En cette saison, le brouillard n’est pas rare. Un fog anglais, presque, comme celui qui s’étale le long des côtes marines. Même en étant loin. Si vous acceptez de le surfer, Serge Fino vous prête l’un de ses bateaux. Ils sont amarrés à Bruxelles, à la Galerie Comic Art Factory jusqu’au 28 décembre 2019, dans une expo-vente (la première de l’auteur!) qui vogue entre trois séries de l’auteur : Les chasseurs d’écume (des planches encrées en noir et blanc) ainsi que Seul au monde et L’or des marées (des planches en couleurs directes), deux nouvelles séries chez Glénat, dont la première est adaptée du livre de Sébastien Destremau et de son expérience du Vendée Globe. Interview à quai avec un auteur qui largue les amarres.
Bonjour Serge, en voyant votre bibliographie, je me suis laissé dire que vous aviez mis du temps à aborder la mer. Du moins comme vous le faites aujourd’hui ?
Oui, parce que ma première série d’heroic fantasy chez Soleil, Les soleils rouges de l’Eden. Mais, j’ai mis du temps à y revenir, chez Glénat, avec Les chasseurs d’Écume et, simultanément, désormais, L’or des marées et Seul au monde.
En tout cas, j’ai trouvé les sujets qui s’y prêtaient. Quand j’étais à Toulon, où j’ai grandi entre le port et la plage, je ne sais pas si la mer m’inspirait. Elle était là, présente. Aujourd’hui, c’est comme si tout était ressorti. En ai-je besoin maintenant que je n’habite plus en bord de mer ? Peut-être que je m’oblige à m’en souvenir.

Il faut la dompter, non ? Ou en tout cas l’interpréter.
C’est le principe d’un dessin quel qu’il soit. De la narration, d’image, de tableau, de peinture, ça reste toujours une interprétation. Je ne pense pas qu’il m’ait fallu dompter la mer, la comprendre en tout cas. Il faut rendre les choses cohérentes. C’est difficile de la décrypter. Si vous ratez votre mer, ça sautera aux yeux de n’importe qui. La mer, elle n’a pas de perspectives, pas de règles, c’est une succession de vagues, de creux, de pointes. Il faut pouvoir rendre cette impression de mouvement.
Et les tempêtes ?
C’est pareil. La mer est a priori désordonnée. La tempête en est l’exacerbation, des vagues qui tapent, qui ricochent. Dans tous les cas, calme ou agitée, la mer pose des difficultés. L’ordre, les règles n’appartiennent pas à elle. Le tout, dans le crayonné, c’est de faire se rejoindre une bonne dynamique et un visuel agréable.

Puis, il y a la couleur, il faut la différencier du sel à laquelle la mer ressemble pourtant.
La mer prend la couleur du fond ou du ciel. Et c’est un fait, on n’a pas la même sensation en face d’une mer turquoise ou gris bleu.
Les planches exposées des Chasseurs d’Écume sont des planches encrées. Celles de L’or des marées et Seul au monde sont en couleurs. Votre méthode a changé ?
À un moment donné, je me suis lancé dans le travail des couleurs directes. Manier la 2D et le noir et blanc, c’est compliqué. Il faut amener beaucoup de matière, de noir, au risque de noyer le dessin. Ou alors, il faut laisser une grosse partie du travail à des coloristes.

En noir et blanc, à l’horizontale, je m’en sortais, mais dès qu’il s’agissait de créer une case verticale avec de la plongée, de la contre-plongée, ça devenait compliqué. Les couleurs ouvraient mon horizon, permettaient des ombres portées, etc.
Les couleurs sont arrivées après Les Chasseurs d’écume, encouragé par mes éditeurs et collègues. Je gagnerais à être moi-même par les couleurs. En 2011, je n’étais pas prêt, j’avais commencé en noir et blanc et laissé les couleurs à Bruno Pradelle. Le marché étant ce qu’il est est, je ne pouvais pas changer de technique en cours de route.

Cette fois-ci, vous étiez prêt ?
Est-on prêt un jour ? Je ne crois pas. Toujours est-il qu’il faut se lancer. Et les couleurs directes, ça complique le travail. Là où, en noir et blanc, on peut encore corriger les erreurs, gratter, mettre du typex, des rustines. Avec des couleurs directes, on ne peut pas s’amuser à faire des retouches. Il faut recommencer les planches. Ce fut le cas sur la première planche de Seul au monde. Après, ça a été mieux. J’en ai refait d’autres, il faut que le tout soit cohérent. L’aquarelle est une méthode plus dure, dans le sens où l’on part de la plus claire à la plus foncée. Si on se trompe d’une étape, on ne peut pas remettre du clair sur du foncé. Cette fois, j’avais le temps de m’y coller.

Avec de beaux accidents ?
Des accidents, c’est rare, mais ça peux arriver. Dans les deux sens, d’ailleurs. Ceux qui, au minimum, vous font recommencer une case et, au maximum, une planche. Un accident, ça peut donner un ciel orange et une mer jaune, ce n’est pas naturel, mais ça peut être réussi. Ça peut aussi changer la perception, altérer la cohérence.
Montons en bateau, j’imagine que vous avez déjà embarqué ?
Oui mais ce n’est pas ce qui fait ma documentation. Il est toujours question de décrypter ce que je veux dessiner. Cela passe par des repérages et un mélange de documentations : papier, photo et réalité.

Quand on parle de repères, ils sont biaisés dès qu’on prend le large, non ?
Déjà, en fonction d’où on se trouve sur le globe, ce n’est pas la même mer. Dans Seul au monde, Sébastien passe par l’Atlantique, le Pacifique, l’Océan Indien… Impossible d’aller partout, il m’est donc d’un grand secours, avec ses souvenirs. Il me parle des couleurs, de l’agitation de la mer. Il faut rendre la documentation cohérence, le sérieux de ce genre de récit passe par la véracité des détails.
La lecture de sa biographie vous a immédiatement mis des images dans la tête, alors ?
C’est ça, j’ai lu, j’ai vu les images. Ce livre, ce n’était pas seulement une vie de courses. C’était aussi la vie d’une jeune qui devient adulte. Ça m’évitait la monotonie du gars seul sur son bateau. Ça dynamisait un récit qui aurait pu devenir laçant. Avec des allers-retours entre l’aventure en bateau de Sébastien et son enfance. Celle qui expliquait pourquoi il avait osé se lancer, ce défi. Pourquoi l’enfance, l’adolescence, le passé avaient conditionné le présent, avec toutes les émotions que cela impliquait.

Seul au monde allait au-delà de la technique de la mer, il me fallait retranscrire les émotions, aller chercher quelque chose d’assez personnel. La seule peur que j’avais étais d’ailleurs celle-là : comment faire passer ces émotions ? Peut-être n’avais je pas le recul nécessaire ? À en croire les critiques, cela est bien passé.
Et Sébastien Destremau, il a accepté directement ?
Au-delà du fait qu’il a, au début, probablement pensé que traduire son aventure en BD n’était peut-être pas très intéressant, il s’est très fortement impliqué. Sa maman m’a aussi prêté les albums photo de famille, pour que je m’en serve comme support pour dessiner les années d’enfance. Sébastien n’est pas officiellement auteur, j’ai adapté et scénarisé cette BD mais il lui arrive de dédicacer l’album. Et il a été beaucoup plus impliqué que certains scénaristes avec lesquels j’avais travaillé par le passé. Ici, je racontais sa vie, son histoire. Si lui ne s’était pas impliqué, personne ne l’aurait été.
Possède-t-il une culture BD ?
Bien sûr, il connaissait Lucky Luke, Tint, Astérix… Mais pour le reste, il était novice, il n’y connaissait rien. Par contre, en matière de bateaux et de mécanismes, il m’a été fort utile.
C’est aussi une histoire intime que vous nous racontez avec un père dans le rôle du méchant.
L’album de Sébastien est manichéen. Peut-être y’a-t-il eu une exagération dans les deux sens, peut-être la réalité nécessite-t-elle un petit réajustement? En tout cas, ce père n’était pas exemplaire mais il a eu le don de donner le goût de la navigation à ses enfants. Il a cassé sa tirelire pour leur offrir un bateau, ce n’est pas rien.

Puis, Sébastien n’était pas un ange. Cela dit, ce qu’il faut comprendre c’est qu’il a écrit son livre avec le ressenti du gamin qu’il était à l’époque et qui trouvait injuste le comportement de son père. Il avait l’impression de ne pas mériter ces punitions, ce rôle de souffre-douleurs. C’est ce qui ressort dans ce côté manichéen.

Parallèlement à Seul au monde, il y a donc L’or des marées. Deux époques différentes et des bateaux qui le sont tout autant.
Avec la facilité que dans Seul au monde, le voilier est le même du début à la fin. Je me suis appuyé sur une documentation solide, me permettant de le dessiner sous tous les angles.
Dans L’or des marées, c’est en effet plus varié. Les bateaux sont différents selon la région et les besoins. Ceux qui ramassent les algues ne sont pas les mêmes que ceux qui pèchent les sardines, c’est une évidence. Il y a beaucoup de recherches en amont pour me permettre de traverser les époques différentes. Des bateaux en creux aux semi-pontés, des pontés aux bateaux à cabines et à moteurs. Le tout est de savoir à quelle époque l’un remplace l’autre. Au moment de la réalisation des Chasseurs, je pouvais compter sur certaines personnes qui me renseignaient. Puis il y a le Musée des goémoniers à Plouguerneau. Quand j’ai un doute, je les appelle. Ça empêche de faire fausse route, que ce soit historiquement, géographiquement ou topographiquement. Je vérifie ce que je fais.

Où en êtes-vous dans cette aventure ?
Je viens de terminer le tome 2. Je n’ai plus qu’à trouver une couverture. C’est toujours un exercice périlleux. Parce que ce n’est pas un support narratif, il n’y a pas de mise en scène, c’est un produit commercial.
Et donc, la couverture du tome 1, comment l’avez-vous créée ?
Comme d’habitude. J’ai fait 7 ou 8 rough que j’ai proposé à l’éditeur qui y a mêlé sa direction artistique. On est parti sur un croquis, qu’on a modifié, aménagé. Mais il allait de soi qu’il fallait la mer et un bateau. Restait l’angle de vue à déterminer.


Combien de tomes vos deux séries compteront-elles ?
Pour Seul au monde, quatre tomes sont prévus. Il y en avait cinq initialement qu’on a très vite ramené à quatre.
Pour L’or des marées, avec François Debois, mon scénariste-adaptateur, nous ne savons pas encore. C’est un gros roman à la base, Le pain de la mer de de Joël Raguénès, avec pas mal de choses à écrémer. Parfois, 3-4 pages de descriptions sont résumées en un dessin. François n’a donc pas encore réalisé la totalité du découpage. Puis, il faudra voir les besoins et le succès de cette série. Il pourrait aussi y en avoir quatre.
Comment travaillez-vous ? Emmenez-nous un peu dans votre atelier ?
Dans mon atelier, avant, il y avait beaucoup de musique… qu’à un moment, je n’entendais plus. Parce que quand je faisais le dessin et les couleurs de mes albums, j’avais besoin de concentration. Encore plus quand, en plus, j’adapte et fais les dialogues. Il me faut une grosse concentration. Du coup, j’ai coupé la musique, j’évite de parasiter ma bulle.

L’endroit où la mer est la plus belle, c’est où ?
Comme je le disais, il n’y en a pas qu’une de mer. Elles ont toutes leur charme. En Bretagne, je pourrais rester des heures à la regarder… mais je ne le fais pas, je n’en ai pas le temps. Sinon, je reste un méditerranéen. En avril prochain, je partirai en résidence d’artistes sur la côte nord de la Bretagne, dans une maison-phare, j’ai hâte d’y être. Je prendrai le temps de regarder la mer durant des heures.
En termes d’exposition-vente, ce sont des événements dont vous êtes coutumiers ?
Des expositions, j’en ai déjà faites. Mais c’est ma première expo-vente. Avec des planches en couleurs, ça aide, ce n’est pas pareil. Frédéric Lorge, de la Comic Art Factory, me suit très régulièrement. Il surveille les nouveautés. C’est lui qui m’a contacté.
J’imagine que vos deux séries menées en parallèle laissent peu de place à d’autres projets ?
Exacte, elles laissent juste la possibilité à des idées et des envies à concrétiser plus tard. Mais, en BD, ça peut aller vite. En fonction de la manière dont les choses fonctionnent ou pas, c’est important d’anticiper. Et préparer, ça demande du temps.
Pour le moment, avec six mois par albums et l’aménagement du temps entre les jours de repos et ceux de dédicaces, comme il y en a eu pas mal ces derniers mois, c’est important de trouver un équilibre.
Dans l’interview de présentation de cette expo-vente, vous parliez de votre passion pour les carnets. Vous en avez beaucoup ?
Oui, mais je n’ai pas trop le temps de les remplir, du coup, ils restent en grande partie vide, à 70% vierges. Mais j’aime les carnets thématiques, un pour les bateaux, un autre pour les croquis. J’espère qu’un jour je les remplirai mieux.
Merci Serge de nous avoir fait larguer les amarres le temps de cette interview. Rappelons que vous exposez et vendez vos planches à la Comic Art Factory (Chaussée de Wavre 237 à Bruxelles. Infos et horaires : http://www.comicartfactory.com
Tome : 1 – Chanteloube
D’après le récit de Sébastien Destremau
Scénario, dessin et couleurs : Serge Fino
Genre : Drame, Récit de vie
Éditeur : Glénat
Collection : 24X32
Nbre de pages : 56
Prix : 14,50€
Date de sortie : le 28/08/2019
Extraits :
Tome : 1 – Les Moissonneurs de la mer
D’après le roman Le Pain de la mer de Joël Raguénès
Scénario: François Debois
Dessin et couleurs : Serge Fino
Genre : Drame, Historique
Éditeur : Glénat
Collection : 24X32
Nbre de pages : 48
Prix : 13,90€
Date de sortie : le 09/10/2019
Extraits :