Entre la préservation de la mémoire patrimoniale des peuples, symbolisée par une maternité rouge, et le sauvetage de ces peuples eux-mêmes, il n’y a qu’un pas, un même ennemi, une même trajectoire. Entre un petit village du Mali et le luxe des collections du Louvre, c’est dans les pas d’un chasseur de miel que Christian Lax nous fait faire un nouveau grand voyage, contemplatif et impliquant pour mieux comprendre, encore un peu, la difficulté de passer d’un monde à l’autre. Interview avec un dessinateur qui laisse parfois la composition de ses planches au hasard mais les travaille autant que nécessaire. Une exposition est visible en ce moment au Centre belge de la bande dessinée.
Image de tête : © Daniel Fouss/CBBD
Bonjour Christian, qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de cette maternité.
Christian Lax : Dans un premier temps, je souhaitais travailler sur la question des migrants. Je tournais autour sans trop avoir creusé le sujet. Jusqu’à ce que Futuropolis me propose de faire un album dans la collection Louvre. J’ai très vite choisi l’art africain, le sujet idéal pour parler de ces grands problèmes d’immigration que nous connaissons actuellement. L’occasion de dessiner le chemin qui mène à la sauvegarde des humains, des familles, des enfants qui prennent tous les risques pour fuir la misère sociale, la guerre… Et de mettre cela en parallèle avec la sauvegarde du patrimoine.
Entre les deux, il y a des similitudes, un même parcours au nom du désir de sauver sa peau et de préserver ses traces et celles de sa culture.

À l’heure où Internet dématérialise le patrimoine, il est important de le préserver ?

C’est indispensable. Regardez les Bouddhas de Bâmiyân, Palmyre ou Tombouctou où tout a été détruit. Ce sont des pertes colossales, des dégâts irréversibles. Je crois qu’on a besoin de savoir d’où on vient, d’avoir un socle pour savoir où aller. Rien ne vaut l’objet, le palpable.
Et les vivants ?
Je me suis posé la question, au moment de commencer. Y’a-t-il vraiment une priorité ? Évidemment, oui, les humains, les vivants.

Des questions, cet album en pose pas mal. Par l’intermédiaire des personnages. Sans pour autant que vous y ameniez des réponses.
Un livre se doit de poser des questions, de donner matière au lecteur à réfléchir. J’aime quand une lecture m’interpelle, soulève un problème que je ne m’étais jamais posé.
Une des questions touche au métier d’auteur, d’artiste. Au musée, le lecteur est témoin d’une discussion entre deux des personnages principaux, autour de la radiographie. Celle-là même qui peut mettre un artiste à nu, tout expliquer de ses mystères et… de ses erreurs. Celles que l’artiste n’aurait peut-être pas voulu qu’on découvre. Et vous ?

La radiographie, en effet. Des auteurs ne seraient sans doute pas ravis qu’on découvre leurs repentirs, leurs ratures, les moments où ils ont recommencé. Mes hésitations, je ne les revendique pas forcément. Et, dans ce nouvel album, certaines images m’ont donné beaucoup de fil à retordre.
(Il prend les pages 112 et 113) Là, j’ai échoué, du coup, j’ai recommencé. Je trouvais mes rochers trop précis, je voulais leur donner plus de flou, que l’écume attaque les bordures. Alors, je les ai façonnés dans des masses noires et j’ai utilisé l’éclairage.

Perfectionniste ?
Je travaille mes dessins autant que nécessaire. Je ne peux pas me contenter de l’à peu près. Je dois toujours retrouver la bonne tonalité, contenter l’oeil du lecteur, à commencer par le mien.
Y compris dans de longues séquences sans un mot.
Des images muettes, c’est prioritaire. Si une image parle suffisamment d’elle-même, je la laisse telle qu’elle. Il m’importait d’installer une durée sans tomber dans la redondance mais en amenant le lecteur dans la contemplation. Comme une caravane qui passerait et délivrerait des paysages au fil du voyage.

Du Mali à Paris, vous avez changé votre manière d’envisager le décor ?
La partie parisienne montre peu de paysages. C’est plus serré, plus urbain, je ne me suis pas trop élevé.
Au Mali, j’ai privilégié le point de vue du voyageur. J’ai regardé le ciel, l’ai voulu lourd et évocateur. Je n’aime pas trop les huis-clos, les scènes intérieures. Je ne voulais pas que cet album se passe dans Le Louvre intra-muros. D’un côté à l’autre, il y a un climat, du chaud et du froid. Comme je suis mon propre scénariste, ça me permet d’aménager l’histoire pour être à l’aise.
Vous êtes voyageur ?
Je pars en Thaïlande dans quelques jours. Je n’ai pas la moindre envie d’en faire un album mais on ne sait jamais. Bangkok m’interpelle mais ça n’a aucune prétention de repérage. Le Mali, j’y suis parti, il y a douze ans. J’ai également été dans le désert au Maroc, en Algérie. Un certain Cervantès est aussi né à la suite d’un voyage.

Les albums que je fais ne sont pas des films d’action, il faut que, durant mon voyage, il y ait suffisamment de moments forts et dramatiques pour susciter une histoire.
Le voyage, c’est celui d’Alou, parmi tant d’autres. Il est chasseur de miel et, du jour au lendemain, il doit amener en sécurité, à Paris, cette fameuse maternité rouge.
Il n’ose pas trop, il est intimidé, écrasé par ce qu’on lui demande de faire. Au fin fond de sa brousse, il se débrouillait avec son biotope. Mais cette statuette à la valeur inestimable, c’est colossal, ça l’effraie.

C’est assez paradoxal, et cet album l’illustre, certains voyaient d’un très mauvais oeil les Français qui, il y a quelques décennies, emportaient le patrimoine malien et culturel vers des lointains musées. Pourtant, à l’heure actuelle, ces musées occidentaux représentent la planche de salut pour conserver ces pans de culture, guettés par la destruction.
Pour mettre à l’abri ces objets, il n’y a qu’une solution. Au Mali, l’irruption de djihadistes excessifs a fait qu’il n’y a plus aucun endroit sûr. Et le Dogon qu’Alou rencontre, qui a fait des études à Paris peu avant Mai 68 voit le Louvre comme le seul sanctuaire capable d’accueillir l’objet.
Ce qui va le mettre en position de spectateur. Témoin d’atrocités, il devra rester en place, ne pas intervenir. Et le lecteur, avec.
L’envie est là, il est prêt à porter secours. Mais, en même temps, il doit rester discret. Faire profil bas. Le vieux sage lui a dit : « Ne te mets pas en danger. » D’un autre côté, dans cette scène de viol multiple, je voulais que sa violence rester implicite. Que ce soit l’imagination du lecteur qui la rende forte, explicite.

Dans l’obscurité. Il y a beaucoup de scènes sombres, comment rendre visibles les scènes, du coup ?
L’obscurité, je la suscite à partir du trait de mon crayonné. Sur lequel je viens avec de l’encre de chine, noire, résistante à l’eau. Car je mouille beaucoup, j’utilise de gros buvards qui vont pomper ce qui est trop foncé. Je fais de la cuisine empirique dans laquelle il y a une part de hasard. Dans certains cases en milieu aquatique, comme la page 107, je trace la ligne de la mer, la trace du bateau, je mets en balance le noir et la lumière, puis laisse l’encre se répandre. Je reviens parfois au pinceau.

Le ciel de la p.98, il doit beaucoup au hasard. J’ai laissé faire, je ne savais pas comment s’installeraient ces formes qui seraient les nuages. J’ai juste ajouté la Lune. Entre l’intention et la réalisation, je ne maîtrise pas tout. C’est l’intérêt, je dois pouvoir m’amuser.

Cette statuette qu’Alou emmène et qui le paralyse, ce n’est pas non plus l’objet qui sera la pièce-maîtresse du Louvre. Le département qu’elle va peut-être rejoindre n’est pas celui qui attire le plus les regards.
C’est sûr, ce n’est pas le département le plus plébiscité. Pendant la réalisation de cet album, j’avais mon badge d’entrée pour le Louvre. Plus d’une fois, j’ai gagné ce pavillon pour quelques sessions de dessin. Parmi les arts premiers, je n’ai pas vu grand-monde… alors que, à tous les carrefours, des panneaux indiquent où trouver La Joconde. C’est la star ! Bon, cela dit, j’étais bien au calme et la statuette, tranquille. J’ose espérer que, peut-être, ce livre excitera la curiosité des lecteurs.

Êtes-vous un habitué des musées ?
Des musées, des expos, comme toute personne travaillant dans le domaine de l’image. Il est bon d’aller voir ce qu’ont fait nos illustres prédécesseurs. Le graphisme de certains laissent supposer qu’ils auraient été de très bons auteurs de bande dessinée.
Les migrants dont vous parlez, vous êtes allé les visiter ?
C’est une promenade près du Quai d’Osterlitz qui a été le facteur déclenchant. Moi, je viens d’une campagne au Nord de Lyon. Une région qui n’a pas été impactée par de grands mouvements comme dans les points-clés du trajet des réfugiés. Cette thématique est assez loin de nous, ce qui explique que nous soyons moins impliqués. Si le camp était à côté de chez moi, je le serais beaucoup plus. Reste que nous sommes tous engagés dans des mouvements, familial, affectif, professionnel…
Ce livre, dans l’exercice de mon art, c’est ma manière à moi d’apporter ma pierre à l’édifice.

Dans votre musée à vous, qu’y mettriez-vous ?
Beaucoup de choses ! Des grands impressionnistes, du Van Gogh, les Espagnols des XIV et XVes siècles. Plein de choses éclectiques, en fait, je picore. Je ne suis pas vraiment attiré par l’abstrait, les formes géométriques.
Et en BD ?
C’est pareil, c’est par périodes. Ce fut Gotlib, dont aujourd’hui je suis loin. Gir, Julliard, Cosey. La BD franco-belge, c’est mon socle.
Que lisez-vous aujourd’hui ?
Les copains, ceux de la famille Futuro. Mais je dois admettre lire surtout de la littérature.
Dans cette exposition au Centre belge de la bande dessinée, que peut-on voir ?
Des planches originales qui font le résumé de cet album de 140 planches. Une sélection pour permettre de comprendre son éclectisme. De Paris au Mali, l’objectif était de proposer un aperçu assez large. Je suis content, c’est chouette et c’est un bel endroit. En plus, c’est la première fois que je suis exposé dans ce haut-lieu qu’est le Centre belge de la bande dessinée.

Et le vélo dans tout ça ? Vous racontez en préambule qu’une chute à vélo a donné un autre sens encore à cette histoire.
Je n’ai plus l’énergie et l’envie d’en faire des histoires. J’ai quand même fait une entorse pour le documentaire de Julien Camy à propos de René Vietto, la légende de l’homme de Bronze. Un cycliste qui a marqué les années 30 jusqu’aux 50’s. J’ai fait quelques grands dessins en noir et blanc pour compléter les images tournées.
Merci Christian et bons voyages. Votre exposition au CBBD à Bruxelles est visible jusqu’au 10 mars. Ouvert tous les jours de 10 à 18 heures.
Récit complet
Scénario, dessin et couleurs : Christian Lax
Genre: Docu-fiction, Drame
Éditeur: Futuropolis/ Louvre Éditions
Nbre de pages: 144
Prix: 22€
Date de sortie: le 16/01/2019
Extraits :