Au bout du crayon de Pierre Place, le souffle des Muertos: « Il y a peu de scènes indispensables mais aucune n’est de trop »

« Jungle, welcome to the jungle
Watch it bring you to your shun n-n-n-n-n-n-n-n knees, knees
Uh I, I wanna watch you bleed » (Guns N’Roses)

© Pierre Place

Avec Muertos, Pierre Place nous emmène dans un enfer d’épouvante, une jungle éprouvante, dans un Mexique du sud encore loin de la modernisation mais dans lequel un vent de rébellion se lève. Des morts-vivants dont on ne sait d’où ils sortent prennent d’assaut les trains, les chevaux et les humains encore un peu vifs dans ce décor à la lisière du western et du drame social. Né dans les pages du magazine Aaarg!, le récit noir et blanc, décharné et pourtant très riche de Pierre Place, Muertos s’offre 150 pages réunies dans un format classe tout en semblant être exhumé d’un vieux grenier de grand-mère, un peu maudit et pourtant criant d’une vérité qu’on n’arrêtera pas cette fois. Interview largement illustrée, notamment par des post-it. Pendant la création de cet album, Pierre Place en a en effet créé plus de six cent, publiés quotidiennement.

© Pierre Place

Bonjour Pierre Place, vous êtes récemment devenu papa, félicitations ! Mais, a priori, votre Muertos, votre progéniture attendra quelques années avant de le lire, non ?

Je pense que c’est un album à mettre entre des mains intelligentes, plus pour les adultes, effectivement.

La dernière fois, vous arriviez avec un album urbain et moderne, avec votre comparse Pierrick Starsky: Macadam Byzance. Cette fois, c’est l’état sauvage.

Oui, mais Pierrick est toujours là puisque c’est lui qui a amené le projet à mon éditeur chez Glénat : Cédric Illand. Mais, avant ça, Muertos a été prépublié dans Aaarg, dès 2012. Pendant un an et demi. Après quoi, nous avons eu un peu de mal à faire naître cet album.

Zapatistas © Pierre Place chez Aaarg !
Dessin pour le magazine Aaarg! © Pierre Place pour Aaarg!

Mais il naît de la plus belle manière, avec une couverture qui pète !

Oui, j’en suis très content. Avec Cédric, nous avons réfléchi ensemble à ce que nous voulions proposer. Je voulais qu’il y ait un côté rétro vieilli… sans que cela coûte une fortune. Je ne voulais pas d’un papier trop glacé ni du vernis sélectif qui permettait l’effet néon dans le ton de Macadam Byzance.

Au final, c’est comme un grimoire maudit qu’on aurait pu dénicher dans le grenier de grand-mère ! D’ailleurs, l’entièreté de l’album est en noir et blanc.

Ce n’est pas évident, c’est un risque éditorial à prendre. Le lecteur risque de se dire : « ouhlà, ce n’est pas un dessin d’aujourd’hui. Mais la couverture, elle aussi en noir et blanc, permet de ne pas mentir au lecteur.

© Pierre Place chez Glénat

Mais il y a des moments d’hésitation, une pression éditoriale. Sauf que je n’aurais pas pu faire cet album en couleurs, toutes mes références étaient en noir et blanc : les documents , les archives, les pièces artistiques, les gravures, les films… tout  était en noir et blanc. En plus, je suis un grand amoureux des comics américains des années 40-50.

© Pierre Place

Les couleurs, pour moi, sont difficiles à appréhender, je travaille toujours en noir et blanc. Je suis dans l’incapacité de penser la couleur, je préfère étudier l’ombre et la lumière. Je suis un colorieur plus qu’un coloriste, comme les enfants. Le noir et blanc, par contre, j’aime le manier, créer de la profondeur avec un fond gris par exemple.

Puis, il y a l’aspect financier, j’aimerais beaucoup faire vivre un coloriste à mes côtés. Mais ce n’est pas possible, pour l’instant.

© Pierre Place

Pour un tel album, j’imagine qu’auteur et éditeur doivent avancer dans la même direction.

Et ce fut le cas. Il y a eu une discussion avec les équipes de Glénat et nous nous sommes très vite mis d’accord. Le livre a été très bien accompagné. Starsky en était le directeur artistique et Cédric Illand a très vite compris ce qu’allait être cet album. J’étais comme un coq en pâte.

Avant la reprise par Glénat, où en était votre histoire ?

Une trentaine de planches existaient, ainsi que le découpage de certaines pages et le résumé de la fin.

© Pierre Place chez Glénat

Quelle est la genèse de ce projet ?

Le point de départ, c’est un auteur : B. Traven. Un auteur apparu au Mexique mais de langue allemande, libertaire et anarchiste. Il est assez énigmatique dans la mesure où on ne commence à le connaître que quand il commence à publier. Avant, on ne sait pas qui il était.

Il a notamment écrit des livres dont le titre donne une bonne idée du contenu : Le Vaisseau des morts et La révolte des pendus. Deux romans qui m’ont donné l’envie de faire cet album. De traiter la révolution mexicaine en apprenant à connaître Traven. Il s’intéressait aux gens du peuple que la bourgeoisie n’entend ni ne comprend. C’est la révolte des muets, des invisibles, … des morts. Je me suis dit que je manierais bien cette thématique avec des codes de genre. Survival, horreur et western. J’ai constitué la biographie de quelques personnages d’une hacienda et j’ai commencé.

© Pierre Place chez Glénat

Vous livrez un album de morts-vivants dont on ne sait ce qui a mené à leur transformation.

Ça m’intéresse que les lecteurs se posent des questions. J’essaie juste de suggérer, j’aime en dire le moins possible. Au final, je crois qu’il y a peu de scènes indispensables dans cet album mais aucune n’est de trop. Il y a des bouts d’indice à chaque page.

Je me suis dit qu’à partir du moment où je faisais la révolte des morts, je devais jouer la carte à fond mais ne pas en donner les clés. Sortent-ils des tombes, ne sont-ils vivants que par la révolte ? La manière ne m’intéressait pas. Les questions étaient : pourquoi se révolte-t-il ? Et à qui s’attaquent-ils?

© Pierre Place chez Glénat

Quelles sont vos connaissances en matière de morts-vivants ?

Je n’ai jamais lu The Walking Dead. Les premières interviews m’ont interrogé là-dessus : le noir et blanc, est-ce une référence à The Walking Dead ? Non, du tout. J’ai vu les grands classiques du genre. Ma connaissance ne vient pas des pastiches et j’ai utilisé les codes avec plaisir. C’était jouissif pour moi, tout en disant énormément de choses… sans rien dire. L’opposition entre les morts et les vivants évoque plein de choses.

© Pierre Place chez Glénat

Votre album se vit par chapitres, qui tombent parfois en début de page, ou en fin. Au milieu aussi.

Il y a plein de raisons à ce mode de fonctionnement. L’une veut qu’au moment de l’après-écriture, il n’y avait pas forcément de place dans le magazine Aaarg pour une histoire si longue. Il fallait trouver un truc pour présenter chaque épisode comme une nouvelle histoire. Par chapitres de huit pages, j’ai commencé à imaginer des intertitres. Qui sont restés. Ça m’évoque aussi le cinéma muet des années 10-20 mais aussi le cinéma branchouille, que je ne renie pas, de Quentin Tarantino.

© Pierre Place

Puis, sans ces intertitres, certaines scènes ne commençaient pas juste. J’avais des envies de scènes commençant sur les pages de gauche et je ne voulais pas étirer artificiellement le récit. Les intertitres étaient un bon compromis. Ça m’a aussi rappelé les vieilles publications franco-belges quand il fallait réadapter les pages parues dans les journaux BD pour la parution en album.

© Pierre Place chez Glénat

Vous vous retrouvez avec une sacrée ribambelle de personnages, non ?

Oui et je devais marquer leurs rôles sociaux. Il y a ainsi des codes, les bourgeois étant en costume-cravate. En fonction du milieu dans lequel ils se trouvent, ils s’interpellent de manière différente. Par la fonction, entre les catégories sociales. Par leurs noms au sein de la même catégorie. Vu qu’il y avait une quinzaine de personnages principaux, si je ne les avais appelé que par leur nom espagnol, j’aurais risqué de semer la confusion dans la tête du lecteur. Puis, ça me permettait d’appuyer le rôle de la hiérarchisation de la société dans le Mexique post-colonial, des années 10.

Avec des surprises. On pense assister à un western à cheval lorsque surgissent des voitures.

© Pierre Place chez Glénat

C’est un monde à mi-chemin que ce sud du Mexique, rural. Au nord, loin de Mexico, la société a évolué, le télégraphe est apparu, le tramway aussi. Des photos en attestent. Mais au sud… J’ai trouvé peu de matériel sur les lieux où je situe mon action, sur la route d’Oaxaca. Mais ça me plaisait bien d’imaginer un western modernisé.

© Pierre Place

Les femmes ont toute leur importance.

C’était compliqué car je n’avais pas la volonté de faire un livre féministe. Mais oui, les femmes ont un rôle à jouer dans mon histoire. Mais, c’est l’époque du patriarcat mexicain, j’ai donc dû faire le vide autour de mon personnage principal. Tant du côté du père que du soupirant. Quand elle se retrouve seule Maria peut prendre le contrôle.

© Pierre Place chez Glénat

Il y a là un vrai jeu de massacre.

Oui, j’avais besoin qu’elle soit libre. Je devais donc tuer ou éloigner ceux qui y seraient un frein.

Avec de vraies questions sur les personnages à faire mourir ou pas ?

Oui. Bon, je savais que j’avais créé certains personnages dans un but de faire-valoir, pour leur côté massacrable mais pour d’autres, c’était moins évident.

© Pierre Place chez Glénat

Il y a énormément de morts et tous sont différents.

En même temps, un seul personnage devait être reconnaissable entre tous, à n’importe quel passage de l’album. Ça me permettait de dessiner les autres de manières toujours différentes. Je ne me suis pas posé de question. J’aime dessiner les foules indéterminées, c’est moins de boulot que de suivre des personnages particuliers.

Il y a un vrai sens du cadrage et du plan qui est à l’oeuvre dans votre album.

J’aime dessiner, ça ne me coûte pas. J’aime avoir un trait élégant mais aussi avoir la main-mise sur une mise en scène fluide et lisible, rapidement. Je n’ai pas envie de trop m’appesantir. Même si le dessin est riche, je crois que l’album doit se lire d’une traite. Et le cadrage ne doit pas faire beau, il doit diriger l’oeil du lecteur. Plein de gens me parlent d’un rapport au cinéma. Pour être honnête, je n’y ai pas pensé. Bon, il y a bien un ou deux clins d’oeil mais ça s’arrête là.

© Pierre Place chez Glénat

Il y a aussi cette double-page… mortelle.

C’est une charnière, une sorte de premier point d’orgue. S’ensuit une respiration de dix pages mais plus loin, ça s’intensifie. C’est la première fois qu’on voit un mort de près. On a bien vu quelques images rapprochées de Dolorès, celle qui apparaît comme la cheffe, mais les morts étaient menaçants. Ils arrivaient dans le champ de vision parce qu’un personnage les regardait. Cette fois, ils sont bel et bien là. Cette image, elle n’est pas pour le lecteur, elle est pour les personnages, presque.

Avec un très gros plan.

Oui, c’était imaginé comme ça dès le découpage. Une grande case ne suffisait pas. Et si j’avais pu, j’aurais fait un pop-up, un dépliant.

© Pierre Place

Comment avez-vous conçu la couverture ?

Ce fut assez facile, je me suis inspiré des voitures de l’époque pour le bord supérieur mais aussi des livrets de partitions musicales qui était distribués à l’époque où les disques n’existaient pas encore. Ils présentaient des blocs assez typographiques, denses avec des illustrations faites en gravure sur bois. Je me suis aussi servi de l’art déco, très colonial.

© Pierre Place

Pour le titre, j’ai fait les lettres à la main, pour qu’il y ait volontairement du mouvement. Le visage du mort en gros plan, c’était pour l’impact.

Muertos, c’est le titre d’origine ?

Non, cela devait être Calaveras qui signifie crâne, tête de mort. Mais c’était un peu moins clair pour le lecteur. Et ça pouvait sonner comme une sorte de cavale.

© Pierre Place chez Glénat

Puis, il y a quelques années, Charles Burns avait sorti son tintinesque Calavera chez Cornelius. Je n’avais pas envie d’être perdu dans le référencement par cette similitude.

La fin de votre album est donc ouverte ?

Oui, et c’est une vraie double-référence à Traven. D’une part à son Vaisseau des morts qui rapporte les errances d’un marin sans papier dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. À force de chercher un bateau, il embarque sur le Yorrike, un bateau que les armateurs ont décidé de couler pour toucher l’argent de l’assurance.

© Pierre Place

D’autre part, il y a une référence à la fin de la Révolte des Pendus. L’histoire est celle de gens qui coupent du bois précieux dans des conditions atroces. Et, quand ils font une faute, ils sont suspendus tout une nuit à des arbres. Certains en meurent. Jusqu’au jour où ils se révoltent, tuent leur maître et avancent vers la ville pour renverser le pouvoir en place. À la fin, c’est une vraie horde de peons armés de machettes face aux mitraillettes. Ils vont au-devant d’une mort certaine mais pas sûr, le roman s’arrête.

© Pierre Place

Bon, Traben a commis l’erreur, à mon sens, d’y donner suite dans A General from the Jungle. Il y raconte une histoire idyllique, l’armée a été renversée, les révoltés ont fondé une société idéale et autonome au coeur du Mexique sauvage. C’était intéressant mais très décevant.

Du coup, je promets au lecteur qu’il n’y aura pas de suite. Par contre, pourquoi ne pas explorer le passé de Dolores ? C’est une hypothèse.

© Pierre Place

Quels sont vos projets ?

En ce moment, je travaille sur une exposition autour de Muertos et du matériel inédit de cet album pour le festival Les rencontres du 9e Art à Aix-en-Provence. C’est un festival qui s’intéresse à la BD d’une certaine manière, sans forcément de dédicaces mais en faisant déambuler le visiteur dans divers lieux de la ville via des animations, des ateliers. J’ai ainsi proposé l’exposition à Serge Darpeix, le directeur artistique. Je ne voulais pas d’une pièce blanche dans laquelle on accroche les planches, peut-être une autre fois.

© Pierre Place

Dans cette exposition, je prends le parti de refaire l’histoire en créant différentes pièces : des ex-voto, des affiches, des gravures… Je raconte Muertos d’une autre manière.

J’aime naviguer d’un média à l’autre. La BD est extrêmement codifiée dans sa structure. Mais quand on libère le dessin pour le dessin, c’est assez jouissif. Je prépare cette exposition depuis quelques années, accumulant des petits trucs. Je pense que j’y aurai passé deux-trois mois.

© Pierre Place

Y’a-t-il eu des scènes supprimées ?

Au final, il reste 152 pages, mais j’en avais écrit beaucoup plus. Mais je n’aime pas l’inutile, et il y avait de bonnes raisons à supprimer ses pages. Je préfère suggérer des scènes plutôt que les dessiner. L’aspect économique a joué aussi, 150 pages, c’est dur à monter, on ne pouvait pas faire plus. J’ai écrit l’histoire trente pages par trente. Le synopsis, lui, était détaillé. J’ai réécrit la fin aussi, moins de six mois avant de finir l’album. J’ai rebidouillé, j’ai enlevé des choses. J’essaie en tout cas de ne jamais avoir de regret.

© Pierre Place

Vous avez pris la température lors de dédicaces. Quel personnage a la cote jusqu’à présent ?

Angoulême, Lyon, Grenoble… Les grèves ont perturbé la petite tournée qui était prévue. Mais, parmi les demandes, les morts ressortent. Dolores, notamment. Mais, aux séances de dédicaces, la plupart des gens n’ont pas encore eu le temps de lire l’album. Alors, ils oscillent entre la couverture et certaines pages marquantes. Il y a beaucoup de personnages au début, on ne se rend pas compte de ceux qui vont prendre de l’importance… et il vaut peut-être mieux pas (rires).

© Pierre Place

Merci Pierre et très bonne préparation d’exposition.

Titre : Muertos

Récit complet

Scénario et dessin : Pierre Place

Noir et blanc

Genre : Action, Drame social, Horreur, Thriller

Éditeur : Glénat

Nbre de pages : 150

Prix : 25,50€

Date de sortie : le 08/01/2020

Extraits :

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