Il est des auteurs qui résistent aux affres du temps. Il en est d’autres dont les écrits se renforcent et troublent par leur contemporanéité. Dans le genre visionnaire, du moins socialement, l’un des champions s’appelle George Orwell. Mort il y a septante ans, un 21 janvier, et pourtant. Si l’on continue à beaucoup parler de son 1980, sa Ferme des animaux n’est pas vaine et dispose encore d’un lot d’enseignements que notre époque doit tirer. Au lieu de se tirer dans les pattes. Des pattes il y en a de nombreuses paires dans l’interprétation libre mais riche qu’en font Xavier Dorison et Félix Delep, qui met la barre haut, dans les nuages pour son premier album. Animal de tout poil, sois le bienvenu dans Le château des animaux; humain, déguerpis bien vite !

La vile vie de château !
Résumé de l’éditeur : Rire, c’est déjà ne plus subir. Quelque part dans la France de l’entre-deux-guerres, niché au cœur d’une ferme oubliée des hommes, le Château des animaux est dirigé d’un sabot de fer par le président Silvio… Secondé par une milice de chiens, le taureau dictateur exploite les autres animaux, tous contraints à des travaux de peine épuisants pour le bien de la communauté… Miss Bengalore, chatte craintive qui ne cherche qu’à protéger ses deux petits, et César, un lapin gigolo, vont s’allier au sage et mystérieux Azélar, un rat à lunettes pour prôner la résistance à l’injustice, la lutte contre les crocs et les griffes par la désobéissance et le rire…

« Il y a bien longtemps, les hommes avaient construit un château qu’ils avaient transformé en ferme. On ne sait plus trop pourquoi, mais ils en étaient partis… » C’est donc un temps plus loin que Xavier Dorison et Félix Delep emmènent l’univers déjà bien en place de George Orwell. Avec assez de malice que pour amener un regard neuf et proposer au lecteur une vraie nouvelle histoire, avec des personnages charismatiques, qu’ils soient frêles ou costauds d’ailleurs.

Ici, en tant que lecteur-voyeur de ce monde animal qui vit en autarcie et s’autogère, on pourrait croire qu’il s’est libéré du joug des humains… pour en hériter d’un autre. C’est todi les ptits k’on spotche, comme on dit en Wallonie, l’Homme est parti, mais sa place a été vite prise. La loi de la Jungle à la campagne. Sans lion ni python mais avec des taureaux et des chiens ayant appris à mordre, qui se réservent les meilleurs morceaux. Pendant que le petit peuple, chats, canards et autres chèvres crèvent la dalle. Au point de crier au scandale, dans une opposition fatale.

Le château des animaux, ce n’est pas Martine à la ferme, c’est clair. Encore moins les Bisounours. Avec la bénédiction de son ancien professeur, Xavier Dorison lui-même, Delep trouve la justesse et ne pousse pas trop loin le bouchon de l’anthropomorphisme.

Les animaux restent des animaux, tout juste le dessinateur joue-t-il sur les regards et les gueules pour les rendre un peu plus expressifs que nature. C’est d’autant plus saisissant quand cette première partie (quatre tomes sont prévus) bascule dans l’horreur la plus sanguinaire, celle qui marque son territoire et donne la chair de poules à celles-ci et aux autres.

Généralement, les auteurs (Art Spiegelman, le premier) disent avoir opté pour des personnages bestiaux pour véhiculer des histoires qui auraient été trop gore si elles avaient été racontées avec des humains. On a rarement vu une violence aussi frontale, choquante. On ignorait que c’était possible. On aurait sans doute été moins choqué devant la même scène avec des bipèdes.

De son art tranchant, dominé par les éléments, la vitesse, le découpage, tout en fait, Delep fait le ménage, crée le tintamarre et réussit une carte de visite que le lecteur n’est pas près d’oublier. C’est grandiose autant que dantesque. Il y a juste un bémol : les textes généreux sont parfois trop petits. C’est dommage de s’être émancipé sur 66 planches, de donner une si belle amplitude au dessin, en sacrifiant le texte et sa lisibilité (et la vue du lecteur). C’est le seul point noir. Du moins dans la forme. Car dans le fond, si l’on a tant à apprendre des animaux à bien des moments, eux aussi ont bien appris de nous et ont fait leurs nos pires défauts.

Orwell: une biographie exemplaire

Résumé de l’éditeur : Orwell est passé à la postérité grâce à 1984, qu’il a écrit en 1948, et à son invention prophétique de Big Brother, préfigurant, il y a soixante-dix ans, le contrôle des médias, Internet et la manipulation des données personnelles. Mais sa vie fut tout aussi passionnante que ses livres : elle montre un homme toujours en avance sur son temps, étudiant à Eton et flic en Birmanie, combattant de la guerre d’Espagne, antistalinien et journaliste – ses enquêtes firent d’ailleurs grand bruit.

Quarante ans après Les Phalanges de l’ordre noir, Pierre Christin avoue qu’il s’est peut-être servi d’Orwell pour le faire survivre dans l’imaginaire populaire, sous les traits d’un autre héros, barbu. Quarante ans après, aux côtés de l’excellent Sébastien Verdier et de quelques guests, non des moindres, le papa de Valérian réussit une biographie parfaite de cet écrivain, philosophe, sociologue dont notre XXIe siècle a encore tellement à apprendre.

Cet album, dans un noir et blanc (rehaussé de quelques couleurs sur l’une ou l’autre case emblématique) d’une lisibilité formidable, il est tellement bien dans son décor pour proposer un portrait plein de sagesse, une biographie exemplaire de George Orwell. Ou plutôt Eric Arthur Blair. L’homme entier, derrière sa facette littéraire et inoubliable.

C’est au gré des éléments, d’une carrière militaire notamment, et des paysages, que Christin et Verdier tissent cette évocation qui doit plus à la vraie vie qu’aux têtes de gondole encore aujourd’hui dans les librairies.

Si Eric Arthur a décrié les comics, c’est qu’il a lu les mauvais, pas celui que nous tenons à présent dans les mains. Christin a fait le choix de ne pas tout dire, de donner des pistes de réflexion tout en laissant des mystères.

Le scénariste ne se laisse pas dévorer par la passion et l’érudition et laisse en plus quelques pages « muettes » de choix à son associé qui fait de son crayon un instrument pour mettre de la musique sur les mots de Christin mais aussi d’Orwell dont les notes et les extraits d’oeuvre, bien choisis, sont également retranscrits, comme à la machine à écrire. Et tant qu’à parler des oeuvres phares, le duo refuse de rester coincé dans les pages des oeuvres phares mais appelle plutôt la force d’évocation de la BD sous les doigts d’un Blutch, d’un Larcenet ou encore d’un Guarnido.

De quoi faire vivre ce portrait éclairant d’un homme à la pensée intemporelle.
Tome : 1 – Miss Bengalore
Daprès l’oeuvre de George Orwell
Scénario : Xavier Dorison
Dessin : Félix Delep
Couleurs: Félix Delep et Jessica Bodard
Genre: Anthropomorphe, Drame, Société
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 66
Prix: 15,95 €
Date de sortie: le 18/09/2019
Extraits:
Récit complet
Scénario : Pierre Christin
Dessin et couleurs: Sébastien Verdier (invités : André Juillard, Olivier Balez, Manu Larcenet, Blutch, Juanjo Guarnido et Enki Bilal)
Genre: Biographie, Guerre, Histoire
Éditeur: Dargaud
Nbre de pages: 160
Prix: 19,99 €
Date de sortie: le 14/06/2019
Extraits: