Gani Jakupi dans les pas d’El Comandante Yankee: « J’ai rêvé d’écrire sur la révolution cubaine, mon indécrottable méfiance me retenait et j’étais loin d’imaginer ce que cela cachait »

« On a oublié son nom, pourtant William Alexander Morgan est l’une des figures majeures de la révolution cubaine avec Che Guevara. » L’Histoire et ceux qui l’a font sont parfois corrompus par le mensonge et leurs propres intérêts. Des héros sont parfois, en réalité, d’immenses monstres, et vice-versa. Dans un pavé dans la mare qui vient de sortir, Gani Jakupi livre une enquête incroyable et profonde sur un personnage passé au bleu de l’Histoire et pourtant haut en couleur. William Morgan, un nom de pirate pour celui qui fut El comandante Yankee, un Américain qui est venu soufflé le vent de la révolution à Cuba. Bien lui en a pris puis mal lui en a pris. Il a fallu douze ans à Gani pour recouper et allonger une liste de documentation à faire pâlir les mémorants, et approfondir cette histoire folle, aventureuse, guerrière, espionne, triste aussi avec des moments d’euphorie. Nous avons rencontré cet auteur qui publie deux livres, un roman graphique et une enquête littéraire, mais qui n’a pas su tout dire sur cette affaire qui appelle à revoir les cours d’histoire.

Bonjour Gani, dites-moi, qu’est-ce qui vous a amené à croiser le destin de William Morgan ?

Un pur hasard. Je cherchais de la documentation pour une autre BD à thème cubain, et je suis tombé sur la photo d’un guérilléro qui n’était pas Cubain, mais Américain. Un Yankee. Un comandante, le plus haut grade dans l’armée rebelle. Tandis que toute l’Histoire affirmait que le seul comandante étranger avait été Ernesto Che Guevara. J’ai commencé à creuser. Et j’ai découvert plus que ce que je cherchais. Tout un pan de l’Histoire, oblitéré avec succès par le régime castriste.

Une mise en couleur inédite © Gani Jakupi

À la fin de sa vie, il aurait dit vouloir qu’un jour le monde connaisse son histoire. C’est vrai ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire ? Vous vous êtes senti investi d’une mission ?

C’est ce que affirmait l’un de ses compagnons de cellule. L’anecdote me sembla plausible, car c’est ce que j’aurais souhaité, à sa place.

© Gani Jakupi

Si je me suis senti « investi d’une mission », cela s’est produit plus tard, en apprenant l’histoire du Segundo Frente, et de son implication dans la révolution cubaine. Cela englobait déjà une réalité historique, et une autre politique. Le destin de beaucoup de gens était en jeu, pas seulement celui de Morgan. L’histoire officielle de la révolution s’avérait biaisée. C’est là que je me me suis senti responsable de faire connaître cette vérité que je découvrais graduellement.

Comment expliquez-vous que ce personnage ait réussi à être oublié. La version officielle a donc gagné ?

Non seulement parce qu’elle s’est imposée à Cuba, chose facile dans un régime autoritaire, mais bien au-delà. J’ai du mal à m’expliquer la paresse des historiens européens pour gratter la surface, se satisfaisant de ce qui leur était servi sur un plateau.

© Gani Jakupi

Et comment un Américain a pu se retrouver à jouer les révolutionnaires ?

Il est aujourd’hui impossible de connaître ses motivations initiales, mais il est patent que c’était une personne inquiète, à la recherche d’elle-même, et qui s’est retrouvée dans une lutte qui a extrait ce qu’il y avait de meilleur en lui.

William Morgan, Escambray 1958 © Archives du Segundo Frente
© Gani Jakupi

Soixante ans après, peut-on faire changer le cours de l’Histoire ?

Changer le cours de l’Histoire, non. Mais on peut changer les cours d’Histoire. Il s’agit d’une discipline vivante, qui n’est pas figée à jamais, et elle gagne avec toutes les rectifications qu’on y apporte.

Marche en honneur des victimes du bateau belge La Coubre, 5 mars 1960. De gauche à droite, on retrouve Fidel Castro, Osvaldo Dorticós (à ce moment-là, président de Cuba), Che Guevara, deux ministres, William Morgan et Eloy Gutiérrez Menoyo. “À Cuba, cette image a souvent été tronquée de l’aile droite, afin d’en éliminer Morgan et Menoyo”, confie Gani Jakupi. © AP

Le mensonge, celui qui est devenu le Commandante Yankee, lui aussi l’entretenait. Il n’était pas celui qu’il prétendait être, n’est-ce pas ?

Son mensonge, c’était quelque chose qui, au fond, n’affectait personne d’autre que lui. Qui d’entre nous ne voudrait par taire quelque détail de sa propre vie ? Surtout si c’est afin de pouvoir repartir du bon pied.

© Gani Jakupi

J’imagine que sachant ça, trouver la vérité, ou l’approcher, n’est pas évident ? Combien de temps avez-vous consacré à cet immense album ?

Pas évident du tout ! Ce n’est pas pour rien que la réalisation de ce projet m’a pris plus de douze ans. Au bout des trois premières années, j’étais sur le point de pondre le roman graphique pour lequel je venais de signer avec Aire Libre, lorsqu’est apparue une piste qui m’a mené jusqu’à Menoyo, le commandant en chef du Segundo Frente. Il était encore en vie ! Du coup, ma narration a pris une autre tournure. Un an et demi plus tard, Menoyo décédait, sans que j’aie pu arriver au bout de mes recherches.

Eloy Gutérrez Menoyo et Gani Jakupi, La Havane, mars 2011 ©Maite del Moral

Elles ont repris début 2014, avec d’autres officiers du Segundo Frente. Au total, j’ai fait trois voyages à Cuba, et deux à Miami.

© Gani Jakupi chez Dupuis

Par quoi avez-vous commencé ? Quelle a été votre méthode.

Ma méthode s’est forgé sur le tas. Quand j’ai commencé ce projet, l’idée initiale était de réaliser une « aventure romanesque basée sur des faits réels », sans plus. La littérature publiée me suffisait. Lorsque cela s’est transformé en une investigation historico-politique, je suis passé à des interviews et à la recherche de documentation inédite. L’essentiel de la méthode a été de revenir sans cesse à la charge. Ne pas me satisfaire des premières réponses. Je crois que mon principal gain dans toute cette aventure a été l’apprentissage de l’écoute. Ce n’est pas si évident que ça !

© Gani Jakupi

Quand je vois le nombre de sources à la fin de cet album, je me dis qu’il vous a fallu être on ne peut plus méticuleux ?

Bien entendu ! Il y a, par exemple, deux livres entiers, des mémoires, qui n’ont servi que pour rédiger une seule page de BD : celle de la conversation entre Batista et l’ambassadeur américain. Et encore, j’ai consulté d’autres analyses, par des historiens professionnels, pour être capable de discerner ce qu’il y avait de crédible dans leurs relations de leurs différentes rencontres et échanges. Et  d’innombrables ouvrages pour connaître les différents points de vue sur certains aspects de la révolution, de ses protagonistes ou de l’histoire et de l’économie cubaine en général.

Le Che Guevara, Aurelio Nazario Sargén, un inconnu et Eloy Gutierrez Menoyo, décembre 1959 © Archives du Segundo Frente

Au fil de votre album, on se rend compte qu’il y a un nombre incalculable de personnages. Et, encore, vous avez dû réduire le casting, non ?

Oh, que oui ! Il y a même beaucoup d’histoires intéressantes qui ont dû passer à la trappe ! Certaines ont été récupérées dans L’Enquête… et d’autres resteront à jamais dans ma mémoire. Car il faut toujours penser au lecteur. Même avec tous ces élagages, Comandante reste un roman graphique plutôt exigeant.

© Gani Jakupi chez Dupuis

Y’a-t-il eu plusieurs moutures de scénario pour alléger la structure ? Pour ne pas que ce soit indigeste ?

Absolument ! Il y a eu beaucoup de ré-écritures. Des décisions douloureuses. Des sacrifices de séquences entières.

© Gani Jakupi chez Dupuis

D’autant plus qu’un livre est également sorti, parallèlement, Enquête sur El Comandante Yankee, aux Éditions de la Table Ronde. J’imagine que sans cette autre parution, vous auriez eu des regrets de ne pas pouvoir tout dire.

Sans L’Enquête…, le projet aurait perdu son sens. Comme je l’ai souligné avant, dans un roman graphique, on se doit principalement de penser au lecteur. Mais il aurait aussi été injuste et dommage de passer sous silence tant d’autres aspects de ce sujet. Un essai historique se prête à des schémas narratifs moins contraignants qu’un roman. Il donnait également au lecteur l’occasion de vérifier ce qui a été romancé dans El Comandante, et ce qui était de la pure réalité historique.

© Gani Jakupi

Que raconte-t-il ce livre d’enquête ?

L’Enquête sur El Comandante Yankee contient les témoignages que j’ai réunis durant toutes ces années, des documents inédits auxquels j’ai pu accéder, et de nombreuses photographies, qui n’ont jamais été sorties auparavant, des collections familiales. On y trouve ainsi des événement importants de l’histoire de la révolution cubaine qui n’ont été mentionnés nulle part ailleurs antérieurement.

© Aire Libre

Cela dit, si j’ai bien compris, vous n’êtes pas le premier à faire une BD sur Morgan, il avait déjà eu droit à des « historietas » ? Vous en avez retrouvé ? Que racontaient-elles ?

À ma connaissance, on n’a jamais fait aucune BD sur Morgan. Il semblerait qu’on ait voulu en faire, à l’apogée de sa gloire, mais le temps que les auteurs taillent leurs crayons, le héros était tombé en disgrâce.

© Gani Jakupi chez Dupuis
L’affiche cinéma d’un film expliquant la révolution cubaine telle que vue par Fidel Castro

Je comprends mieux. Comment ce personnage, de héros populaire, est-il devenu ennemi public ?

Il a été pris dans l’engrenage de l’alignement de Cuba avec le régime soviétique.

On dit qu’il aimait trop les Cubains. C’est ce qui l’a perdu ?

Probablement. Il était quand-même Américain; s’il avait voulu, il aurait pu quitter l’île et finir tranquillement sa vie ailleurs !

© Gani Jakupi chez Dupuis

Au rang de l’anecdotique, j’ai aussi été impressionné par la rapidité avec laquelle, en une nuit, un buste de Fidel Castro, qui a fraîchement pris le pouvoir, est créé. Fou, non ? Ça passe par ça aussi, un coup d’état ?

C’est un détail que j’ai pioché dans la presse de l’époque. Au départ, cela a l’air d’un enthousiasme reconnaissant de l’opinion publique, mais oui, vous avez raison : ça ouvre la porte au culte de la personnalité, voie express vers la main de fer !

© Gani Jakupi

Plus traumatisant, la figure du Che qui, sous l’apitoiement d’une mère d’un condamné à mort, va précipiter la mise à mort, sous les yeux de cette mère. Quel monstre ! Comment voyez-vous ce personnage ?

Hélas, d’après tout ce que j’ai appris, cette froideur paraît décrire fidèlement le fameux Che.

Et dire qu’on le met sur des t-shirts. Votre opinion de cette Histoire et ses acteurs a changé, j’imagine ?

Certainement. Dans ma jeunesse, j’ai été un fervent admirateur du Che. J’ai aussi rêvé d’écrire sur la révolution cubaine. Ce qui me retenait, c’était mon indécrottable méfiance : une source unique me paraît toujours suspecte. Cela dit, j’étais loin d’imaginer ce que cela cachait.

© Gani Jakupi chez Dupuis

À l’époque de Retour au Kosovo, vous m’aviez dit que vous n’auriez pas sur dessiner cet album. Ici, c’était plus facile et évident ?

Bien entendu ! Ici on parle de guerre entre hommes armés et de politique… pas de massacre indiscriminé de civiles ! Ce n’est pas une histoire de Bisounours pour autant, mais loin d’être traumatisant pour le dessinateur. Qui plus est, dessiner et peindre Cuba est un authentique plaisir pour un amoureux du fauvisme comme moi.

Votre histoire, dans ce milieu d’homme, c’est aussi l’histoire de femmes fortes.

Tout à fait !

© Gani Jakupi chez Dupuis

À commencer par Celia Sanchez, une proche de Fidel Castro, vous nous en parlez ? Quel pouvoir, quel respect, elle imposait ! Les révolutionnaires étaient-ils plus égalitaires ?

En dehors des sources que j’ai nommées dans l’œuvre, des personnes qui ont connu Celia de près m’ont raconté des choses louables sur elle. Cela dit, révolutionnaires ou pas, les femmes ont toujours besoin de s’imposer pour se faire respecter.

Puis Olga, la femme de Morgan. Elle aussi devait avoir un sacré caractère, du courage, pour tenir.

C’est qu’Olga, même aujourd’hui, est une femme qui en a ! À son âge et après les tortures subies en prison, elle est néanmoins d’une vitalité impressionnante.

Olga et William Morgan, 1959 © Archives du Segundo Frente

Ces livres seront-ils publiés en Amérique du Sud ?

Je ne le sais pas. D’emblée, j’aimerais qu’ils soient traduits en espagnol. Ainsi, ils trouveraient leur chemin vers le public latino-américain. Et même en l’état, en français et en anglais (publication digitale de Europe Comics), j’apprend que des passionnés de mon œuvre sont en train de les introduire à Cuba.

Quels sont vos projets désormais ? Un autre album ?

J’aborde simultanément deux sujets qui me ramènent vers mon autre amour, la musique : Miles Davis et Paco de Lucía. Cela dit, l’histoire d’un Noir aux USA, et d’un fils de gauchiste dans l’Espagne de Franco, ça aurait du mal à rester loin de la politique.

En effet, ça promet ! Merci beaucoup pour cette pierre angulaire d’une autre Histoire à bâtir, moins vérolée par les mensonges.

Titre : El Comandante Yankee

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : Gani Jakupi

Genre: Enquête, Espionnage, Guerre, Histoire

Éditeur: Dupuis

Collection : Aire Libre

Nbre de pages: 224

Prix: 32€

Date de sortie: le 03/05/2019

Extraits : 

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Titre : Enquête sur El Comandante Yankee

Livre d’enquête

Auteur : Gani Jakupi

Genre: Enquête, Témoignages

Éditeur: La table ronde / Dupuis

Collection : Aire Libre

Nbre de pages: 304

Prix: 24€

Date de sortie: le 06/06/2019

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.