En adaptant Mon Traître de Sorj Chalandon, il y a quelques mois, Pierre Alary n’avait pas envisagé d’en réalisé la suite : Retour à Killybegs. Pourtant intimement lié au premier volet, ce second tome s’est finalement imposé à l’auteur qui a bravé sa peur pour repartir de plus belle dans cette Irlande fascinante et tellement gâchée par les conflits des hommes. Et Tyrone Meehan au milieu du champ de bataille, perdu et haï. Pierre Alary s’en est approché, avec nuances et profondeur. Interview à la dernière Foire du Livre de Bruxelles.

Bonjour Pierre, après Mon traître, voilà le temps de comprendre ce qu’il s’y est passé, avec un autre regard, celui Tyrone lui-même. Voilà le temps du retour à Killybegs. Comment êtes-vous entré dans cette histoire ?
Mon traître, c’est un coup de coeur. À la lecture de ce roman de Sorj Chalandon, je voulais raconter cette histoire, tout en gardant ses mots. En fait, je voulais lui piquer ses mots magnifiques ! Du coup, j’ai pris contact avec lui : en cinq minutes, il me faisait confiance, il m’a dit que c’était bon.
D’habitude, je suis dans l’aventure, le virevoltant et… accompagné. Pour la première fois, j’étais seul et je me suis vite aperçu que cette histoire, je ne voulais la laisser à personne d’autre. Même si j’y ai pensé. Du coup, j’ai utilisé une veine plus réaliste, pas celle qui m’amuse en général.

Vous lisez beaucoup ?
Je lis beaucoup de romans… noirs de préférence. Je ne fais pas la rentrée littéraire. Mes coups de coeur, je les trouve dans le western, le noir, les histoires de genre. Méridien de sang de Cormac McCarthy, par exemple.
Un roman se suffit parfois à lui-même. Pourquoi avoir voulu mettre celui-ci en images ?
Je me la suis posée, cette question. L’idée était vraiment de récupérer les mots de Chalandon, de faire le tri pour en faire un scénario de BD. Vous avez vu le nombre d’adaptation de Moby Dick ? Tout le monde veut se l’approprier un jour.

Ici, c’était plus compliqué, moderne, dans une Irlande pas si lointaine et dans le rapport entre deux personnages qui ont vraiment existé. Je devais me mettre dans la tête du romancier, les voir lui et son copain. J’avais déjà sa tête sur des photos, je n’avais pas trop peur de la technique mais je voulais, surtout, à tout prix, garder l’émotion que j’avais ressentie à la lecture de ce livre. Dans la tension, je voulais que mon dessin se plie, se mette à hauteur d’hommes.

Et cette suite, vous aviez prévu de la faire ?
J’en avais peur. Repartir pour 150 pages, rééditer ce que j’avais fait. Au départ, je ne voulais faire que Mon Traître. C’était la trahison, la relation qui m’intéressait. Que feriez-vous si vous découvriez que votre ami vous a menti sur tout.
Puis, au fur et à mesure des rencontres, je me suis rendu compte que le lecteur ne s’arrêtait pas à ça, ils se demandaient pourquoi il y avait eu trahison. Moi, je ne m’étais pas posé la question. Dès lors, il m’importait de faire un beau diptyque. Retour à Killybegs devait s’inscrire dans la continuité.

Et l’Irlande ?
Elle ne change pas spécialement le fond. Cette histoire aurait pu s’implanter ailleurs. Finalement, il est question d’un homme confronté à ses choix, ce n’est que ça. Et le conflit nord-irlandais rajoute une épaisseur de drame.
Vous y avez été ?
Oui, mais pas pour le bouquin. L’Irlande, je la connais, c’est un pays magnifique avec des habitants formidables. Personne ne sera jamais aussi bien accueilli que par les Irlandais.

J’ai fait 300 pages en deux ans, scénario, dessin et couleurs. Pour ces dernières, je ne suis pas très bon coloriste, j’utilise une bichromie assez simple. Mais il m’importait de retrouver l’ambiance, la couleur de l’émotion et ce que mes personnages ont dans leur tête.
Et ces personnages, comment les avez-vous fait apparaître?
Il y eut quelques recherches sans vouloir aller très loin. J’ai réalisé mon casting en partant d’acteurs, notamment, un Italien, un Anglais vu dans une série. Après le dessin évolue. Pour les décors, la documentation était obligatoire, je me suis baladé dans Google Street View. Cela dit, même pour du moins contemporain : pour Conan, j’avais un fichier pour les armes, les chevaux.

Avec ces deux adaptations de Sorj Chalandon, vous faites votre entrée chez Rue de Sèvres.
J’avais des contacts, c’était une maison d’édition qui me plaisait mais je n’avais pas les projets pour y faire un livre. L’action et l’aventure telles que je les pratique d’habitude ne me semblaient pas convenir.
Puis, j’ai rencontré Nadia, qui est devenue mon éditrice, au Salon du Livre de Paris. Je lui ai parlé de mon projet. Le vendredi soir, elle achetait le roman Mon Traître; le lundi, elle me donnait le top. J’étais engagé sur le projet chez cet éditeur sans avoir montré un seul dessin. Un super boulot éditorial.

Vous avez gardé les chapitres, pourquoi ?
C’était important. Par contre, dans Mon traître, les pages de texte relatant l’interrogatoire dans les années 2000, que j’intègre à chaque fin de chapitre, se situaient vers la fin du roman. J’en ai changé le rythme pour les dispatcher et donner une sorte d’avance au lecteur tout en entretenant le mystère. Il ne fallait pas que ce soit perturbant et que cet intermède corresponde au chapitre suivant.
Et il y a les fins de chapitre, vous laissez le blanc revenir ?

Une sorte de fondu au blanc qui est devenu logique pour les deux albums. Il y avait beaucoup de récitatifs, ce que je trouve être un tue-l’amour en BD. Je suis le premier à reposer un album que je feuilletais quand je trouve qu’il y en a de trop. Ils doivent être riches mais pas lourd. Dans le cas des livres de Chalandon, ils amenaient du vécu, le regard journalistique.
Puis, pour ce deuxième album, je devais retrouver la structure du premier. Avec les passages se situant en 2006 comme fil rouge, dans la maison où Tyrone a trouvé refuge. Puis, il me fallait une claque finale, un moment qui ne correspond pas à la fin du roman. Cet examen de conscience : « tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, à cause de toi, tes potes sont morts. » Et cette bombe comme pierre angulaire, Jim est mort et Tyrone revit la scène.

Et justement, le regard de Sorj ?
Il m’a dit qu’il n’écrirait rien mais qu’il serait là en cas de problème. Il m’a aidé à m’y retrouver dans les drapeaux, à donner un sens à la documentation. C’est facile d’en trouver mais encore faut-il la comprendre. J’avais poussé mon storyboard, été dans le détail. Les tatouages, un trèfle à quatre feuilles avant de me rendre compte que ça n’existait pas en Irlande, il fallait éviter.
Quand on lit ses romans, on se rend compte que Sorj a vraiment un problème avec la figure paternelle. Tout s’explique avec Profession du père, il a eu une enfance de merde. Mais, là-dessus, il a pu fonder une vie de dingue.

Rencontrer Sorj, un bonhomme à la carrière incroyable, le livre m’en donnait le prétexte. Je n’aurais pas fait ce livre si je n’avais pas eu de contact avec lui. En plus, il adore la BD. Pas seulement parce qu’elle l’a adapté par trois fois : Profession du père de Sébastien Gnaedig, récemment, mais aussi Le quatrième mur de Corbeyran et Home, qu’on oublie souvent, ainsi que mes deux albums. Avant ça, il a été dessinateur de presse à Libération. Il est toujours abonné à Fluide Glacial.
Elles sont vues comment les adaptations en BD ?
Paradoxalement, pas forcément bien. Elles ne sont pas accueillies à bras ouverts. Comme si les gens pensaient qu’on trichait. Alors qu’au cinéma, ça ne gêne personne. Scorsese, Ford ou Kubrick, aucun d’eux n’écrivait ses scénarios, ça ne les a pas empêchés d’être géniaux. Si le roman est beau, que l’histoire est belle, pourquoi ne pourrait-il pas avoir sa chance en images ? Puis, ça m’a permis d’apprendre des choses sur la structure, de découvrir.

Je n’en ai pas fini avec les adaptations. Je suis en train d’adapter un personnage connu d’une franchise. J’ai restructuré l’histoire tout seul.
Alors, bientôt un scénario original ?
Ce n’est pas l’envie qui manque, mais est-ce que ce sera réussi ? En partant de rien, je ne sais pas si j’arriverais au bout du sujet. Des projets écrits seul, j’en ai déjà proposé à des éditeurs… avec tous les défauts du mec goulu qui veut tout mettre dans son histoire : du western, des zombies… Comme si c’était l’histoire de sa vie et qu’il fallait tout y mettre.
Quand je travaille avec un scénariste, celui-ci est un garde-fou qui permet de trouver l’équilibre et la confiance qui en découle. Comme avec Fabien qui a sa vision des choses, son point de vue. Il me demande : « que veux-tu dire? ». Pas « que veux-tu dessiner »?

C’est par la couverture qu’on rentre dans un livre. Que pouvez-vous nous dire des deux trouvées pour ce diptyque ?
La couverture du premier est venue très vite avec pour la première fois une composition hybride : un dessin et une vraie photo de pluie. Au début, je voulais la dessiner, puis je me suis dite : mais pourquoi m’embêter à la refaire ? Alors, j’ai utilisé une photo.
Pour le deuxième, je ne savais pas trop quoi faire. Je voulais des couleurs chaudes et avais une envie très graphique. À la base, c’était une silhouette blanche.

Finalement, ça valait la peine de la faire cette suite ?
J’ai le sentiment d’avoir bouclé la boucle, d’avoir la réponse à la pseudo-intrigue de Mon Traître. Pourquoi n’aurions-nous eu que le point de vue du trahi ? Il y avait une logique à aborder les deux faces.
L’IRA, ça vous fascine ?
C’est un sujet incroyable. Et, malheureusement, c’est triste, mais avec le Brexit, les démons pourraient se réveiller. J’espère qu’ils ne vont pas rétablir une frontière rude entre les Irlande. Après des décennies de violence, ils étaient arrivés à un traité de paix, à trouver un équilibre, qui a demandé des sacrifices. Tout risque de rebasculer.

Récit complet
D’après le roman de Sorj Chalandon chez Grasset
Scénario, dessin et couleurs : Pierre Alary
Genre : Drame, Histoire
Éditeur : Rue de Sèvres
Nbre de pages : 150
Prix : 20€
Date de sortie : le 13/02/2019
Extraits :