D’un Lyon inondé au désert où commencent les grandes aventures, Jean-André Yerlès, qui n’avait jamais fait de BD, et Marc-Antoine Boidin, qui voulait ne plus en faire, racontent la Légion étrangère. Celle qu’on choisit pour ma famille quand il ne reste qu’elle. Celle qui vous emmène au casse-pipe. Camerone en l’occurrence. Interview avec deux auteurs, au son du tambour. Avec en plus de belles images (parfois inédites) fournies par le dessinateur.

Bonjour à tous les deux, c’est une épopée historique que vous nous servez. Jean-André, c’est la première fois que vous faites de la BD, non?
Jean-André Yerlès : C’est vrai, je suis d’abord passé par la télé et le cinéma. Mais quand j’ai démarré, je voulais être scénariste de BD. J’en étais un gros consommateur. Mais la vie aidant, je suis parti dans le milieu de la série télé et du cinéma. Jusqu’ici, je n’avais pas pris le temps de m’arrêter. Puis, un jour, je me suis dit que pour mes cinquante ans, je n’avais pas besoin d’une Rolex, mais qu’un album de BD, ça me plairait bien.

Vous aviez déjà tenté d’écrire ?
Jean-André Yerlès : Le cinéma m’a longtemps inspiré, dans le registre de la science-fiction mais la télé vous prend et ne vous lâche pas.
Et vous commencez fort !
Jean-André : Cette histoire de Camerone m’habite depuis longtemps. Un de mes aïeux fut capitaine de légion en Algérie, je me suis toujours dit que ça ferait une belle série-télé… très chère aussi. Mais comme c’était un sujet très personnel, je le voyais bien en BD. Ne manquait plus qu’à tout réunir. Glénat a donné son feu vert.

Je me suis débrouillé avec les contacts que j’avais dans les deux industries, cloisonnées. Mais c’est lors d’une soirée du SACD, passablement éméché, que je suis tombé sur Marc-Antoine Boidin. La première chose qu’il m’a dite, c’était « J’arrête la BD ». Je lui ai quand même raconté mon histoire, ai bien vu que ses yeux frisaient et lui ai envoyé mon scénario dès que je suis rentré. Quelques heures plus tard, dans la matinée, il me répondait qu’il était partant.
Comment ça, Marc-Antoine, vous vouliez arrêter ?
Marc-Antoine : C’est exact. Je sortais d’une collaboration de 6 albums avec Yslaire. J’avais beaucoup aimé ça. Yslaire, malgré son expérience, m’avait offert une fraîcheur de regard, au-delà du dialogue scénariste-dessinateur. C’était de l’ordre de la relation qui se noue entre un réalisateur et un acteur. Du coup, pour me relancer, je voyais des projets passer, mais rien qui me faisait vibrer. Lors de cette soirée SACD, je reprenais des contacts pour retravailler dans l’audio-visuel. En rencontrant Jean-André, je me suis rendu compte que c’était un bon auteur, il savait raconter, mais il avait cette fraîcheur, cet esprit de découvert d’un art qu’il n’avait pas encore expérimenté. En fait, dans mes projets, j’aime me remettre à jour. Une occasion en or m’était offerte.
Jean-André : Humainement, en tant que bleu, j’ai beaucoup appris à ces côtés.

Oui, parce qu’on n’écrit pas de la même manière pour la BD que pour l’écran.
Jean-André: Marc-Antoine m’a demandé plusieurs fois d’arrêter de mettre du son et du mouvement. J’ai mis du temps à me caler sur le code de la BD, à moins travailler l’aspect sonore et à plus travailler sur le décor, le point de vue. Ce n’est pas le même métier, il faut parfois raconter en une case ce qui est d’habitude induit dans un film. Et on a moins de place… En volume identique, une série raconte plus de choses. Je commence à m’y faire. Comme j’avais lu beaucoup de BD, je pensais que c’était simple. Mais j’ai dû bosser pour rentrer dans les cases. C’est un artisanat à part entière.
Avec d’autres libertés.
Jean-André : Oui, il y a une liberté totale dans les décors. On n’a plus besoin de se demander ce que ça va coûter. Et une vue aérienne du port de Toulon avec des bateaux du XVIIIe siècle, je peux vous dire que ça chiffrerait ! De même que la reproduction de la construction de Notre-Dame de la Garde. Quand on part sur une série d’époque, avant toute chose, on nous dit de faire une série d’époque. Le budget ne doit pas dépasser le PIB d’un pays d’Amérique du Sud. Ça paraît déjà énorme mais pas du tout. En BD, nous ne sommes pas contraints par les contraintes des productions audio-visuelles. On ne ferait pas de bataille en pleine rue, par exemple. Mais ici, il y a le pouvoir de la liberté de ton. Quand on a passé vingt ans à faire attention, c’est le kiff !

Marc-Antoine: Cette série, c’était l’occasion de revenir à mes amours premières, le voyage avec des ambiances différentes. Ne fut-ce qu’entre Marseille et Lyon, le port de la Canebière. J’ai pris un vrai plaisir à mettre en image cette ville que je ne connaissais pas. Dans la vraie vie, je suis très frileux, la BD est ma manière de vivre des aventures.
Quant au son, c’est vrai que Jean-André avait ses habitudes audiovisuelles. En BD, on inclut le son par des onomatopées au mieux. Il n’y a pas de musique, pas de mouvement. Mais on a tous les décors qu’on veut et tout le reste à la puissance qu’on veut. Moi, j’entends le son par la lumière, l’ambiance. Encore une fois, il faut aller dans le sens de la vie, griller toutes les cartouches, toute l’énergie qu’on peut pour que l’ensemble soit le plus attrayant possible, que les personnages soient là avec le lecteur et vice-versa. Je ne sais plus qui de Goscinny ou d’Uderzo rapportait ce témoignage d’un enfant qui disait : « J’ai vu le dessin-animé Astérix et Obélix, j’ai bien aimé mais c’est dommage qu’Obélix n’ait pas la même voix que dans la BD. » Qu’il n’ait pas vu qu’il n’y avait pas de son dans la BD, c’est fascinant.

Vous écoutez de la musique en travaillant ?
Marc-Antoine : Au stade du découpage, du story-board, qui est une forme d’écriture dont je suis le propre lecteur, je découvre l’univers qui prend vie, ça va vite, je ne mets rien. Ou alors de la musique de film. Quand j’attaque la réalisation de l’album, ce n’est pas la même partie du cerveau qui travaille, c’est plus artisanal, je peux écouter plus de choses. Une fois que je me mets dans le récit, que mon trait est plus lâché. Mais, il y a toujours des sessions durant lesquelles je coupe tout. Il ne faut jamais oublier le récit.
Pour nous conter cette histoire de la légion étrangère, vous prenez un héros pas plus haut que trois pommes, ou presque. Cela dit, il va vite grandir.
Jean-André : Le héros a une dizaine d’années au début de cette histoire. La caractérisation est l’un des trucs qui a posé le plus de problèmes. Ce personnage du tambour de la Légion étrangère a réellement existé. Mais on connaît peu de choses sur ses états de service. Pour le reste, nous devions servir le besoin de fiction, d’épique, de romanesque. J’avais envie de voir progresser les personnages. Casimir va au fil de l’histoire essayer de se créer une famille qui se détruit à chaque fois. La dernière famille, ce sera la légion étrangère.

À tel point que vous tuez l’un des personnages marquants de ce premier tome.
Jean-André : Le faire disparaître, je ne sais pas si c’est un artifice. Ça s’imposait, c’est la vie, il fallait marquer cette impossibilité pour Casimir de grandir très longtemps dans la famille qu’il se crée. Je voulais mettre de la douleur. Qu’il fuit mais qui revient toujours. Après être passé dans une famille de truand, il y a la Légion, notre partie ! Un corps armé qui réussit à donner une seconde chance aux hommes dont le destin a été brisé.
Dans ce premier tome, j’ai voulu rentrer très vite dans le vif du sujet, que ce gamin démarre son histoire par le pire qui puisse lui arriver.
Le prochain tome sera plus calme, on se baladera moins, ce sera un tome d’entraînement en Algérie. J’aime les parcours de vie. Mon exemple phare reste Il était une fois en Amérique, c’est fou comme Sergio Leone a déconstruit son histoire.
Avec, ici, de vraies gueules.
Marc-Antoine : J’adore dessiner ça. Je cultivais déjà cette appétence dans Chéri-Bibi ou La guerre des Sambre. J’aime les personnages à caractères. Jouer entre le vécu et la patine. C’est toujours plus excitant d’aborder les physiques en fonction des failles, du vécu, de la manière dont elles les nourrissent. Ça me donne envie de dessiner.
En fait, les personnages viennent ou ne viennent pas naturellement. Je ne sais pas l’expliquer. Ça a un côté magique. Ce n’est pas lors des recherches que je les élabore mais lors du story-board. C’est à ce moment que je comprends ce qu’ils vivent, je les fais naître, je sens qu’il existe. C’est vraiment de l’ordre du ressenti. Y compris pour la manière dont ils vont bouger… même si sur papier ils ne bougent pas, dans mon esprit bien. Comme dans un film.
Le personnage le plus effrayant est sans doute le Maure. Avec un côté Baron Samedi.
Marc-Antoine : Le Maure, La Mort. Il a un côté « oiseau de mauvais augure » pour nos héros. Il incarne à sa façon une image de père… mais ce n’est peut-être pas le bon choix. Mais par substitution, Casimir y va, poussé par son copain. Le Maure, c’est la vraie première figure paternelle. Beaucoup plus que le beau-père. Le Maure ouvre la porte, montre ce qui se présente à Casimir. Pas pour le meilleur.

Et les couleurs magnifient cette scène de rencontre. Vous mettez le ciel en feu.
Marc-Antoine : Ce récit possède un côté qui appelle la couleur, l’ambiance. Les couleurs racontent aussi. Je n’ai jamais mis un pied à Marseille mais j’en ai senti la vie sans la voir vraiment. Et pour ce côté enflammé, cela collait bien à ses personnages qui sont en train de consumer quelque chose. Ça retranscrivait la mise en danger.
Pour ce premier album, vous ouvrez sur une planche en voix off, une fosse commune. Une image qui, on s’en doute, prendra sa place bien plus tard dans le récit.
Jean-André : C’est vrai, le lecteur ne comprend pas encore. Il voit cette main de bois. Sans y passer des heures, ça donne une idée de la teneur. Et l’enchaînement des scènes, engage la narration.

Marc-Antoine : Cette première planche pose le cadre. Si on se base sur l’historique, on sait comment toute cette histoire va se finir. Ce qui importait c’était d’exploiter les failles des personnages outragés. Puisque Le Tambour avait existé, il fallait raconter son parcours tragico-épique. Nous ne raconterons pas la bataille en elle-même mais plutôt son dénouement relationnel.
Ce moment-clé, ce flash-back a son importance, on commence la série mais on sait où on va. Je ne sais pas s’il y aura une telle planche d’ouverture pour chaque tome, mais ça donne le fil rouge. Pour comprendre les personnages, les enjeux, la fin. C’est une manière d’exacerber l’aspect « bataille ».

Puis, il y a ce Lyon que vous ne vous privez pas d’inonder.
Jean-André : Ce côté de ville submergée favorise l’anarchie. L’aventure. Je suis un grand fan. Et le fait d’arriver dans le port d’Oran, ça continue l’aventure. Il m’a tant manqué de décors dans l’audio-visuel que je pallie à cette frustration avec une histoire qui m’emmène loin.
Marc-Antoine : On est toujours limité à sa propre technique. J’ai eu l’idée d’inonder Lyon en entendant une interview. Je me suis rendu compte qu’à l’après de quelques mois, notre récit se situait à la même époque que ces fameuses inondations. Pourquoi, du coup, ne pas situer ces deux gamins perdus dans la vie qui est la leur sur cette sorte de radeau. Toute cette eau symbolisait tellement leur état. Historiquement, je faisais une erreur mais je trouve cela moins grave que de se planter sur une ambiance, une proportion.

Vous recommencez parfois des planches ?
Marc-Antoine : À l’étape du découpage, oui. Jusqu’à cinq ou six versions. Des scènes disparaissent parfois parce qu’elles sortent du propos, que le lecteur n’est plus avec les personnages. Avant de faire des planches complètes, je dois voir tout l’album, c’est réellement du montage.


Et la couverture ?
Marc-Antoine : Il y a eu relativement peu de versions. Nous ne voulions pas trop rentrer dans les décors, il fallait que le lecteur sente que nous raconterions avant tout l’histoire de personnages. Puis, j’aime garder la surprise des décors. Le gros titre, quant à lui, je le ressentais comme important.


En plus, vous avez conçu une jaquette comme Glénat nous y habitue cette année pour ces 50 ans.
Marc-Antoine : C’est une proposition de l’éditeur. Comme j’étais bien pris dans le boulot, il était question de faire un montage de différentes cases de l’album. Mais s’il me laissait le temps, je ferais une illustration inédite. Le rough a été validé et j’ai donc fait ce dessin qui résume la teneur de l’album. Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion de réaliser une illustration si grande.

Vous avez aussi d’autres actualités, non ?
Jean-André : À l’écran, la saison 3 d’Au service de la France est en cours de concrétisation. C’est une série parodique un peu dans la veine d’OSS 117, diffusée sur Arte et qui arrive sur Netflix. Sinon il y a d’autres projets. Il est encore trop tôt pour en parler.
En matière de BD, j’aimerais faire de la s-f.
Marc-Antoine : Avec mon épouse Valérie Chappellet, nous venons de sortir chez Delcourt, le Coeur d’Yldirim, c’est un court album avec un jeu de société à la fin. Ce projet est resté longtemps au frigo. C’est une récréation, Valérie a choisi l’univers et je me suis amusé, sans contrainte historique. Un vrai bac à sable graphique.

Combien de tomes comptera Legio Patria Nostra ?
Jean-André : Cinq tomes. Mais si ça pouvait donner lieu à une série télé, je ne demanderais pas mieux. Camerone, c’est un Fort Alamo français, un beau western entre Mexique et Algérie.
Marc-Antoine : L’idée est de changer d’ambiances, de lieux, qu’on sente qu’on voyage avec un crescendo pour la bataille.
Merci à tous les deux !
Tome : 1/5 – Le Tambour
Scénario : Jean-André Yerlès
Dessin et couleurs : Marc-Antoine Boidin
Genre : Aventure, Drame, Histoire
Éditeur : Glénat
Nbre de pages : 54 (+ 8 pages de cahier bonus réservé à la première édition)
Prix : 14,50€
Date de sortie : le 16/10/2019
Extraits :