
À Pairi Daiza, l’homme d’affaires Éric Domb se voit en jardinier de son petit monde à lui de 60ha et il sait s’entourer pour contourner son problème, lui qui aime rêver des projets fous mais a toujours du mal à les expliquer aux architectes et experts qui tenteront de les mettre en oeuvre. Le chaînon manquant ? Des dessinateurs, de BD notamment. Comme Jean-François Charles qui collabore en amont comme en aval à embellir graphiquement le parc et avait ainsi un lieu tout trouvé, dans la maison des thés côté chinois, pour présenter la nouvelle aventure à laquelle il nous invite avec sa femme Maryse : China Li. Rencontre.
Éric Domb : Avec Jean-François Charles, nous étions vraiment faits pour nous rencontrer, pour qu’il m’aide à dessiner mes rêves. Pourtant, notre rencontre tient au hasard : j’ai rencontré Jean-Charles sans le savoir. J’étais dans un magasin d’antiquités indienne en Belgique qui importe des objets déco pour financer la scolarité dans ce pays. Et au hasard de mes recherches, je suis tombé sur un tableau merveilleux. J’ai voulu en savoir plus et le vendeur m’a expliqué que son auteur était belge, il s’agissait de Jean-François Charles. C’est ainsi que, dès 2013, nous nous sommes mis en contact. Notamment autour d’un projet de village rural du XIXe-XXe siècle et de la recréation d’une station balnéaire comme on pouvait en faire au début du XXe siècle.
Jean-Charles : C’est à peu près à la même époque que nous avons visité Pairi Daiza, avec nos petits-enfants. La première fois que je suis venu en Chine, en fait, c’était ici. J’ai été scotché. Avant ça, je ne connaissais que les restaurants chinois… qui ne me donnaient pas forcément envie d’approfondir. Comme si un coup de gong suffisait de donner envie. Je ne m’imaginais pas une telle patine. On est tellement bien ici.
Éric : Jean-Charles, il est guidé par la beauté. Je ne connais rien en BD, excusez-moi, mais je crois qu’on a tous besoin de beauté. Derrière son nouvel album, si on franchit la porte-lune, qu’on pénètre dans le jardin chinois, il y a plein de connaissance dont le lecteur ne se doute même pas. Si c’était simplement de la déco pour supporter une histoire, on passerait outre. Ici, le degré d’approfondissement, l’amour des détails, permet de s’immerger dans cette aspiration vers la beauté.
Jean-Charles : Le dessin est un monde très riche, surtout à notre époque. Nous avons sans cesse besoin de représentation. Un pays est difficilement représentable mais on peut faire une caricature qui va tout de suite être explicite par rapport à ce qu’on veut faire passer.

Aspiration à la beauté… et au voyage. D’où cette China Li, avec laquelle on traverse le monde et bientôt une époque, un siècle chinois.
Maryse : On part de ce constat atroce qui voit des petites filles chinoises être sacrifiées par des familles qui, en temps de législation de l’enfant unique, veulent un garçon. Heureusement, notre héroïne va être élevée par son oncle. Un répit de courte durée car celui-ci va la perdre au jeu et elle va se retrouver sous la coupe d’un patron de mafia : Zhang. Un homme de poigne qui est aussi blessé et raffiné, il s’intéresse à la beauté, collectionne les pierres de rêve.
Jean-François : Ainsi, Li va être arrachée à son pays, à sa rivière. Une rivière qu’elle va représenter avec son pêcheur, son cormoran. Un peu de cendres et un fusain, les enfants en feraient autant. D’ailleurs, j’ai mis mes petits-enfants à contribution. Zhang va être séduit par le ressenti de cette petite fille.

…que le dessin va sauver d’un destin moins aventurier, finalement.
Jean-François : C’est vrai, ça va la mettre à l’abri d’événements terribles. Mais, d’un autre côté, elle va aussi être nostalgique, se rappeler les terres d’où elle vient.
Son protecteur, Zhang, est un eunuque qui passe son temps à cacher son regard sous des lunettes noires.
Jean-François : On lui a enlevé sa vie, ses attributs. Il a été humilié et il conserve sa verge dans un coffre. Mais il a nourri ce goût pour le raffiné. Vous savez, après leur terrible opération, en général, les eunuques grossissent. J’aurais donc pu être plus réaliste à ce niveau. Mais je voulais surtout qu’on cherche ce personnage derrière ses lunettes. Dans l’album, il y a un seul moment durant lequel il enlève ses lunettes. À ce moment, il voit et se rend compte de tout ce qu’on lui a enlevé.

Les lunettes, ça protège du soleil mais on s’en sert aussi lors des enterrements, on cache les émotions. Finalement, Li va s’attacher à ce mentor dans une relation comme on pourrait en avoir avec un animal dangereux. Qui a ce besoin de se chercher un héritier.

Un animal raffiné qui nous emmène dans son bureau, une véritable salle d’exposition. Et le vôtre ?
Jean-François : Il y a beaucoup de brol, des tableaux. Mes petits-enfants y entrent et je leur donne des petits cours. J’aime leur communiquer ce que j’aime, l’art de certains peintres comme Monet, Le Caravage, Georges De La Tour.

Bien sûr, vous avez dû faire des repérages pour entrer dans ce monde ?
Maryse : On avait déjà commencé cette histoire quand les repérages se sont imposés. C’est plus facile quand on a vu les choses. En allant sur le terrain, on fait des rencontres, de quoi changer le scénario et le dessin.
Jean-François : Je me suis aussi inspiré de photos en noir et blanc de vidéos-amateur. Au début, nous avions été un peu refroidis par les témoignages pas glorieux de certains qui étaient partis en Chine et n’étaient pas forcément enchanté. « Ils ne font pas attention à nous », nous avaient-ils dit. Au final, nous y sommes partis et tout s’est très bien passé.

Maryse : Le voyage sur place était bien organisé, nous avons pu visiter un hôtel, d’anciennes maisons chinoises.
Jean-François : À Shanghai, nous avons eu un excellent guide qui ne manquait jamais une occasion pour délivrer un proverbe dont les Chinois ont le secret.
Dans mon cas, j’éprouvais certaines difficultés à mettre des visages sur les personnages. Naturellement, je ne pouvais pas aller dans un restaurant comme on en voit par ici et dévisager tout le monde. Ce voyage m’a donc permis aussi ce repérage visagier. Ce n’était pas sauvage. La plupart du temps, les personnes acceptaient que je les prenne en photo. C’est ainsi que j’ai mis sur pied une petite collection de visages.

Maryse : Ils ne connaissent pas bien la BD, là-bas, on n’a pas toujours été pris au sérieux. Mais on a aussi pu visiter quelques endroits intacts dans Shanghai comme les platanes de la concession française.
Éric : C’est là qu’on voit leur profondeur du détail. Dans ce premier album, on y est, en 1920. Jean-François arrive à faire mieux que des photos, il déclenche le voyage intérieur.
Jean-François : En vrai, j’étais crevé par le voyage… Du coup, je n’ai pas réalisé beaucoup de dessins sur place. Le premier que j’ai fait, c’était dans ma chambre d’hôtel – on nous avait donné la chambre Chaplin, immense, avec un bureau, etc. Ce dessin, je l’ai réalisé, comme le portfolio, avec un pinceau acheté là-bas, très bon marché. Je n’y croyais pas, je pensais qu’il allait s’user très vite, comme je l’ai maltraité, mais au final, il a tenu et le rendu est très beau.
Et notamment une très belle femme que j’ai suivie dans la rue et qui servira certainement de base pour Li quand elle aura 35-40 ans.
Car c’est le pari, faire vieillir votre personnage et la faire traverser le siècle chinois.
Jean-François : On parlera de la bataille de Shanghai, de la première fois que les Japonais ont attaqué, de la Longue Marche, de l’accession de Mao au pouvoir aussi. C’est terriblement important, ce détail empêche l’ennui, il faut bouger. Une BD, c’est un an de boulot, sans compter le temps passé à s’imprégner. C’est une activité casanière. Il faut aimer son histoire pour bien la rendre. Du coup. Moi, j’ai du mal à faire clos, il me faut un ciel, un arbre, prendre le large. C’est Goscinny qui disait : Si on est bien dedans, le lecteur sera bien dedans. Il faut unir les heures d’enthousiasme au résultat final.

Maryse : Cette histoire demeure violente. Je suis sans complaisance mais je n’ai pas voulu m’y attarder non plus. On parle des fumeries d’opium, de la pègre comme en Amérique, des concessions mais aussi de beaucoup de choses raffinées. Ah oui, officiellement, encore aujourd’hui, la prostitution n’existe pas !
Vous parliez de documentation, vous en avez usé beaucoup ?
Jean-François : Des films amateurs, terriblement nostalgiques, beaucoup de photos aussi. Ce sont des documents riches, avec beaucoup d’âme. Puis, il faut savoir laisser place à l’imagination, reproduire une photo n’a pas d’intérêt. Bien sûr, en un siècle, le paysage a fort changé. Les bâtiments immenses qui peuplaient le Bund sont devenus petits.
C’est marrant, il y a dix ans, j’avais trouvé un livre fabuleux. Naturellement, c’est quand j’en ai eu besoin que j’ai mis du temps à le retrouver. Cela dit, je pense qu’il faut sauter sur ces occasions même si elles ne concernent pas ce sur quoi on travaille à ce moment-là. Ça peut servir.

Au fait, pourquoi la Chine ?
Jean-François : Nous avons donc fait plusieurs séries visitant différents coins du monde, l’Inde, l’Afrique… Toujours avec ce goût du voyage et de la découverte. Moi, je n’y connaissais rien. J’avais peur d’une seule chose, m’ennuyer alors que trois ou quatre ans de boulot se préparaient.
La Chine, c’est très différent de l’Inde. Nous terminions Indian Dreams, et nous cherchions une nouvelle saga, des inspirations. Bon, en Chine, il n’y a pas de sari, pas cette luminosité chatoyante, ce romantisme qui rendent la misère acceptable. En Chine, c’est sombre et gris. Maryse et moi cherchions à comprendre pourquoi ? C’était une drôle de question : le rouge est réservé au pouvoir, à l’empereur. Et finalement le noir et blanc rend assez bien cette atmosphère, cette sobriété.

Comment collaborez-vous tous les deux ?
Jean-Charles : On est disponibles l’un à l’autre. Notre scénario est érigé à quatre mains. On visionne des documentaires, on en discute. Plus on avance, plus on se rend compte qu’on a encore beaucoup à apprendre. Faire de la BD, c’est un métier de bureau, de solitude. Alors, on prend la voiture à travers de long paysage et on travaille le scénario, sur les petites routes, sans danger.
Maryse : Enfin, merci monsieur GPS, avant il arrivait qu’on se perde. (rires)

China Li sera donc une trilogie… pas plus ?
Jean-Charles: Il nous fallait un format et une histoire auxquels on pouvait s’attacher, avec un début et une fin. Je pense qu’il ne faut pas prolonger pour prolonger. Nous avons atteint l’âge de nous fixer des buts. Je suis heureux de parler de la Chine mais d’autres choses m’attendent. Nous sommes déjà sur un autre projet, que nous préparons en amont.
Merci pour ce beau voyage et vivement la suite qui nous promet d’être tout aussi dépaysante ! En tout cas, moi, je n’attendrai pas et c’est un peu de votre univers qui vit de part et d’autre de ma cheminée, grâce à deux illustrations issues du somptueux portfolio édité chez BD Empher pour la sortie de l’album.
Durant cette magnifique journée à Pairi Daiza, quitte à sortir un peu des décors chinois, Éric Domb avait amené un très beau trésor, un gros livre confié à Jean-François Charles pour qu’il en illustre les pages au gré de ses envies et pensées graphiques. En témoignent des paysages si vivants, s’évadant de la 2D du papier et nous entourant de leur confort et de leur harmonie. En voilà quelques extraits :
Série : China Li
Tome : 1 – Shanghai
Scénario : Maryse & Jean-François Charles
Dessin et couleurs : Jean-François Charles
Genre: Drame, Histoire
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 60 (+ 4 pages de dossier)
Prix: 14,50€
Date de sortie: le 29/08/2018
Extraits :