INTERVIEW / Rencontre avec Othmane Moumen, comédien polymorphe aux mille talents

Actuellement au Théâtre le Public se joue une pièce que je tiens comme un de mes gros coups de coeur de l’année : The Elephant Man de Anne Sylvain. Servi par une distribution sans faille, ce spectacle a d’ores et déjà séduit la critique et, au fil des représentations, le public lui fait un triomphe. Il n’en fallait pas plus pour que me vienne l’envie de revoir Elephant Man une deuxième fois et de m’entretenir par la même occasion en tête à tête avec celui qui incarne magistralement l’homme éléphant à la scène, le comédien Othmane Moumen.

© JP Vanderlinden 2019

C’est à quelques mètres du plateau, assis confortablement sur les fauteuils rouges de la grande salle du Théâtre Le Public que notre rencontre a eu lieu.

Othmane, bonjour, et merci d’avoir accepté cette interview pour Branchés Culture. De quelle manière as-tu été choisi pour interpréter Joseph Merrick (l’homme éléphant) dans cette pièce écrite par Anne Sylvain ?

Othmane : Alors, ça, c’est une question qu’il faudrait plutôt poser à Michel Kacelenenbogen qui a mis  en scène la pièce. Il y a deux ans, il est venu me chercher et m’a dit qu’il avait un projet autour d’Elephant Man, et qu’il avait envie d’utiliser un acteur physique, mais qui ne bougerait pas ou très peu sur scène. Il voulait quelqu’un qui ait naturellement un rayonnement physique et une certaine pratique du corps pour pouvoir vraiment explorer l’intériorité du personnage. Et à la base, d’ailleurs, il ne voulait pas de maquillage. Je pense que c’est à cause de mes rôle précédents, dans lesquels j’ai toujours eu une petite signature corporelle, qu’il a fait appel à moi. Et puis ça fait longtemps aussi qu’on avait envie de travailler ensemble.

Après un mois de représentations et une certaine expérience d’incarnation du personnage sur les planches, as-tu apporté certains changements dans ton interprétation de ce rôle atypique ?

Othmane : Oui, bien sûr, et je ne suis pas le seul. Quand on a la chance de jouer un spectacle sur une longue période, les choses évoluent. On essaie des différences de rythmes dans certaines scènes, on propose de changer ceci ou ça, peut-être moins agressif, plus dans la douceur… Le théâtre, c’est de l’art vivant, donc forcément ça bouge et on pousse les curseurs à droite ou à gauche. À ce propos, je suis certain que la pièce que tu reverras tout à l’heure ne sera pas identique à celle à laquelle tu as assisté à la première. Bien sûr, la structure reste la même et le texte aussi, mais certaines choses évoluent.

© JP Vanderlinden 2019

La plupart des rôles que tu as interprété (Chaplin, Scapin 68, Le Tour du Monde en 80 jours et Fantômas de Thierry Janssen…) sont des rôles très physiques avec une dimension corporelle évidente. Interpréter Joseph Merrick affublé de prothèses impressionnantes, est-ce pour toi un nouveau challenge et une nouvelle performance ?

Othmane : Oui, c’est certain. Quand Michel (Kacelenenbogen) m’a dit que finalement, il y aurait du maquillage et qu’il y aurait des prothèses pour que ce soit un peu effrayant, bizarre et choquant pour le public lorsqu’il voit le personnage pour la première fois, je me suis dit que c’était super, qu’on allait faire des moules et travailler sur mon corps. Car être entravé j’aime bien ça, on n’a rien sans rien. Quand on est gamin et qu’on voit Star Wars avec Chewbacca ou Darth Vader, on se dit que le gars qui est à l’intérieur du personnage il a dû en chier, mais on aimerait malgré tout être à sa place. Et d’ailleurs pour Elephant Man, le film de David Lynch,  John Hurt se tapait 7 à 8 heures de maquillage chaque jour de tournage. Moi j’ai la chance de ne pas avoir besoin d’autant de temps pour me glisser dans la peau de Joseph Merrick, mais avant ça la préparation a été longue, on a dû faire les prothèses sur mesure et je me suis beaucoup documenté sur ce qu’on savait sur le vrai Joseph Merrick, comment il parlait, comment il respirait, comment il se déplaçait. Et j’ai travaillé le fond aussi, des semaines et des mois avant. J’aime ça !

J’ai appris sur cette pièce que tout ne passe pas par le visage dans un jeu d’acteur, et que même un corps enfermé dans des prothèses peut faire comprendre une émotion. (Othmane Moumen)

Malgré les masques et les prothèses en silicone, ton jeu parvient à nous émouvoir et à nous toucher seulement par l’expression de ta voix et de ton seul regard. Comment aborde-t-on une telle performance alors qu’on est privé de l’une des armes principales du comédien : son propre visage ?

Othmane : J’ai eu très peur de ça justement. Je me suis dit que je n’avais que mes yeux, et en plus les éclairages sont en douche donc au final on ne voit quasi que mes pupilles. J’avoue que j’étais un peu paniqué. Je me demandais comment les gens allaient ressentir tout ce que je voudrais faire passer. Je pense que c’est la voix, la posture du corps et une certaine rythmique qui au final contribuent à véhiculer l’émotion. J’ai appris sur cette pièce que tout ne passe pas par le visage dans un jeu d’acteur, et que même un corps enfermé dans des prothèses peut faire comprendre une émotion.

© JP Vanderlinden2019

Avant d’aborder le rôle, as-tu revu le film de David Lynch avec Anthony Hopkins et John Hurt, qui est un chef d’oeuvre, où es tu venu à la pièce vierge de toute influence ?

Othmane : Non, je n’ai rien revu. Il n’y a que quand j’ai joué Chaplin que j’ai bouffé du Chaplin avant de m’attaquer au rôle, mais que ce soit pour Scapin ou Fantômas, par exemple, j’évite de voir des choses avant. J’ai des choses en tête qui hantent mon subconscient, bien sûr, mais je préfère venir au rôle vierge de toute influence.

Dans Elephant Man tu es entouré d’une distribution de comédiens formidables, dont Itsik Elbaz qui joue le docteur Frederick Treves et que je tiens tout comme toi comme un des plus brillants comédiens de sa génération. Penses-tu que cet échange de talents entre comédiens vous amène tous à sublimer vos rôles, ou que le travail de comédien est plutôt solitaire pour en arriver le jour « J » à atteindre le sommet de son art ?

Othmane : C’est impossible de faire ça de manière solitaire, particulièrement pour mon personnage. Tu sais quand tu incarnes un méchant par exemple, ce sont les gens autour de lui qui en ont peur qui le rendent effrayant, et ici en quelle sorte c’est un peu la même chose. Ce sont tous ces personnages, qui craignent cet être qui reflète leur monstruosité à eux, qui lui donnent de la consistance. C’est grâce au travail des comédiens qui jouent avec moi que mon personnage brille et atteint sa vérité.

On sait qu’Itsik Elbaz écoute souvent du metal avant d’entrer en scène, et toi tu as déclaré  aussi être fort inspiré par la musique. Peux-tu m’en dire plus à ce sujet ?

Othmane : Est-ce que finalement tout n’est pas influencé par la musique ? Ce n’est pas à toi que je dois le dire. ( il sourit ) À la base je viens d’un quartier et de la culture hip hop, et le hip hop m’a amené vers le jazz, la soul et le funk. À mes heures perdues, je suis DJ depuis plus de 20 ans, et j’adore les disques vinyles. Je vais d’ailleurs voir des concerts dès que je peux, notamment de grosses pointures même s’il en reste de moins en moins en activité. Alors, est-ce que ça m’inspire pour mes rôles ? Oui, bien sûr, tout dépend de ce que j’écoute aussi comme musique quand je me plonge dans un rôle. Aujourd’hui je n’écoute plus beaucoup de hip hop, mais la musique m’inspire toujours autant et j’écoute du classique, de l’electro, et de la musique de films aussi…

Elephant Man nous parle de la vie d’un homme « différent » ayant réellement existé au XIXe siècle à l’époque de l’Angleterre Victorienne et de Jack L’Eventreur. Quel est pour toi le message principal que la pièce adresse à notre société d’aujourd’hui ?

Je pense qu’on a tous en nous une part de monstruosité , mais la question que je me pose c’est : est-on tenu de l’assumer ? (Othmane Moumen)

Othmane : N’est pas monstre celui qu’on croit… On pourrait croire ici qu’il s’agit de l’histoire d’un monstre avec des êtres normaux qui gravitent autour de lui, mais, en réalité, c’est le contraire. Le plus humain de tous c’est Joseph Merrick ! Je pense qu’on a tous en nous une part de monstruosité, mais la question que je me pose est : est-on tenu de l’assumer ? Et, quand on l’assume, qu’est ce que ça fait ? Des gens comme Hitler ou Trump… ? (il sourit gravement) Dans la même minute on peut être ange et démon, le tout c’est d’en avoir conscience et de ne pas assumer le côté démon ou alors.. (il grimace d’un air gêné).

Lorsque je vais voir des pièces à Paris, je remarque que petit à petit le public qui fréquente les théâtres rajeunit, et que la vision que certains ont encore d’un théâtre poussiéreux de papa s’estompe pour laisser place à un art hyper créatif qui, au niveau des scénographies, se rapproche de plus en plus du 7e art. Quelle est ta vision du théâtre de demain ? Penses-tu que sa popularité est aujourd’hui en réelle croissance ?

Othmane : Oui tout à fait. Il y a eu, de la part du théâtre dans les années 70/80, une tentative de concurrencer le cinéma, mais ça n’a pas lieu d’être. Le théâtre a sa place depuis deux ou trois mille ans et il restera un moyen d’interpeller notre société et de l’interroger. Il est le reflet de la société dans laquelle on vit, et lorsqu’on aborde comme avec Elephant Man des périodes révolues ça nous permet d’avoir aussi un recul sur ces époques. Quand tu parles du public qui rajeunit à Paris c’est vrai aussi en Belgique, notamment dans des théâtres comme le Théâtre du Parc. Ce théâtre innove et les nouvelles générations de spectateurs qui vont au théâtre veulent voir des nouvelles choses, des projections, des scénographies plus modernes. Alors, oui, je pense que le théâtre a encore de beaux jours devant lui et d’ailleurs les salles sont de plus en plus remplies. Contrairement au cinéma le théâtre a besoin de spectateurs actifs et non pas passifs. Au théâtre on ne peut pas zapper, ni manger du pop corn, ni revoir la même scène plusieurs fois comme quand on est chez soi dans son salon, ici ce sont des vivants qui regardent d’autres vivants et qui partagent un moment de vie ensemble. Et dans notre monde de plus en plus axé sur le virtuel, ça fait du bien d’être dans le réel. D’ailleurs, en musique aussi, les concerts live attirent de plus en plus de monde aujourd’hui !

© JP Vanderlinden 2019

Quels sont les trois rôles les plus forts que tu as interprété dans ta carrière ? Et quel est le rôle que tu rêverais d’interpréter sur les planches ?

Othmane : Je n’ai pas de rôle particulier que je rêve d’ interpréter sur scène. J’ai réalisé mon rêve de jouer Chaplin, ça c’est fait, et ça m’a pris trois à quatre années de ma vie tout en m’apprenant qu’avec de la pugnacité on arrive à tout. Ça a été une belle leçon de vie. Sinon si je devais citer trois rôles majeurs pour moi je citerais les trois derniers : Scapin, Chaplin et Elephant Man.

Où va te mener ta vie de comédien après Elephant Man ? As tu des projets ?

Othmane : L’année prochaine, au théâtre, je ne ferai que des reprises comme Le Tour du Monde en 80 jours, Moutoufs, et Scapin, et je me laisse libre la deuxième partie de l’année pour laisser une fenêtre ouverte pour le cinéma. Cette année, j’ai dû refuser des castings car je jouais au théâtre, et j’aimerais me laisser cette chance depuis que j’ai tourné dans Le Jeune Ahmed, le dernier film des Frères Dardenne qui a remporté le prix de la mise en scène cette année à Cannes. J’ai aussi de très beaux projets pour les prochaines années mais dont je ne peux pas encore vraiment parler.

Je comprend, on en parlera alors lors d’une prochaine interview (rires).

Othmane : J’espère bien !

Othmane, merci beaucoup pour ta gentillesse et ta disponibilité, et à très bientôt.

Moins d’une heure plus tard Othmane Moumen et la troupe d’Elephant Man étaient sur scène et triomphaient une fois de plus devant une salle conquise.

Il ne vous reste plus que jusqu’au 22 juin pour aller applaudir The Elephant Man au Théâtre Le Public, alors ne trainez pas trop car les billets partent vite !

Propos recueillis par Jean-Pierre Vanderlinden

THE ELEPHANT MAN

De Anne Sylvain. Librement inspiré de la vie de Joseph Merrick.
Mise en scène : Michel Kacenelenbogen Avec : Bénédicte Chabot, Yves Claessens, Jo Deseure, Itsik Elbaz, Othmane Moumen, Ariane Rousseau et Anne Sylvain

DU 09/05/19 AU 22/06/19  Réservations : http://www.theatrelepublic.be

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