Les contes, les brutes et les truands, Alice et Dothy après l’enfer, selon Damien Marie : « Étrangères à leur monde, elles doivent se reconstruire, comprendre »

Et si Alice et Dothy s’étaient rencontrées au point de devenir comme soeurs ? L’idée a fait son chemin dans la tête de Damien Marie qui a amené ces héroïnes immortelles, et transposables dans beaucoup d’univers (ce dont les créateurs ne se sont jamais privés), dans notre monde parsemé de guerre et d’horreur, avec ses épouvantails, ses hommes de fer et ses chapeliers fous. D’ailleurs qu’y a-t-il après l’enfer, sinon quelque chose qui ne parvient pas à en chasser le goût. Interview.

Bonjour Damien, vous nous revenez avec Après l’enfer, une histoire qui mêle des figures de contes bien connus à ce qu’il s’est passé après la guerre de sécession. Comment cette idée s’est-elle imposée ?

Je suis parti du constat que lors d’une guerre, et ici celle de Sécession, l’enfer ne s’arrête pas au dernier coup de canon. Je voulais voir ce qu’il se passait pour les perdants. Ceux qui ont participé aux combats mais aussi du côté de ceux qui ont été mêlés à la guerre sans y participer, les civils. Encore plus quand la guerre a été fratricide. Je voulais aller voir si, au bout du chemin de croix, il y avait quelque chose.

Recherche de couverture © Meddour

Notamment, avec deux femmes, Alice et Dotty. Ça nous dit quelque chose.

L’important était de donner plusieurs visages à cette période, à ce qu’est l’après-guerre. Ainsi, je mets en confrontation deux femmes, qui ont subi la guerre sans être sur le champ de bataille – parce que l’ennemi s’attaquait aussi à ceux qui aidaient et fournissaient les soldats -, et trois hommes qui l’ont vécue de face, frontalement.

Les deux personnages féminins permettaient d’approcher la guerre alors qu’elles n’en ont pas été actrices. Elles amènent un supplément d’âme. C’est pourquoi, j’ai vite fait le parallèle avec les contes, en transposant le trou du lapin et le cyclone. Parce que Dotty et Alice se retrouvent face à un monde sans en avoir les codes, elles y sont étrangères, doivent se reconstruire, comprendre.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Les contes, ce n’est pas la première fois que vous les utilisez dans vos albums, n’est-ce pas?

C’est en effet un travail récurrent, présent dès mes premiers albums et, notamment, Règlement de contes. Un western autour de la personnalité du loup comme entité méchante. Puis, plus tard, Dans la cuisine du diable où, sur fond de Prohibition, je m’intéressais aux ogres. J’aime ce genre de mash-up, avoir des personnages que je place sur un fil conducteur avec une finalité, un but et ne pas déroger au destin qui est préétabli.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Que permettent-ils, ces contes, dans Après l’enfer.

Alice et Dorothy, ainsi que les autres personnages issus de ces deux contes et qui se retrouvent dans cette histoire, permettent une filiation mais oblige aussi à une certaine réflexion et à des contraintes pour que le réalisme pur et dur dans lequel ces personnages s’insèrent soit fidèle aux oeuvres de fiction. Si ce n’est que le fantasme des auteurs qui les emmènent ailleurs, ça n’a pas d’intérêt. Ces personnages ont déjà une réalité.

Puis, pour le lecteur, pas besoin de refaire l’histoire. Ces deux personnages sont connus, vous ne devez pas les présenter, ça permet d’entrer plus vite dans l’histoire.

C’est sûr, il y a une certaine facilité pour les lecteurs qui connaissent les personnages et nourrissent à leur égard de l’empathie ou de la haine. La relation aussi est préétablie. À nous, du coup, de les enchanter ou de les désenchanter, de confirmer ou d’infirmer ce que le lecteur va, cette fois, embarquer du personnage.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Puis, dans une BD, je ne vais rien vous apprendre, on compte les pages. Alors plutôt que de devoir trouver des ellipses plus loin, pourquoi ne pas se servir de prérequis qui permettent d’entrer sans tarder dans le vif du sujet. Le gain de temps est là tout en offrant la possibilité de lire de façon différente l’oeuvre initial. Il y a un travail de parallélisme.

Puis, il y a des personnages qui ont réellement existé.

Oui, comme Nathan Bedford Forrest, lieutenant général confédéré qui va marquer de son empreinte la stratégie de Sherman. Ça nous permettait de rappeler un pan de l’Histoire. Mais, d’un autre côté, puisqu’il est historique, nous ne pouvons pas le tuer, il impose des impératifs. Il a bien vécu à la fin de la guerre de sécession.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Qui de l’Histoire ou du conte est le déclencheur.

Le conte. Mais qu’y adjoindre ? J’avais envie de parler de cette guerre. J’ai donc lu des choses, des documents qui m’ont interpellé. Jusqu’au déclic qui fait le lien : je parlerais des gens qui, à la suite d’un conflit, ont perdu leurs repères. Ainsi, face à Alice et Dotty, il y a trois sudistes traqués dont les traits de caractère sont ceux du lion, de l’homme de fer et de l’épouvantail. Tous les trois sont déracinés, en quête de sens, comme s’ils étaient tombés dans le trou du lapin ou que la tempête les avait emmenés loin de chez eux.

Pour la première fois, vous collaborez avec Fabrice Meddour.

C’est vrai. Cette histoire, je l’ai écrite de la façon la plus naturelle, romancée, avant de la soumette à mon éditeur historique Grand Angle et à Hervé Richez, qui est désormais plus un ami qu’un directeur de collection pour moi. Il m’a suggéré le nom de Fabrice. Lui revenait de Louisiane. Il avait acheté un livre sur la guerre civile, justement. Je connaissais son oeuvre mais pas l’auteur.

Échauffement avant dédicaces © Meddour

Nous avons donc décidé de faire cette histoire en commun. Mais encore fallait-il trouver quel style lui donner. L’anthropomorphisme, le réalisme, quelque chose de caricatural… Nous avons finalement adopté le semi-réalisme, une certaine poésie qui permet l’empathie visuelle. C’était une évidence, amicale qui plus est. De quoi attendre le deuxième tome avec encore plus d’envie.

Avec ses couleurs directes, Fabrice a eu des partis pris très étonnants qui ont emmené plus loin le projet que ce que mes petits mots mis ensemble pouvaient le faire. Une ambiance colorée qui participe au sentiment  du lecteur, dans l’horreur qui monte, la fascination…

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Comment écrivez-vous, d’ailleurs ?

J’écris tout le sentiment que je veux faire passer de manière romancée. Ce que ne peut pas faire le découpage. Je ne suis pas réalisateur, nous sommes des coauteurs, et je laisse la place à l’interprétation de Fabrice. C’est important cette dynamique de coauteur. Dans Ceux qui me restent, Laurent Bonneau a pris à bras-le-corps le récit. Je m’accorde un droit de retrait pour pouvoir être émerveillé par ce que le dessinateur et/ou coloriste va faire de mon histoire. Je n’abandonne pas le travail à deux, pourtant autant, mais j’aime cette idée de collaboration.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Je lisais dans une biographie que, si vous avez beaucoup écrit sur l’Amérique, vous avez mis du temps à vous y rendre.

En tout, j’y suis allé assez peu. Montréal, New York. Mais je continue de m’y plonger par les lectures, à être influencé. Notamment par Chuck Palahniuk et Bret Easton Ellis. C’est une Amérique que je ne connais pas mais que je ressens… quitte à faire des erreurs impardonnables, sans doute. J’aime laisser de la place au fantasme, au rêve, aller voir l’Amérique au fin fond du pays du pop corn.

Pour Après l’enfer, j’ai beaucoup lu mais je n’ai gardé qu’une partie de mes recherches pour me permettre un décalage, une vision personnelle. Et puisque j’utilise le conte, il me faut aussi une part de détachement. Welcome to hope, par exemple, restait profondément pulp.

© Damien Marie/Vanders chez Grand Angle

Dotty, vous en faites la mère d’Alice, non ?

Oui, ces deux femmes, je les voulais à différents âges. Il y a une relation de soeur à petite soeur, aussi. Alice cherche son chemin. J’avais besoin de ça pour aborder ce qu’est la reconstruction, par quoi elle passe. Et la quête de vengeance. Parce qu’elles se rattachent à ce dont elles veulent se venger.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

Recalibrez-vous parfois votre écriture pour éviter le too much ?

Ce genre de récit est toujours risqué. Je n’y échappe pas et je mets parfois le pied sur la frontière du grossier. Comme il est question d’un trésor, nos personnages s’engagent sur la Yellow Brick Road… les lingots. C’est limite mais je m’accorde ce moment de simplicité. Je ne veux pas que le lecteur puisse se dire que je n’assume pas, que je me cache. Au contraire, je veux qu’il comprenne, lui amener une lecture différente du conte, un autre regard.

Disney a fait d’Alice un conte merveilleux, qui ne fait finalement qu’effleurer le personnage. Dans mon récit, les personnages sont attachés historiquement, ils échappent aux rôles fabuleux. Je voulais qu’on puisse voir le vrai drame du conte originel, la perte de sens dans un monde effrayant. Que peut-on faire face à ça ? Les deux univers se nourrissent.

© Marie/Meddour

Avec la fin de l’album, en une case, on rentre dans l’horreur absolue.

On passe un niveau, du pays d’Émeraude au Bayou d’Oz, plus complexe. Le premier tome a posé la quête, les personnages entrent dans le dur.

Et justement ce deuxième tome ?

Il est toujours en écriture. Nous sommes en discussion avec Hervé et Fabrice pour peaufiner. Dix pages sont déjà réalisées. Il devrait arriver d’ici une petite année.

© Marie/Meddour chez Grand Angle

D’autres projets ?

Absolument, d’autant plus que je me suis fait plus rare dans la BD depuis quatre ans et demi. Et, pour cause, je suis devenu papa d’une petite Alice. Avec mon travail de salarié, j’ai fait le choix de m’accorder les soirs et nuis durant lesquelles j’écrivais habituellement.

Je réfléchis donc à d’autres projets. Avec Karl T.(ollet), nous avons un projet chez Kamiti, la toute récente maison d’édition de Jean Christophe Lambrois. Il s’agira d’un one-shot de piraterie théologique. Ça commencera dans les bas-fonds et ça devrait faire entre 120 et 150 pages. Soixante sont réalisées. Ça s’appellera 300 grammes.

© Marie / Karl T

J’ai aussi Baïkonour Blues, un projet sans dessinateur pour l’instant. Et, plus feel good, comme tout bon papa, j’ai un projet sur l’enfance. Pas idyllique, non plus.

Série : Après l’enfer

Tome : 1 – Le jardin d’Alice

Scénario : Damien Marie

Dessin et couleurs : Fabrice Meddour

Genre : Conte, Drame, Guerre

Éditeur : Grand Angle

Nbre de pages : 54

Prix : 14,90€

Date de sortie : le 05/06/2019

Extraits : 

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