Rejoue-moi ce vieux mélodrame, tes longs couplets à fendre l’âme
Je n’en voyais jamais la fin comme dans ces vieux films italiens
Rejoue-moi ce vieux mélodrame, tu sais la scène où tu t’enflammes
Tous ces sanglots, tous ces chagrins, je crois que je les aimais bien.(Jean-Michel Jarre/Christophe)
Un peu de Christophe, pourquoi pas, pour commencer une lecture qui nous emmène en Italie, dans une sorte de Paradis Perdu. C’est une véritable évasion, une bouffée d’air doux, nocturne et rêvée, que propose Alfred dans Senso, une histoire tissée à partir d’une cocasserie banale qui lui est réellement arrivée et fantasmée pour mieux faire sens avec la vie qui nous traverse tous. Parfois dans ce qu’elle a de plus improbable et inattendu.
Résumé de l’éditeur : Un homme, une femme, un parc, une nuit italienne qui n’en finit pas… Il n’était pas convié. Elle ne voulait pas venir. Les voilà pourtant réunis à cette fête de mariage, dans un vieil hôtel du sud de l’Italie, entouré d’un parc immense. Leur rencontre, inattendue, est celle de deux personnages un peu à la dérive au milieu d’une fête qui ne les concerne pas. Germano et Elena s’accrochent alors l’un à l’autre et se laissent guider par leur désir mutuel de donner, le temps d’une nuit, un sens à leur vie.

« C’est une micro-aventure qui m’est arrivée alors que j’étais invité à un festival, près de Rome. À l’hôtel, aucune chambre n’avait été réservée à mon nom et, pendant un temps, la perspective de passer la nuit à errer dans cet hôtel vieillot plein de tableaux et d’objets insolites m’avait amusé. C’était l’élément qui allait tout relier, et permettre à l’histoire de commencer. », confie Alfred à Lucie Servin dans le communiqué de presse qui préface ce nouvel album, premier roman graphique depuis l’Angoulemisé Come Prima.

Et quel beau point de départ que cet hôtel qui semble fixer le temps autour de lui alors que la cohue s’y invite. Peu avant de s’y retrouver, Germano (un clin d’oeil au projet inabouti, « Le film non réalisé le plus célèbre de l’histoire du cinéma », de Fellini, adapté de Dino Buzatti et intitulé Le voyage de G. Mastorna, un simple nom anonyme trouvé dans l’annuaire milanais de l’époque ), a débarqué sur le quai de gare, en retard, très en retard, et loin, très loin, de son point de chute. Car oui, alors que le cheval de fer déverse son lot de navetteurs ébouillantés et que les haut-parleurs vocifèrent les « scusi », Germano est déjà perdu.

Depuis le quai de la binario 1, il doit trouver une cabine téléphonique, il faut dire qu’il résiste à la tentation du portable et de la joignabilité partout tout le temps. Mais, là, pour le coup, son contact ne lui répond pas. L’hôtel Zia Piera est loin et il doit se résoudre à marcher comme en plein désert, avantageusement verdoyant ici, sous le cagnard. Un mouchoir à carreaux rouges sur la tête, il pourrait bien faire concurrence au Capitaine Haddock. Si ce n’est qu’il ne jure pas. Germano, il se résigne, il se laisse porter par la vie. Plus souvent, enfoncer, d’ailleurs. Son seul acte de résistance repassé en boucle sur YouTube lui vaut encore la risée de ses pairs. Alors, ça n’aide pas.

La traversée du désert a commencé bien avant ce chemin de campagne et risque bien de se poursuivre au-delà de cette étape de transit, déboussolée mais pas autant que Germano. Germano arrive dans cet hôtel perdu, sans avoir confirmé la réservation déjà confirmée. Le cauchemar continue, et dire que la nuit n’est pas encore tombée. Et qu’un mariage se prépare, avec des convives le coeur à la fête alors que notre homme (on verrait bien Philippe Reboot l’incarner au cinéma) a l’âme en peine. En décalage. Piétinant son impatience de quitter ce lieu paumé et ces fantômes et… la robe d’Elena. Elle aussi ne sait pas ce qu’elle fait là. Alors ils s’enfuient dans la nature hirsute, mal entretenue ce qui ne la rend que plus belle, environnant cet hôtel décadent. Et l’aventure commence, la vie reprend, dans tous les sens.

Waow, quel petit trésor que cet album impressionnant de légèreté et de précision émotionnelle. L’air de rien. Détournant les clichés, le vol des oiseaux, Alfred explique composer son histoire sur une idée de base mais sans scénario, de manière décloisonnée, en toute liberté. Quitte à ne pas savoir quelle fin il donnera à son ouvrage quelques jours avant le bouclage. Ça ne réussit pas à tous les auteurs mais à Alfred, bien. Dans cette excursion dans la nuit, au fond de nous-mêmes aussi, l’auteur réveille des sensations, invite au laisser-aller dans un moment suspendu. Ici comme ailleurs. D’une poésie admirable, d’un humanisme incroyable.

Titre : Senso
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Alfred
Genre : Comédie romantique
Éditeur : Delcourt
Collection : Mirages
Nbre de pages : 158
Prix : 19,99€
Date de sortie : le 23/10/2019
Extraits :