe bien américain, il y a à dire. Le bandeau supérieur prend le contre-pied de l’affiche du film eastwoodien (que Spielberg était pressenti pour réaliser dans un premier temps): sur celle-ci, les volutes de Stars and Stripes passaient devant Chris Kyle comme pour le protéger, l’affranchir de ses défauts, lui donner une sorte de gilet pare-balles et le faire fusionner avec l’Histoire guerrière et héroïque des États-Unis. Pour la BD, c’est bien l’homme qui est devant le drapeau, la cible. Tandis qu’à côté du titre, dans le coin inférieur droit, un homme à lunettes, t-shirt rayé, l’allure déterminée d’un bad boy, se détache du noir. Rien n’est jamais tout noir ou tout blanc. L’homme qui tua Chris Kyle.

« On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende devient réalité, on imprime la légende. » Après une mise en garde sur le fait que cet album livre le point de vue personnel des auteurs sujet à des appréciations différentes, c’est sur une phrase extraite de L’homme qui tua Liberty Valance que commence l’enquête, à distance, de Fabien Nury et Brüno, un duo qui a déjà fait maintes fois ses preuves par le passé. L’histoire peut commencer, dans une ville endommagée, dans laquelle les cendres se mélangent au sang et à la terre : tout fume et il n’y a plus âme qui vive sinon un cowboy solitaire, surarmé, dont on devine un sourire derrière la barbe. Quand la guerre s’invite dans des pays miséreux par l’intermédiaire d’un pays galvanisé de force et de moyens, les westerns mano à mano, équilibrés, prônant la liberté, semblent définitivement lointains.

Mais les vastes plaines continuent d’exister, comme le désert psychologique tourmenté qui survient après avoir traversé un combat. Même quand on est le plus aguerri des combattants, on ne revient pas indemne de la violence, même si elle prend la forme d’un jeu vidéo, qui ne vous met pas de sang sur les mains. Le retour à la maison ne lave pas tout. Qu’on vous voie vaillant, comme Chris Kyle, ou moins que rien, comme Eddie Ray Routh.

Préférant profiter de l’effet loupe du viseur que presser la gâchette, Nury et Brüno livrent une enquête graphique, profondément, réfléchie, qui ne laisse rien au hasard et fouille les détails que la version officielle a gommés. Frenchies qu’ils sont, les deux auteurs n’a pas mené d’entretiens par leurs propres moyens mais ont compulsé des heures d’images, des émissions télé putassières, des interviews de Chris et Taya Kyle, les enjolivements, les mensonges, les petites phrases qui font mouche.

Méthodiquement, notre duo créateur de Tyler Cross, n’ont pas leur pareil pour évoluer dans la réalité qui n’a rien à envier à la fiction et fait preuve d’autant de cynisme. Nury et Brüno font leur cinéma, sans prendre les raccourcis hollywoodiens, découpant plan par plan les moments équivoques de cette tragédie. La mort de Chris Kyle ?

Non, plus loin que ça, tout ce qui a commencé quand Chris Kyle a eu une arme en main et qu’il s’est mis en tête de tout faire pour sauver ses collègues sur le front. Ç’aurait presque été une tâche ingrate, s’il n’en avait pas tiré les honneurs et la fortune. Si cela n’avait pas mené à une industrie florissante pour mettre dans les mains du commun des mortels des redoutables armes faisant de n’importe qui un sniper. Chris Kyle n’était pas le diable, attention, mais un homme, avec ses qualités mais aussi des défauts passés au flou de l’Histoire, pour qui on a bâti une statue, une stature. Après tout, ses failles n’étaient-elles pas celles de l’Amérique.

Tuer n’est pas jouer. Dessiner, c’est affirmer. Avec ce nouvel album, Nury et Brüno prouvent une nouvelle fois leur flamboyante pertinente. Encore plus quand il s’agit d’attaquer en creux un de leurs héros (pas Chris Kyle, non, Clint Eastwood) pour refaire le film qu’il aurait dû faire, sans concession, avec du répondant entre le texte et sa gouaille ainsi que le dessin et son aura. Pourtant, c’est sans doute la bande dessinée la plus compliquée à faire que celle qui calque les images du réel (pas ce qu’on leur fait dire pour s’acheter une réputation brave, comme on le voit à plusieurs moments de cet album). On en a vu des nombreux albums comme ça, sans intérêt.

Dans le concept, Brüno se retrouve à reprendre des images d’interviews, de documentaire, de spot tv (dont un fameux qui voit Taya prendre la relève de son mari, là où elle aurait pu devenir icône d’une non-violence appréciable) aux côtés des planches de reconstitution, millimétrée, notamment pour comprendre la personnalité de cet enfoiré paumé d’Eddie Ray Routh. Quitte à répéter les scènes, à se servir de la redondance des plans d’interview en plateau pour mieux percer à jour les visages. Dans le calque, ça n’aurait eu aucun intérêt. Mais Brüno a l’une des plus belles pattes du Neuvième Art actuel, un dessin reconnaissable, schématique et pourtant tellement imprégné de sa culture pop et pulp, tellement fascinant.

Comme la couleur qu’applique Laurence Croix sobre mais faisant éclater ce qui doit attirer l’attention. Au-delà de l’enquête riche, la plus-value artistique et donc émotionnelle de cet album ne fait aucun doute. De nombreux passages de cet album sont imparables, bien foutus, volubiles et photogéniques à la fois. L’homme qui tua Chris Kyle nous a eus. La détonation qu’il provoque dans nos têtes reste un long moment. Hurlant à un monde plus sage, moins surarmé. À l’ouest d’Eden et à l’est d’Eastwood.

Cet album, augmenté de 16 pages, a également été publié dans une version en noir et blanc à 28€.
Récit complet
Scénario: Fabien Nury
Dessin : Brüno
Couleurs : Laurence Croix
Genre: Documentaire, Drame, Enquête, Guerre
Éditeur: Dargaud
Nbre de pages : 164
Prix: 22,50€
Date de sortie: le 29/05/2020
Extraits :
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