ERA n’était pas qu’une légende et était taillé pour la scène, comme un pont-Lévi à travers les époques et les genres

Annoncé il y a plus d’un an, l’unique concert d’Era en Belgique, programmé pour le 7 décembre à Forest, avait surpris son monde. En quasiment 25 ans de carrière, jamais le groupe formé autour du compositeur-guitariste Éric Lévi, multi-culturel et multi-musical, polyglotte et médiéviste, n’était jamais monté sur scène. De quoi susciter l’appréhension autant que la curiosité. OpERA et rock à la fois, l’expérience serait-elle Okaaaaaayyyyy?

En tout cas, aux abords de Forest National, dans la jungle urbaine qui laisse peu de place à imaginer un château cathare, il était bien difficile de trouver place pour ranger son char. Impression confirmée dans l’enceinte de la salle bruxelloise, bien remplie. Era fédère.

L’accueil est chaleureux pour le duo de Violin-Heroïnes (nous les appellerons comme ça, nous ne sommes pas arrivés à trouvé leur nom) qui ouvre les hostilités. Sur leurs instruments, jouant du classique à la sauce moderne, avec bande-son en arrière-fond, les deux musiciennes ont le goût du spectaculaire, ça saute, ça glisse sur le sol, dans des danses folles avec leurs cordes. Un grand cirque qui mériterait la sobriété. Impression en demi-teinte.

La salle se rallume, plus que quelques minutes avant d’avoir un début de réponse: la «live experience» promise sera-t-elle à la hauteur des attentes de ce large public belge? La première partie a conforté ma crainte d’une bande sonore et d’un service minimum. Pour que le spectacle vaille le coup, il faut que le massif groupe franco-anglo-international se réinvente. Bien plus que sur des derniers albums studio qui ont parfois donné l’impression de recycler la bonne vieille recette de l’alchimiste des Visiteurs. Pourvu que.

La lumière s’éteint, le Moyen-Âge prend le pouvoir. la fantasy. Sans chevaux, sans armes, sans dragon mais à la puissance de la musique et à la beauté des voix, comme le dira Éric Lévi, lors d’une de ses timides interventions. Le jeune sexagénaire semble préférer l’ombre et, comme il le raconte, on l’imagine bien mieux au sommet du donjon d’un château cathare, laissant passer les siècles et installant sommairement son studio. Laissant au vent le soin de lui inspirer Ameno.

S’il se laisse aller à quelques solos de sa guitare comme un Santana en cotte de mailles, heureusement, pour lui donner confiance, il peut compter sur une trentaine d’artistes: cinq femmes (Marie Gremillard, Claire Salesse, Laure Simonin, Mathilde Sternat, Léa Vandenhelsken) habillées de blanc et portant des ramures (comme un hommage à Cernunos) aux violons et violoncelles, un batteur (Steve Barney), un percussionniste-bruiteur (Nicolas Montazaud), un autre guitariste (Rob Harris), un bassiste (Paul Turner), des choristes (neuf hommes, neuf femmes) et quatre solistes (les Italiens Alessia Scolletti et Michele Guaitoli, du groupe de metal mélodique Temperance, le ténor italo-australien Robert Barbaro, qui a eu l’une ou l’autre faiblesse en début de concert avant de se rattraper, et la cantatrice syrienne Racha Rizq). Du beau monde. Avec du souffle.

Dans ce combat entre ténèbres et lumière, les techniciens de l’ombre ont fait un sacré boulot pour habiller la scène autour de ce spectacle un peu trop statique au début. Entre les projos et les décors projetés, verdoyants et épiques, vertigineux et 3D, tout est fait pour voyager, intégrer le spectacle. Mais cela arrivera-t-il à décrocher le spectateur de son fauteuil pour le faire chevaucher le pays de Godefroy de Montmirail?

La réponse est oui, un grand oui. Transcendant les âges et les c(h)oeurs, la musique d’Era a survécu au passage «on stage» et s’affirme, tonitruante et ébranlante. L’apparente froideur du début, séculaire et religieuse, laisse peu à peu place à la chaleur. Notamment sur les chants anglais (Something exciting, If you shout, Don’t go away, le Robertmilesque Come into my world) qui permettent aux chanteurs, surtout à Alessia Scolletti très présente, d’être mobile et de se laisser aller à faire participer le public. À force de persuasion, alors que celui-ci applaudissait déjà à tout rompre après chaque morceau, il gonfle les rangs de la chorale.

Dans ce combat omniprésent entre rouge et bleu, entre souvenir et oubli, ERA souffre parfois de la transition entre les morceaux. Un fondu, quelques secondes de noir, mais difficile d’imaginer, si ce n’est peut-être par des vidéos, d’installer les musiciens autrement. D’autant qu’ERA s’assume non pas comme un spectacle de musiques de films, comme on en a désormais l’habitude avec Ennio Morricone, Hans Zimmer, Danny Elfman qui s’arrêtent pour expliquer le making-of, mais comme une vraie fresque musicale vivante maniant chants mauresques et autres arabisantes, classique, pop, rock, electro et moments guitar-heroïque.

Surtout, ce grand spectacle permet d’appréhender la manière dont sont réalisés les morceaux, sans toujours coller à la galette studio, de percer à jour le formidable monstre anonyme et ayant avalé tous les humains qui lui donnent voix et force instrumentales, pour avoir en face de nous de vrais hommes et femmes, talentueusement émotionnels. On cerne mieux la bête, le projet solo d’Éric Lévi émancipé par une fameuse équipe. Une bête qui, longtemps, est restée masquée dans son mysticisme parce que les radios et médias ont refusé de s’intéresser à eux. Ce qui ne l’a pas empêché d’atteindre un succès surréaliste et non-démenti.

La preuve avec un public ébouillanté à la fin du show et qui, après l’Ave Maria métamorphosé, cathare-sisé, ne voulait pas quitter la salle pour autant. De quoi bluffer certains artistes présents sur scène. Agitant les lumières de leurs smartphones dans tous ses coins, les spectateurs créaient le fossé numérique sous le pont-Lévi féodal.

Même si le maître d’oeuvre dira, un brin taquin : « Je suis embêté, nous avons joué tous que nous avions préparé ». On comprend aisément qu’une telle machine ne peut pas improviser mais elle avait encore de quoi se relancer : une deuxième version d’Ameno reprise par la trentaine d’acteur de ce spectacle hors-norme, pour mettre une dernière fois le feu au ciel, déchirer les époques, et envoyer valdinguer les chevaliers à l’ère 2019. Impressionnant et fascinant. C’est définitivement okaayyyyy (Jean-Marie Poiré était même dans la scène) et ça valait la peine de délaisser un soir la boîte à troubadour pour les écouter en vrais, investis et habités. Spectaculaire.

De son côté, l’ami Jean-Pierre assistait lui aussi à cette date bruxelloise et lui n’a pas été transporté, loin s’en faut. Voici son avis: