Finis les chassés-croisés entre juillettistes et aoûtiens, les septembriens sont nettement moins nombreux. Sans doute, vous est-il déjà arrivé de vouloir rester en vacances, de continuer de profiter de la plage et de la mer à perte de vue. Fabienne, l’héroïne malgré elle de Lewis Trondheim et Hubert Chevillard, dans Je vais rester, n’a pas tellement le choix. Après un terrible et totalement absurde drame, là voilà qui erre dans Palavas a la recherche d’un sens à la vie et de l’élément qui lui permettra de clôturer le chapitre, de continuer de plus belle dans la vie. Ce n’est plus l’heure des vacances mais c’est encore un peu l’été, alors profitez-en. Nous avons rencontré Hubert Chevillard.

Bonjour Hubert, cela fait quinze ans que vous n’aviez plus publié de BD. Un bail ?
Disons que j’ai continué à faire de la BD, de temps en temps, mais ce n’est pas ce qui me fait vivre et manger. J’ai fait quelques récits courts. La dernière chose que j’ai faite, c’était pour Fluide Glacial. Mais, vous savez, ce nouvel album a exigé six ans de travail, soit un an et demi en quarts temps cumulés.
Cet album, je le vois comme le travail d’un équilibriste scrutant les existences avec bienveillance.
Un numéro d’équilibriste ? Je ne l’ai pas vécu de cette manière. Ce fut un vrai régal à dessiner. En plus, Lewis Trondheim étant lui-même dessinateur, s’il n’existe que pour la BD, il a évité de trop m’orienter. C’est rare , je crois, qu’on laisse autant de place au visuel. Dans une mise en page de gaufrier.

Qu’est-ce qui vous a mis sur le chemin l’un de l’autre ?
On voulait travailler ensemble… mais quoi dessiner ? On est sorti dans la rue, on y a vu les gens, les habits, les postures, la foule, les terrasses, cela pouvait donner des séquences très ouvertes dans lesquelles on s’est engouffrés avec notre idée de départ. Comme j’ai fait du dessin animé, j’ai abordé certaines scènes à la manière d’un story-board sur lequel le cinéma s’appuierait pour regarder vivre ses héros, pour leur donner de la chair. Le tout, face à une héroïne qui se perd, qui n’arrive pas à vivre, à s’implanter parmi les personnes qui passent à côté d’elle. Elle est murée et ne se mélange pas.
Lewis, c’est un vrai raconteur d’histoire et, là encore, il y parvient sans pourtant qu’on ne l’attende dans son registre. Face à un tel projet, il faut poser son sac, son identité, accepter d’être aussi démuni que le personnage, à égalité, sans mot face à l’espace qui s’offre à nous. Il en allait de la nature visuelle du récit et j’avais la chance de travailler avec un scénariste qui dessine.

Vous connaissez la pseudo-image décrite par Peeters ? C’est ainsi qu’il définit ces cases très décrites où le scénariste dit presque où la main doit passer. C’est ainsi qu’on résiste à la visualité. Le dessin est asservi et les détails qui égrainent l’image ont de moins en moins de chance d’aboutir. Puis, il y a l’inverse, un scénariste au diapason qui consent le visuel comme l’occasion de portraits, d’échanges, de quoi rendre le récit profondément visuel. C’était le cas ici.
Parce que votre héroïne a perdu son mari de façon absolument épouvantable et néanmoins grotesque. Un accident de parasol.
C’est ce fait divers, l’élément-déclencheur. Mais on ne voulait pas rester au niveau du chien écrasé, il fallait sortir de cet événement incroyable et scabreux.

Mais néanmoins l’illustrer…
Avec retenue, sans que le sang coule, dans une séquence très brève. C’est très compliqué de rendre ça explicite en si peu de cases. C’est une porte, un élément-catalyseur de tout ce qui suit, pourtant. Donc il ne faut pas se louper. Cette scène, elle fut très difficile à créer. Le scénario de Lewis était très resserré mais il fallait être explicite. J’ai dû faire plusieurs versions, les faire lire à pas mal de personnes. Il fallait l’imprégner de beaucoup de retenue.
Après quoi, je pense que notre personnage était prêt à régler ses comptes. Mais il fallait que quelque chose la mette face à son propre mur, l’oblige à réagir, à faire quelque chose pour se réengager dans la vie.

Oui, parce que la vie ne s’arrête pas là.
Non, elle continue… en arrière-plan. Fabienne est étrangère à tout ce qui se passe. Comme quand vous avez connu le grand froid et que vous rentrez dans un endroit chaud, le sang met du temps à revenir, il y a de la douleur. Ici, c’est pareil. L’esprit revient mais il faut qu’il arrête de se focaliser sur la douleur.
La fin, vous la connaissiez ?
Non, je ne pense même pas que Lewis la connaissait. Et je parie que le personnage de Paco que Fabienne voit à plusieurs reprises a influencé la suite des événements. Je me suis laissé emmener par le dessin, les détails des scènes et peut-être que lui aussi a improvisé certaines choses. Nous avons procédé par livraison du scénario en trois fois quinze planches. Je connais trop bien Lewis que pour savoir qu’à chaque fois, il était plus avancé dans son scénario qu’il ne voulait bien le dire. Mais ça a marché.

Ce Paco dont vous parlez et qui dans l’album collectionne les articles narrant les morts complètement bêtes, il existe dans la réalité, non ?
En repérage à Palavas, j’ai croisé un copain. Une surprise d’autant plus grande qu’il tenait désormais une boutique tibétaine. Il nous l’a fait visiter, on a parlé et, pendant ce temps-là, Lewis gesticulait dans tous les sens à côté de moi. C’est après qu’il m’a dit : ce ne serait pas lui, notre Paco ?
J’ai été revoir Jon, lui ai demandé s’il acceptait de prêter ses traits à notre personnage, il a donné son accord et j’ai pris quelques photos. Quant à Lewis, il ne connaît pas Jon, sa psychologie n’est pas celle de Paco. C’est une apparence, une expérience de chair, pas d’esprit.

Fabienne aussi existe quelque part ?
Oui, mais elle ne le sait pas. Toujours en nous promenant à Palavas, nous nous sommes installés à une terrasse, on a pris un café. Et on a flashé sur la dame qui nous a servis. On a pris quelques photos à la sauvette. Et son image est restée. Mais, cela dit, il a fallu beaucoup de temps à faire émerger ce personnage. Pour qu’il soit lui-même, ce n’était pas simple. Je suis parti de rien, pas de croquis préparatoires, c’est à force de dessiner que l’histoire s’est assemblée.

C’est un personnage dont le visage reste fermé, ce n’est pas frustrant finalement de devoir se retenir d’animer ses expressions ?
Je ne dessine pas de formes, mais une histoire. C’est le récit qui me motive. Quant à la mise en scène, Lewis ne m’a livré aucune image. Mais l’expression de Fabienne, sans sourire parmi ces personnes souvent heureuses d’être en vacances, c’était justifié.
Autre personnage marquant, un chien. Le meilleur ami de l’homme qui est le meilleur ennemi de Fabienne et lui aboie dessus à chaque fois qu’elle lui passe devant la truffe.
Je n’ai pas réfléchi tant que ça à la présence de ce chien. Mais c’est une scène récurrente qui permet de jouer. Ce chien montre les différentes attitudes que les passants peuvent avoir face à lui. Quand on le met en scène pour la première fois, il ne faut pas qu’il arrive comme un cheveu dans la soupe. Mais lors de la deuxième et de la troisième fois, les gens savent et, là, on peut utiliser des ellipses.

Un exemple marquant dans l’histoire de la BD, c’est la scène de l’évasion du Karaboudjan dans Tintin – Le crabe aux pinces d’or. Finalement, cette scène, elle n’est jamais montrée. Entre la cabine où est encore enfermé Haddock et son arrivée dans la chaloupe, il y a un trou. Pour comprendre ce qu’il s’est passé, on doit se fier au récit que vont rapporter trois personnages à Allan qui, très en colère, va les assommer tour à tour. Et à chaque fois que l’un est K.O., le suivant reprend le récit là où il a été laissé. Hergé enlève tout pour qu’il ne reste rien, la scène se produit dans l’ellipse, dans l’espace inter-iconique. Tout est fondé sur la suggestion sans vraiment montrer les choses. C’est de l’ordre du récit ultime.
Et, depuis que Je vais rester a été lâché dans la nature, c’est un peu ce qu’il m’arrive aussi. De toutes les personnes qui viennent me rencontrer, aucune ne me raconte la même histoire sur son ressenti, ce qu’elle a vécu à sa lecture.
Le tout sous un soleil magnifique qui influence forcément les couleurs. C’est la première fois que vous vous en occupez.
Oui, et là aussi, ce ne fut pas simple. Je voulais faire lutter la lumière et les couleurs. Plus il y a de lumière, moins il y a de couleurs. Du coup, si on veut qu’il y ait de la couleur, il faut chercher des lumières différentes, des contradictions. J’avais touché un peu aux couleurs dans le tome 4 du Pont de Vase, puis sur l’album précédent… Sauf qu’ici, il y avait 120 planches dont je devais assurer la colorisation, la créer. Il fallait que j’apprenne.

Mon métier m’y a aidé. Je suis directeur artistique dans le domaine du jeu vidéo. Un monde dans lequel j’ai aussi fait l’expérience de la couleur. Quand on oeuvre en 3D, on crée des modèles de lumières simplifiées pour faire des halos, des brumes, etc. On travaille en mille feuilles, en isolant les différentes apparitions que la lumière peut revêtir. Alors, sur cet album, outre le fait que je me suis mis à l’aquarelle, j’ai également créé mes modèles de lumière en mille feuilles, j’ai utilisé des couleurs en aplats. C’est par couches que le modelé s’est créé. Puis, je vis entouré d’experts, donc je leur ai également demandé leur point de vue.




On voit d’ailleurs une partie de votre travail sur votre compte Instagram (allez le voir, chers lecteurs, ça vaut le coup!). Finalement, ces vacances chahutées de Fabienne, c’est une histoire de solitude à la plage, au milieu de la foule.
J’aime bien être en vacances, c’est l’occasion de se ressourcer, de reprendre forme comme une éponge déshydratée qui se rengorge d’eau. Mais je pense qu’il est bon de prendre un moment pour soi, d’approfondir ce qu’on vit, d’ouvrir des fenêtres différentes, d’entrer en résonance avec soi-même.
Merci Hubert et bonne continuation, à bientôt.
Titre : Je vais rester
Récit Complet
Scénario : Lewis Trondheim
Dessin et couleurs : Hubert Chevillard
Genre: Drame, Psychologique
Éditeur: Rue de Sèvres
Nbre de pages: 120
Prix: 18€
Date de sortie: le 02/05/2018
Extraits :