Daran: « Je me sens parfois plus proche de mon chat que des hommes »

C’était un jour de grève comme un autre. Pas de train pour aller à Bruxelles mais, à l’autre bout du fil, un Daran détendu. C’était presque l’été, mais on pensait déjà à l’automne, cette période où Daran reviendrait semer un peu de son « Monde Perdu » dans les salles de concerts en Belgique, au Reflektor de Liège, au Foyau de Lustin et au Festival Francofaune (qui réunit 35 concerts en 12 lieux bruxellois et pour un prix démocratique: 35€ le pass complet!) En attendant, nous nous sommes laissés porter par les paroles d’un homme sage et sans attache, si ce n’est le constant besoin de se renouveler.

Bonjour Daran, au vu de la circulation actuelle en Belgique (mais aussi en France), vous nous venez du Québec, comment est la situation là-bas?

On arrive rarement à de telles situations. La grève n’est pas dans la mentalité des Québécois. Socialement, les choses se discutent beaucoup. Pour arriver à une grève, il faudrait un sévère blocage. Honnêtement, ça fait six ans que j’y vis et, outre le Printemps québécois comme on l’a appelé, je n’ai rien vu qui soit comparable à la récurrence de la grève, qui revient au printemps, au mois de mai.

Allons voir du côté du Monde Perdu alors. Ça fait déjà un moment que le disque est sorti, avec un beau chemin, peut-être différent des autres parce que mûri seul, non?

L’idée du projet guitare-voix trottait dans un coin de ma tête depuis longtemps. Et le désir de se confronter au dépouillement ultime, on doit tous l’avoir quelque part. Le moment était venu de le faire. Peut-être faut-il une certaine maturité. Mais aussi une liberté. Ce n’est pas le genre de choix dont raffolent les maisons de disques, le guitare-voix-harmonica. Mais comme je m’autoproduis, je fais ce que je veux.

J’imagine que justement ce choix de se produire soi-même, ça a changé des choses, non?

Je dois dire que j’ai toujours fait un peu ce que je voulais, même au sein de maisons de disques. Mais c’est intéressant d’être proche de soi et de ne pas avoir à discuter tous ces choix. Et si j’ai toujours fait ce que je voulais, ça m’évite toutes les discussions possibles et imaginables pour en arriver au même point.

Ici, les choses se sont faites lentement, à l’abri de la vitesse?

Comme je l’ai concocté seul dans mon studio, c’est sûr que le meilleur allié, c’est le temps. Dans ces cas-là, c’est grâce à lui que je peux prendre du recul. Et si je suis un peu méchant avec moi-même, je sais que si ce que j’ai fait pendant dix jours est bien ou pas. Contrairement à un album studio avec les autres qui nourrissent le projet malgré eux et influencent, qu’ils le veuillent ou non. Ici, il n’y avait pas de miroir du tout, je travaillais en introspection complète. Cet album, je l’ai fignolé à chaque fois que je rentrais de tournée, je passais du temps dessus.

De l’introspection dans laquelle vous avez quand même emmené avec vous des auteurs (Miossec, Moran…) qui ont parfois été cherchés au fond de vous, non? Peut-être encore plus avec le compère de toujours, Pierre-Yves Lebert?

Pierre-Yves s’est encore surpassé, encore une fois. Mais il y a toujours discussion au préalable avant chaque projet. Il y a une part de choses qui sont du domaine de la commande, des domaines dont je veux parler – et même quand il s’agit de commande, Pierre-Yves arrive encore à me surprendre par des fulgurances littéraires dont lui seul est capable – et parfois il me surprend en m’apportant quelque chose auquel je n’avais pas pensé. J’aime bien avoir l’opportunité d’être fidèle dans le travail et ça implique que mes collaborateurs aient la capacité de se renouveler. Pierre-Yves en fait partie.

Ça commence avec « Gens du Voyage », un titre forcément emblématique à l’heure actuelle. Vous sentiez venir les choses au moment de préparer ces disques?

J’ai toujours eu, sans que je puisse l’expliquer, une empathie pour mes semblables en difficultés, même si je ne sais toujours pas comment les aider. C’est assez amusant, parce que dans le pays d’origine de cet album, le Canada, les gens ne savent pas trop ce que sont des « gens du voyage ». Donc ça a donné lieu à quelques discussions et explications de textes amusantes.

Mais finalement, tout le monde a ses déplacés et ses déshérités, donc c’est facilement transposable et adaptable.

Et le Québec, n’est-ce pas un pays où règne l’éclectisme, en plus? Avec beaucoup de nationalités et de cultures?

C’est d’ailleurs ça qui est intéressant: personne n’est vraiment plus légitime qu’un autre. Les seuls qui sont légitimes, ce sont les autochtones, et, malheureusement, ils n’ont pas tellement droit au chapitre. Le Canadien, par essence, est un immigré. Il ne pourrait pas avoir un rapport condescendant aux migrations. La seule chose qui les différencie des nouveaux arrivants, c’est que ses aïeux sont arrivés il y a 150 ou 200 ans. Tout le monde se sent immigré sur ces territoires.

Vous parliez des autochtones. La hausse des suicides dans les réserves canadiennes a pas mal défrayé la chronique, ces derniers mois.

Ils sortent d’une mauvaise période avec Harper qui était une sorte de mini-Bush. Mais Trudeau est assez proche des autochtones, beaucoup de choses sont en train de se faire. Je ne sais pas ce qu’en sera la portée ni si on en verra les effets.

Il y a aussi cette phrase tirée de « Gens du voyage », « D’ailleurs, sommes-nous encore des hommes? ». C’est une question que vous vous posez parfois au regard du monde d’aujourd’hui?

C’est vrai que certains hommes sont quand même très décevants. D’ailleurs, je me sens parfois plus proche de mon chat que des hommes. Il y a  des gens dont le fonctionnement restera toujours mystère pour moi.

Qu’est-ce qui vous a poussé à partir au Québec?

Oh, c’est une longue histoire. On m’a tellement posé cette question que j’y ai parfois répondu de manières complètement différentes. Ce qui était toujours la vérité. Mais il y a plusieurs vérités. J’ai finalement gardé la plus simple d’entre elles: j’étais toujours heureux d’y aller et triste d’en repartir. Je me suis dit que, peut-être, ma place était de l’autre côté de l’Atlantique.

Maintenant que j’ai un peu de recul, c’est une des meilleures choses que j’ai faites de ma vie. Et si je devais refaire quelque chose, je partirais en Amérique à 18 ans. C’est sûr!

À ce point?

Ce fut un coup de pied aux fesses. Le niveau de discussion est tellement plus élevé musicalement parlant. Il y a vraiment une manière différente d’aborder le métier. Le musicien n’est pas considéré comme un traîne-savates, ce n’est déjà pas si mal! Et puis, peut-être est-ce la proximité des États-Unis, mais les gens sont très forts. Du coup, on progresse soi-même beaucoup plus et beaucoup plus vite. Je pense avoir appris plus de choses ces deux dernières années que les 25 qui ont précédé!

Qu’est-ce qui vous a marqué le plus en y arrivant, du coup?

J’y suis allé souvent et beaucoup, il faudrait que je remonte loin. On pourrait citer tout un tas de choses, les paysages, les villes à l’américaine, le rêve américain vu d’Europe… mais ce que je retiens le plus, ce sont les mentalités. Un côté nord-américain, c’est d’ailleurs l’erreur que font certains Français en partant s’y installer et en pensant que c’est un bout de France en Amérique. Pas du tout, ce sont des Nord-Américains qui parlent français. C’est une autre approche et il faut être à l’aise avec cette mentalité pour bien s’intégrer. Le français qui arrive avec ses petites préoccupations, c’est no way, il va droit dans le mur.

Il y a une autre chanson, L’exil écrit par Moran. Ce n’est pas le nouveau Lettre à France, on sent que vous êtes toujours proche de la France.

Je n’ai jamais été si proche que ça de la France, en fait. Si je suis de père et mère français, j’ai grandi à l’étranger. Mais ma notion d’appartenance à un pays ou à une terre, je ne sais pas si je l’ai au fond de moi. Tout petit, je me demandais déjà pourquoi on ne pouvait pas habiter là où on voulait dans le monde. C’est peut-être ce qui a facilité la concrétisation de mes envies de partir.

Le territoire où je me suis le mieux, vraiment chez moi, c’est en Bretagne. Je suis breton de coeur, mais sans racine bretonne. Comme j’aime vivre à Montréal, et comme j’aimerai peut-être vivre ailleurs. Je n’ai pas de plan vol.

Puis, à l’heure actuelle, j’imagine qu’on n’est jamais vraiment loin d’un bout à l’autre du monde.

La vie d’un expatrié a beaucoup changé depuis Skype. Je n’ai jamais autant parlé à ma fille que depuis que je suis à des milliers de kilomètres d’elle.

D’un point de vue musical, vous êtes seul en tournée. Tout de même toujours avec une chaise, en train de manipuler la guitare ou la programmation. Ça change la manière de vivre le concert, non?

J’ai une sorte de cockpit d’avion avec quelque chose d’extrêmement scénarisé et totalement imbriqué avec le travail de Geneviève Gendron qui dessine sur le film qui est projeté. C’est sans doute le spectacle qui m’a demandé le plus de travail de toute ma vie. Pour dire, il a même fallu concevoir le logiciel qui permet tout ça!

C’est une parenthèse acoustique dans ma vie. Mais, à un moment, toute cette technologie disparaît, je l’espère, pour faire place à la poésie…

… et à l’émotion aussi.

Oui, forcément. C’est sûr que quand des chansons sont jouées en guitare-voix, c’est leur squelette qui est exposé. Il faut qu’elles soient irréprochables. Et finalement, ça donne peut-être plus de travail que sur un album tout arrangé. Il y a un travail d’orfèvre qui doit se faire.

Les anciennes chansons aussi ont changé?

Elles sont mises à la sauce guitare-voix-harmonica. Je me suis fait plaisir. Les choix se sont fondés sur ce que je voulais jouer mais aussi sur celles qui sonnaient le mieux dans cette formule?

Francofaune, le thème est dans le titre. Vous, vous avez toujours chanté en français. À l’heure où beaucoup de jeunes troquent leur langue pour chanter en français. Pourquoi chantez-vous en français?

C’est ma langue et je ne suis pas sûr que je pourrais exprimer les mêmes choses dans une langue qui n’est pas la mienne. La question ne s’est jamais vraiment posée pour moi. Chanter en anglais, pourquoi pas? Mais j’aime bien qu’il y ait une espèce de résonance avec la vraie vie.

C’est vrai que certains chantent en anglais en pensant qu’ils vont conquérir le monde alors qu’ils ont un accent pourri et sont incapables de tenir une conversation. Après, si on a une vraie raison de chanter en anglais, pas de problème.

C’est la première fois que vous n’avez plus peur d’emmener votre Gibson sur scène, paraît-il?

C’est vrai, je n’ai plus peur, je l’emmène en avion. Parce que je sais qu’elle ne va pas être manipulée avec violence. Puis, elle est tellement adaptée pour faire ça. Elle est facile à jouer et elle a fait l’album. C’est important de pouvoir restituer la même chose.

La musique, le dessin. Ça fait quelques années que ces deux arts se rapprochent. De votre côté, il y avait déjà eu l’expérience « Couvert de poussière » avec Michel Alzéal. Aujourd’hui, le dessin s’invite sur scène.

L’expérience « Couvert de poussière », c’est un peu la genèse du spectacle actuel. Quand j’ai décidé de faire ce guitare-voix, je ne voulais pas infliger 1h45 de guitare-voix aux spectateurs. Moi-même, j’aurais du mal à accepter ça d’un artiste que j’adore. Il me fallait donc un spectacle, une valeur ajoutée.

Et j’ai repensé à ce concept de concert dessiné et j’y ai ajouté un film.

Vous êtes un peu vidéaste en plus?

Oui, il a fallu tourner tout ça. Jusque-là, je m’y étais très peu exercé. J’ai mis à l’épreuve mon sens de l’image… après avoir cherché et épuisé un certain nombre de réalisateurs. Au final, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Je m’y suis mis et, curieusement, Serge, le créateur du logiciel, s’est révélé être un vidéaste de génie et il m’a beaucoup aidé. Il est rentré dans la bataille aux deux-tiers du parcours mais il s’est montré très fort. Finalement, c’est moins un solo qu’un trio.

Autre présence, celle de Louis-Jean Cormier qui arrive peu à peu en Europe et qui a détourné, remodelé une de vos chansons emblématiques, « Une sorte d’église ». Il y a eu beaucoup d’artistes québécois sur votre route?

Oui, forcément, c’est une petite famille, on se connait presque tous. Je croise le fer assez souvent avec eux. Beaucoup habitent mon quartier, à Montréal, en plus: c’est le quartier artistique par excellence.

Et finalement, le Monde Perdu, ne serait-ce pas ça, pour nous, qui du bout de la lorgnette de notre vieux continent, ne voyons que la surface visible de l’iceberg, une dizaine de stars qui ont eu la chance de s’internationaliser? Le Québec n’est-il pas un terroir qui manque d’opportunités pour venir nous visiter?

À Montréal, c’est une nourriture permanente. Il y a énormément de gens qui font ce métier et sont très bons. Je ne parle même pas de la scène anglophone qui excelle avec des groupes magnifiques, comme les Barr Brothers, Spoons et bien d’autres. C’est extrêmement riche, inventif, actif.

Vous savez, tout a changé en musique, ce n’est plus pyramidal, c’est une somme de niches avec plein de choses qui s’y passent et des médias adaptés à certains styles. D’ailleurs, est-ce que la musique est encore à la radio? Bonne question.

En parlant de radio, on commence à être habitué à des artistes qui nous resservent continuellement la même soupe et oublient de se renouveler. C’est loin d’être votre cas, chaque album est tellement différent!

C’est ce qu’on m’a reproché tout au long de ma carrière. Ça prend plus de temps, forcément. Mais, maintenant, les gens qui me suivent s’attendent précisément à recevoir quelque chose de nouveau à chaque fois. Même, ils seraient déçus si je sortais un album qui ne serait qu’une sorte de caricature du précédent. Ils savent qu’il y a un chemin, un effort à fournir. C’est le propre de mon public, sa grande qualité, et je ne l’échangerais pour rien au monde.

Et le public belge?

Il ressemble aux Québécois et au Nord de la France. Il y a une spontanéité, on ne regarde pas forcément la réaction du voisin pour exprimer la sienne. Ce sont des publics assez réactifs.

En parlant du Monde Perdu, je ne peux pas m’empêcher de vous poser cette question: après plus de trente ans de carrière, ne vous sentez-vous pas parfois comme un dinosaure?

Je ne compte pas les années de carrière, mon meilleur album sera le prochain. Après, « Le monde perdu », c’est le titre d’une chanson qui parle d’un amour perdu. Un très joli texte de Miossec. Mais une fois élevé au titre d’album, je lui vois une multitude de significations. Mais j’y vois plutôt une innocence perdue, une enfance, quelques choses en rapport avec les années 70.

La tournée, c’est quelque chose qui me nourrit et me nourrira encore le plus longtemps possible. C’est là qu’on accumule la matière pour imaginer des albums.

Vous pensez déjà au prochain?

Non seulement, j’y pense mais je m’y mets. À chaque retour de tournée. C’est bien comme ça, la vie passe plus vite. (rires)

Vous avez aussi composé pour d’autres artistes comme Johnny Hallyday, Maurane, Miossec, Pagny. Ce sont des collaborations au long cours, non?

Ce n’est pas quelque chose que j’ai cherché à faire, en règle générale. Je n’ai pas un éditeur qui part à la chasse aux titres. Avec ces artistes, ce sont des relations particulières. On m’appelle. C’est très intéressant d’essayer de fabriquer le meilleur écrin pour quelqu’un. C’est quelque chose dont j’ai longtemps eu peur. Peut-être parce que j’avais peur d’y perdre. Mais quand j’ai fini de travailler avec quelqu’un, j’ai l’impression de savoir mieux qui je suis.

Mais, c’est un autre métier, je ne pense pas que les chansons que je fais pour d’autres m’iraient.

Ça tombe bien, vous avez de bien jolies chansons à vous, sur ce dernier album et on sera ravi de les entendre le 7 octobre au Reflektor de Liège, le 8 octobre au Théâtre 140 de Bruxelles dans le cadre du festival Francofaune et le 9 octobre au Foyau à Lustin (Namur). Merci beaucoup Daran!

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