Une roulotte qui s’ouvre sur les grands espaces. Ça aurait pu se terminer comme ça, sur quelques notes de banjo. Mais ce n’était que le commencement pour nous mettre dans le bain… de sang. Pendant plusieurs années, Thierry Gloris et Jacques Lamontagne ont concocté Wild West, une épopée western doublée d’un destin de femme, qu’ils ont enfin dégainées, début de cette année. Un diptyque qui pourrait ensuite prendre le large, en compagnie de celle qui deviendra Calamity Jane et de Wild Bill. Ils n’ont rien à leur envier, fines gâchettes qu’ils sont, interview avec les deux auteurs de cette fresque habitée.
(Photo de couverture: Jean-Jacques Procureur)

Bonjour à tous les deux, vous nous revenez d’Angoulême, comment s’est passé votre festival ? Idéal pour lancer un album ?
Jacques : Ce fut épuisant. En quelques heures, la moitié du stock avait été vendue. Cela nous a obligés à un réassort. C’était apparemment une première pour l’éditeur.
Thierry : Au milieu de toutes ces nouveautés, c’était de bon augure. Mais Angoulême, ce n’est qu’un moment. Ce n’est pas Angoulême toute l’année. Est-ce qu’Angoulême est représentatif d’un succès ? Je ne suis pas certain.

Donc, il y a failli y avoir des duels entre les lecteurs pour avoir le Graal ?
Jacques : Oui, c’est ça (il rit).
Thierry: En tout cas, je dédicaçais à côté de Serial Jack, il dédicace plus vite que son ombre, plus vite que le temps que je mets à écrire un petit mot.
Jacques : C’est vrai que nous n’avons pas arrêté. Nous tournions autour de 80 dédicaces/jour.
Thierry : D’habitude, Jacques dédicace et moi, j’ai le temps de discuter. Vu sa forme, j’avais à peine le temps de dire bonjour puis au revoir et le dessin était terminé.

Comment est née cette épopée de western ?
Jacques Lamontagne : J’en suis l’initiateur quand Thierry m’a demandé quel sujet je voulais aborder pour notre prochaine collaboration. J’avais envie d’un drame humain dans une petite communauté. Je me suis amusé avec le pinceau, la plume, à jouer avec les textures, la mise en couleur. J’ai expérimenté des choses. J’avais le goût du pinceau et d’un rendu qui serait rude, granuleux.
Thierry : Depuis le début, il est question d’un diptyque. Avec un premier album abordant la question de ce qu’est être une femme dans l’Ouest. C’est ainsi que nous faisons la rencontre de Martha Cannary. Calamity Jane, ce sera pour le tome 2.

Nous sommes en pleine période de western dans la BD, non ?
Thierry : Oui, et pourtant, nous avons conçu ce projet en 2017. Six mois avant Angoulême 2018. À part Undertaker, il n’y avait pas encore tant de westerns sur le marché de la BD.
Jacques : Mais je me suis d’abord intéressé au sort de Shelton & Felter pour ne pas mettre trop de distance entre deux tomes. Et, dans cet intervalle, il y a eu une émergence de tout plein de westerns.
Thierry : Ce pourquoi il y en a tant à présent, je n’en ai aucune idée. Nous sommes partis dans le western, par hasard, pour sortir de notre bulle de confort et essayer autre chose. Quelque chose qui soit quand même historique mais avec d’autres ingrédients. Il y avait un challenge.
La question est, au tout début, est-ce vraiment Calamity Jane ?
Thierry : Chez Dupuis, ils ont lu tout le premier album avant de dire, en bout de course: « Mais c’est Calamity ? » Oui, forcément, pourtant, je n’avais pas envie de le dire, de l’écrire dans le premier album. L’héroïne, c’est Martha Jane Cannary pas Calamity.
Mais, s’est greffée la question de la communication. Après réflexion, je crois qu’ils ont eu raison de communiquer sur le fait que c’était l’histoire de Calamity Jane. Même si cette facette est réductrice, pour le grand public, ça situait directement le cadre.
En tant que Nord-Américain, Jacques, y’a-t-il des facilités à faire un western ?
Jacques : Oui, pour les grands décors mais pour le reste, l’architecture n’est pas la même. Jusqu’aux poignées de portes. Ce qui distingue le Canada des États-Unis, ce fut, pour les seconds l’urgence de construction. De véritables villes-champignons ont émergé. Du coup, j’ai eu besoin de documentation, c’est la base de la BD, que ce soit pour le dessinateur ou le scénariste. Il faut embarquer le lecteur, que celui-ci y croie. Par les paysages mais aussi les armes, les étuis, les accessoires. Et si l’on en vient à créer quelque chose, il faut que ça se tienne, que ce soit crédible.

Thierry : Moi aussi, j’ai pris des bouquins d’histoire. Mais c’était déjà une thématique que j’avais travaillée en fac d’Histoire, qui me porte : comment les Américains sont devenus des Américains. Par exemple, par les armes à feu.
Jacques : Quant aux décors, les paysages, les forêts notamment, me sont familiers, mais c’est tout de même différent du Canada. Dans les villages, les maisons sont fabriquées dans des matériels différents.

La documentation est importante ?
Thierry : C’est le grand défi ! Dès qu’on utilise des accessoires, il faut s’assurer qu’ils sont bien antérieurs à 1867, l’époque dans laquelle nous racontons notre histoire.
Jacques : Tu es maniaque ?
Thierry : Non, mais je sais que des maniaques liront le livre.

Quelle est la part de réalité et de fiction dans votre histoire ?
Thierry: La logique est la même si on retourne la question. Qu’est-ce que vous en pensez ? J’ai repris les clichés: ce qu’on voit du mythe tel que perpétué par le cinéma. Il se nourrissait des écrits des journalistes de l’époque qui décrivaient ce qu’étaient les desperados. Ce n’étaient jamais que des témoignages de seconde-main. Il m’importait de reprendre le mythe, de le tirer et l’amener vers autre chose.

Avec une scène d’intro qui a des airs de fin d’album, comme Lucky Luke qui chante « I’m a poor lonesome cowboy », mais qui dégénère très vite.
Thierry : Ce genre de scène un peu cliché, oui. Mais puisqu’il existe, autant s’en servir et en faire autre chose. C’était notre Monument Valley, un peu. Une scène d’introduction et tout de suite une attaque. C’était l’occasion de revenir directement à une réalité brutale sans faire l’économie de l’information. Au-delà des grands espaces. On se retrouve ainsi à l’arrière d’une maison, le back house, face à une toilette. En effet, il n’y avait pas de chiotte à l’intérieur, à l’époque, il fallait sortir de la maison.

Et une chanson ?
Thierry : Quelle autre chanson que Oh! Susanna pouvait ouvrir cet album. C’est l’une des premières choses qui arrivent en tête quand on parle de western. Le banjo, cette chanson folklorique. C’est une manière d’amener le stéréotype, comme dans un décor truqué… Sauf que le massacre approche.
Jacques : L’album se passant principalement en intérieurs ou dans l’obscurité, c’était volontaire de notre part d’amener une scène dans un grand espace. Le tome 2 sera différent et s’ouvrira dans les grands espaces indiens, avec une cavalerie. Le tome 1, lui, servait à construire le mythe.
Comment éclaire-t-on l’ombre justement ?
Jacques : Quand on parle de huis clos, il faut avoir la lampe à l’huile à côté. Il est important d’adapter la coloration, de ponctuer les scènes. J’ai voulu que les couleurs rythment cet album, avec des lumières chaudes et d’autres glauques.
Thierry : Les films sont remplis de projecteurs. La lumière vibre plus dans le dessin qu’au cinéma. Bon, il y a des exceptions, Von Trier, certains films nordiques…

C’est album est aussi rythmé par le ressenti de votre héroïne, durant de longs passages, elle se livre, en voix off, par des cartouches.
Jacques : C’est presque un journal intime, en fait. Mais il ne fallait pas que ça prenne trop de place. D’où le soin que nous avons mis à aménager de grandes cases pour que le lecteur s’y immerge. Pour la suite, il pourrait y avoir plus de dialogues, on pourrait un peu relâcher.
Thierry : Cela dit, quitte à parler de clichés, il y a celui du héros qui ne parle pas. C’est le cas de Wild Bill, qui apparaît. Mais Martha, si, elle a besoin de parler.

Comment gérer le temps en BD ? Ici, il se passe presque un an, à travers les saisons.
Thierry : C’est ce qui fait la différence de ce média par rapport aux autres : l’écoulement du temps. c’est l’une des choses les plus difficiles à gérer pour le scénariste. Il peut y avoir énormément d’action en quelques secondes ou ne rien se passer sur des années.
Jacques : Il faut tout faire pour que le lecteur suive bien les intentions du scénariste. Cela passe par différents décors, par la météo. Un temps sec, de la neige en pleine forme ou de la boue, ça amène des perceptions différentes.

Et au milieu de ça une pieuvre, tentaculaire. Comme un démon de Martha. D’où vient cette idée ?
Jacques : Cette scène, c’est presque une cassure, une image fantasmée, un cauchemar, très dérangeant.
Thierry : C’est une référence biblique en fait. Même si on ne voit pas la Bible, il y est plusieurs fois fait référence. Le western, c’est tout de même un colt et une bible, dans l’imaginaire.
Cette pieuvre amène l’idée du Léviathan. Ce n’est pas une pieuvre pour mettre une pieuvre. Elle a du poids. C’est un des rares trucs que Martha a lu, la Bible.


Jacques : Une bible et un fusil, c’est le titre d’un film avec John Wayne et Katharine Hepburn.
Comment gère-t-on la violence ?
Jacques : Avec précaution…
Thierry : Si on sert un truc hyperviolent, il faut le faire en dosant, pour ne pas tomber dans le vulgaire ou le voyeurisme.


Comme dans cette scène de viol,
Thierry : Nous avons voulu vivre ça dans l’après. Martha se lave indéfiniment, se sent souillée. Il était important de faire ressentir sa détresse.
Jacques : Sur plusieurs planches, elle apparaît comme une victime. Avant la rédemption, elle sera manipulée, trompée. C’est une rude vie que la sienne. Il fallait réussir à mettre de la distance dans le message.

Martha n’est pas une héroïne.
Thierry : Assurément, non. Celle qu’on présente sur la couverture de l’album, c’est la femme qu’elle deviendra. Mais il y a du chemin à faire.
Comment la représenter ?
Jacques : Nous avons bien cherché quelques photos mais elles montraient Calamity Jane. Ici, il fallait retourner à Martha Jane Cannary. Lui trouver un faciès. C’est une licence artistique que de l’imaginer à ses 16 ans. Plus jeune, plus jolie. Il fallait que le lecteur s’y attache.

Thierry : Il ne faut jamais oublier que les photos que nous connaissons de ce personnage datent de ses 30 ou 40 ans. On la disait très laide. Mais qui nous dit qu’on ne peut pas imaginer qu’elle ait été belle dans ses jeunes années. Ce qu’on vit, ce qu’on mange pour tenir les grandes distances du désert, le climat, tout cela impacte le physique…
Comment avez-vous élaboré la couverture ? Et ce regard!
Jacques : C’est un regard très dur, presque éteint. J’ai travaillé des heures sur ce portrait. Je voulais que sur la couverture on sente que cette fille n’était pas celle qui servait et desservait les tables. Dans les pages du tome 2, elle sera donc plus près de ce look.
Jacques, pour ceux qui lisent Wild West après Shelton & Felter, quel changement.
Jacques : Ce sont deux univers très différents. Shelton & Felter, c’est dans la lignée du Franco-Belge. Avec Wild West, je suis plus dans la veine que j’avais déjà exploitée dans la série Druides. Mais Wild West est plus abouti, de par le temps que j’y ai passé.
Dans l’élaboration, l’alternance n’est pas possible. Je dois basculer d’un univers à l’autre, je ne peux le faire qu’une fois qu’un album est fini.

Wild West pourrait très bien aller au-delà du deuxième tome, non ?
Thierry : C’est certain, nous avons prévu ça comme une série prudente. Selon les impératifs, on verra. Mais c’est une série ouverte, pas un biopic. Nous allons suivre le duo Calamity-Wild Bill auxquels se joindra un troisième larron, Charlie Utter.

Quelle bande-son donneriez-vous à cet album?
Jacques Lamontagne : J’ai tellement écouté de morceaux, ma conjointe n’en pouvait plus. J’ai adoré Sergio Leone, Deadwood. Mais je suis aussi allé creuser un répertoire plus ancien. Des ambiances à la Morricone, forcément.
Il n’y a pas de bande-son si sombre, en fait… Ou alors, il faut jouer le décalage, Oh! Susanna !
Thierry : Dans le même ordre d’idée, je conseille Jorge Ben Jor, un musicien brésilien très gai, très chaud.
La suite, c’est quoi ?
Thierry : Le troisième tome de Cléopâtre qui vient de sortir, en compagnie de Joël Mouclier.

Sinon, je travaille sur un album chez Delcourt avec Emiliano Zarcone. Ça s’appellera Kurusan, il s’agira de l’histoire du premier samouraï non-japonais de l’Histoire. C’est véridique, il était africain. Kurusan, ça veut dire Monsieur Noir. Son histoire a commencé en tant qu’esclave de missionnaires catholiques. Les Japonais ont été surpris de sa grande taille, qu’ils se le sont attachés en tant que garde du corps.
Jacques : De mon côté, ce sera Wild West, tome 2. Mais j’ai aussi signé le scénario d’un conte fantastique du Québec, Le manoir Sheridan, c’est dessiné par Ma Yi et prévu chez Glénat.
Merci à tous les deux pour cette chevauchée.
Tome : 1 – Calamity Jane
Scénario : Thierry Gloris
Dessin et couleurs : Jacques Lamontagne
Genre : Drame, Histoire, Western
Éditeur : Dupuis
Nbre de pages : 56
Prix : 14,50€
Date de sortie : le 24/01/2020
Extraits :