Laurent Galandon: « L’esclave « le plus efficace », c’est celui qui n’a pas conscience de sa condition »

Après avoir enchaîné quelques vies professionnelles passionnantes, tour à tour projectionniste de cinéma, photographe…, Laurent Galandon traîne depuis dix ans sa patte scénaristique de cases en planches et de planches en albums. En plein Euro 2016, il nous revient avec Damien Vidal (son partenaire de LIP, des héros ordinaires) pour aborder une des facettes obscures et inhumaines du football: l’esclavage moderne de jeunes hommes africains. Des footballeurs va-nu-pieds à qui des prétendus agents font miroiter le succès rapide et une carrière assurée de footballeur… avant de les laisser en plan, une fois l’argent empoché. À l’occasion de la sortie du Contrepied de Foé, nous avons posé quelques questions à Laurent Galandon.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - entree stade
(c) Dargaud – Galandon/Vidal

Bonjour Laurent, voilà un ouvrage qui tombe pile-poil au bon moment et qui montre un peu la face sombre du foot en pleine fête européenne (quoiqu’un peu contrebalancée par l’attitude de certains spectateurs hooligans).

Bien sûr, nous n’avons pas cherché à ce que l’album paraisse au même moment que l’Euro. Par ailleurs, je n’ai pas envie de ternir la fête du foot. Je regarde aussi certains matchs sans être assidu comme le sont certains supporters et comme je le suis par rapport au tennis. Si je rate un match de foot de la France, ce n’est pas bien grave. Reste que, oui, il faut savoir que ces problèmes existent, en-dehors des projecteurs.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - héros
(c) Galandon/Vidal

Comment est née cette idée, alors?

Je voulais parler de l’esclavagisme moderne, en fait. En faisant des recherches, de nombreuses portes se sont ouvertes. Des portes attendues, forcément, comme ce cas de la Pakistanaise exploitée par une famille bourgeoise de manière odieuse – il y a eu quelques faits divers, dernièrement. Ça, c’est le côté évident du problème. Puis, il y a eu des portes plus dérobées. Comme ce qu’il se passe dans le monde du foot. Et ce qui m’a mis la puce à l’oreille sur ce qui pouvait être un bon sujet, c’est le côté insidieux de cet esclavage moderne dans le foot.

L' »esclave le plus efficace », entre guillemets, c’est celui qui n’a pas conscience de sa condition. Et dans le foot, dans ce rapport avec ces jeunes footballeurs africains arnaqués et à qui ont fait miroiter le meilleur, on observe ce phénomène. Ces hommes déracinés sont finalement exploités et traités en quelques sortes comme leurs ancêtres, même si on leur dit le contraire.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - jeu de jambes
(c) Galandon/Vidal

Comment avez-vous procédé alors, entre l’aspect « docu » et l’aspect « fiction »?

Quand je travaille sur ces différents sujets, après avoir ouvert les différentes portes et choisi celle qui me semblait la plus adéquate, ici celle du football; je rassemble le maximum de matière. Ici, un bouquin m’a vraiment été utile: Les négriers du foot de Maryse Éwanjé-Épée, un livre de témoignages mélangés à de l’enquête journalistique. J’ai donc lu beaucoup mais aussi regardé des films, y ai pioché des petites anecdotes, des faits.

Ainsi, Le contrepied de Foé est conçu autour de ce changement de loi en 2009 interdisant aux clubs de prendre des footballeurs non-majeurs, sauf si accompagnés de leur famille. Ce qui fut l’élément déclencheur du parcours d’Urbain et Ahmadou, les deux héros. Ahmadou a 16 ans et ne peut donc être recruté. D’où le vol de passeport d’Urbain. Je réunis une documentation large à partir de laquelle je tisse ma propre histoire.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - Planche (12)
(c) Dargaud – Galandon/Vidal

Alors Boss, cet agent soi-disant de la Fifa, présente une carte « officielle » lui donnant crédibilité, de quoi induire les familles en erreur?

Le lecteur qui n’est pas bercé dans les méandres administratifs de la Fifa ne s’en rendra pas forcément compte, mais les cartes agrémentées Fifa pour les agents n’existent plus. Et les agents sont administrativement suivis. Ils ont des cartes d’agents de joueur, pour défendre leur joueur auprès des clubs. Ici, Boss se présente en effet comme un agent de la Fifa, c’est une entourloupe. La Fifa n’a d’ailleurs rien à voir avec le placement des joueurs dans des clubs, c’est la Fédération Internationale du Football! Rien que ça, c’est un premier signe du côté crapuleux et malfaisant.

Un Boss qui n’est pas des plus rodés et se soumet à l’improvisation sans avoir établi un plan précis avec les deux joueurs!

C’est à dire que j’aime être nuancé sur mes personnages et je ne voulais pas faire de Boss, le méchant par excellence. De ce que j’ai pu lire de mes différentes recherches, c’est qu’il existe trois types d’agents. Celui qui reste, entre guillemets, « honnête », fait une utilisation mercantile de l’être humain tout en restant dans les « règles ». À l’exact opposé, il y a la crapule finie qui va choper des jeunes, faire payer leurs familles avant de les abandonner à la sortie de l’aéroport.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - aeroport
(c) Galandon/Vidal

Puis, il y a l’intermédiaire, petite crapule commerçante qui n’hésite pas à jouer avec les limites sans aller dans les extrêmes. Ainsi Boss n’hésite pas à enfoncer Urbain tout en prenant Ahmadou sous son aile. C’est un personnage intéressant, ce faux-agent. À la fin, on est d’ailleurs un peu emmerdé avec Boss: il a finalement bien accompagné Ahmadou, tout en le faisant à partir de vols, de la rupture d’une amitié, d’horribles mensonges…

À partir de quand ce genre de personnage est-il apparu?

Je pense qu’il en existe depuis que le foot s’est mis en tête qu’il serait profitable et intéressant d’aller chercher des joueurs à l’autre bout de la planète, en Afrique, en Amérique Latine, un peu moins dans les pays de l’est mais quand même. Dans tous ces pays où règne une certaine misère sociale tout en gardant le foot comme rêve et espoir.

Aujourd’hui, la Fifa tente d’établir des lois pour contrecarrer ces trafics. En Afrique, des centres de formation s’ouvrent. Bien sûr, cela est très fragile mais bien aidé par des joueurs qui mettent la main à la pâte pour éviter que ces jeunes se retrouvent comme nos deux héros, arnaqués et abandonnés. Mais, comme tout système, il y a des failles et toujours quelqu’un pour essayer de s’y engouffrer.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - controle
(c) Galandon/Vidal

C’est un phénomène qui est particulier au foot?

J’ai l’impression qu’il y a peu d’autres univers que le foot pour générer autant d’argent. Comme je vous le disais, je suis plus friand de tennis que de football. C’est assez intéressant de lire les biographies des joueurs, qu’ils soient de tennis ou de foot. Bien sûr, des exceptions existent mais, bien souvent, le footballeur vient d’un milieu social, pauvre, défavorisé ou de pays en voie de développement. Alors que le tennisman provient bien souvent de milieux sociaux qui, à défaut d’être favorisés, sont au moins moyens ou confortables. Je pense donc qu’il y a un ensemble de phénomènes qui fait que le joueur de foot est beaucoup plus malléable et influençable.

Ainsi, j’entendais Guy Carlier présenter son livre « Qui veut tuer Mathieu Valbuena ? », il y a quelques jours, et il expliquait que, même aujourd’hui, dans certains clubs, il y a une volonté de contrôler les jeunes. On ne les invite pas du tout au développement intellectuel. On ne cherche pas à les rendre débiles mais on ne les invite pas à lire des bouquins, à se passionner pour d’autres choses que le foot. C’est foot-foot-foot. Deuxièmement, on essaie de les caser assez vite, ils rencontrent des mannequins. Et, une fois « maqué », il y a moins de risques de dérives! De même que tous ont des coachs pour éviter de faire des bêtises ou d’en dire. On se retrouve donc, face à des jeunes joueurs totalement contrôlés et maîtrisés. Il y a là une certaine forme d’esclavage, pour moi.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - but
(c) Galandon/Vidal

Puis le foot garde toute la fascination d’un sport populaire que tout le monde peut pratiquer sans beaucoup d’argent. On peut même shooter dans une canette. Tout en gardant à l’esprit que si on va loin, on peut gagner beaucoup plus que n’importe quel autre sportif, non?

C’est un sport qui s’est développé à travers toute la planète parce qu’on n’a besoin que d’un bout de terrain et d’un ballon improvisé. On a tous joué au foot dans la cour de nos écoles. On posait deux t-shirts pour placer les buts… Il y a un côté très simple. Alors que dans le tennis, vous avez besoin d’espace, de filets; puis ça ne se joue qu’à deux, on a vu mieux comme sport collectif!

Il y a tout le système qui fait que, où qu’on soit sur la planète, on a tout le temps accès au foot, aux matches, à la vie privée des joueurs. Tout ça entretient ce miroir aux alouettes. Je fais beaucoup d’interventions dans le milieu scolaire, je suis toujours autant interloqué de voir la proportion de gamins qui nourrissent le rêve de devenir footballeur. C’est un phénomène incroyable.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - storyboard cameroun
(c) Galandon/Vidal

C’est la deuxième fois que vous collaborez avec Damien Vidal, après LIP. Avec Lip, vous aviez une certaine proximité avec le sujet. Il en va tout autrement avec Le contrepied de Foé qui vous emmène dans un premier temps au Cameroun. Comment vous y êtes-vous pris pour rendre la réalité du Cameroun?

Au niveau scénaristique, je me suis plongé dans la vie au Cameroun, les clubs de foot… ce qui me permet de tirer des petits ficelles qui, je l’espère, sont les plus justes possible. Puis, pour l’aspect graphique, Damien est d’une subtilité assez rare. Notamment dans la manière dont il est capable d’aller saisir quelques petits éléments qu’il place dans ses cases pour restituer immédiatement l’ambiance, le lieu et l’atmosphère. Lui aussi a travaillé à partir de lectures, de photos, de films qu’il va mettre en adéquation avec ma proposition scénaristique.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - foot cameroun
(c) Galandon/Vidal

Le contrepied de Foé, comment expliquez-vous ce titre?

L’histoire est construite autour de ce changement de loi ne permettant plus à un club d’intégrer un mineur. Mais aussi autour du décès de Marc-Vivien Foé, mort sur le terrain en 2003, qui a amené à une nouvelle réglementation obligeant les joueurs à passer des examens médicaux pour s’assurer qu’ils ne souffraient pas de cette atrophie cardiaque, qui est bénine pour tout qui ne pratique pas le sport de haut niveau. Marc-Vivien Foé est mort parce que cette vérification médicale n’existait pas. Urbain, lui, va se faire déceler ce problème et ne vas pas commettre la même erreur, c’est pour ça la métaphore du contrepied.

(c) Galandon/Vidal
(c) Galandon/Vidal
Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal -Pluie France
(c) Dargaud – Galandon/Vidal

Un petit mot sur votre autre actualité, la sortie de la Parole du Muet, album dans lequel vous retournez aux balbutiements du cinéma, au moment où il est passé du muet au parlant?

C’est une histoire qui a été écrite pour Arnaud Monin. Il voulait une histoire plus légère. Ça m’intéressait, ça me bousculait, moi qui avais l’habitude d’écrire des histoires sombres, parfois anxiogènes. Je voulais flirter avec le conte. Malheureusement, ce n’est pas Arnaud qui l’a dessiné, et c’est Frédéric Blier qui s’est chargé de mettre ce récit joliment en images.

La parole du muet - Galandon - Blier - course poursuite
(c) Galandon/Blier

Ça m’excitait d’écrire cette histoire puisque j’ai été exploitant pendant six ans d’une salle parisienne. Du coup, c’était rigolo, ça me permettait de me replonger dans mon ancien métier. Même si, moi, j’exerçais entre 1996 et 2002 et que mon histoire se passe en 1927-1928. Mais les préoccupations que j’avais 70 ans plus tard étaient les mêmes préoccupations que dans les années 20. Ça me permettait de rentrer dans un univers que j’adore.

Avec comme trame, cette fois, non pas le trafic d’êtres humains mais celui d’images érotiques.

Alors, moi, je ne participais pas à ça (rires). Mais c’est effectivement quelque chose qui se faisait comme ça. À l’époque, on était vraiment hors-la-loi quand on flirtait avec l’érotisme et la pornographie. Ça se vendait sous le manteau ou c’était projeté lors de projections sauvages. La liberté n’était pas celle d’aujourd’hui.

La parole du muet - Galandon - Blier - strip tease
(c) Grand Angle – Galandon/Blier

Très vite, vous avez senti la potentialité de la BD à raconter le vrai, le réel, dans des reportages, des documentaires… Qu’est-ce qui en fait la capacité?

Je vais répondre par une sorte de pirouette. Aujourd’hui, le cinéma est arrivé à un tel niveau de technologie qu’il peut nous proposer tout ce qui est possible et imaginable ou inimaginable. Dans The Revenant, il y a une scène incroyable dans laquelle le personnage de Léonardo Di Caprio doit fuir et sauter à cheval au-dessus d’une falaise. La scène est époustouflante, on voit le cheval s’écraser au sol. Avant, réaliser ce genre de scène était très difficil au cinéma. Alors que la BD offrait ce que ne pouvait offrir le cinéma.

Aujourd’hui, le cinéma n’a donc plus aucune limite. Et ce qui m’intéresse en BD, c’est d’aller sur les personnages. Je ne vais pas forcément chercher le spectaculaire puisque la BD ne rivalise plus avec le cinéma qui en offre davantage. Et je trouve que la BD est un bon médium dans le créneau des histoires de personnages, à l’heure actuelle et pas forcément spectaculaire. Paradoxalement, les films parlant de ce genre d’histoire se révèlent parfois un peu pauvres. Enfin, c’est mon avis de spectateur-lecteur.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - Joie
(c) Galandon/Vidal

On est en tout cas très loin du temps où la bande dessinée était vue comme une lecture pour enfant. La BD a aujourd’hui acquis une stature et est crédible pour raconter le réel.

Oui, je crois qu’il y a eu une vraie évolution. La BD a acquis ses lettres de noblesses – même si je n’aime pas l’expression puisque Les Schtroumpfs, c’est merveilleux-, s’est autorisée à aller sur le terrain, jusque là moins exploité, et à proposer des histoires à messages. Mais, je suis embêté de dire ça parce que, encore une fois, Gaston Lagaffe véhicule aussi un message auquel j’adhère complètement sur le rapport au travail, notamment.

Mais, aujourd’hui, en bande dessinée, on peut traiter de tous les sujets, de l’héroïc fantasy, du X, du social. Et, en plus, on peut le faire en toute liberté, ce qui n’est pas le cas dans l’univers du cinéma où les enjeux financiers sont tels qu’il y a 15000 personnes pour vous donner leur avis et vous dire ce qu’il faut faire. Il me semble qu’aujourd’hui, en BD, il y a une richesse en termes d’offres d’histoire, assez exceptionnelle.

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - Planche
(c) Galandon/Vidal

Cela fait, cette année, 10 ans que vous êtes dans le monde de la BD. Quel est votre regard sur cet art devenu difficile, notamment pour les jeunes qui arrivent maintenant?

C’est clair que moi-même si j’en vis, je fais attention tous les mois. Mais je suis aussi plutôt content et, allez je vais utiliser le mot, assez fier d’être parvenu à me faire ma petite place et très heureux de la liberté que m’offre la bande dessinée tant dans les histoires que je veux raconter que dans le mode de vie qu’elle m’offre. Ce sont deux paramètres très importants.

Quels sont vos projets?

Des suites et des one-shot à venir. Tout d’abord, en novembre, il y aura L’Appel chez Glénat avec Dominique Mermoux, l’histoire d’une mère de famille qui découvre que son fils est parti faire le djihad alors qu’elle le pensait en vacances. Elle va enquêter pour savoir comment elle a pu être aussi aveugle et ce qui a pu conduire son fils sur cette voie-là.

L'appel - Galandon - Mermoux - Colere
(c) Galandon/Mermoux
L'appel - Galandon - Mermoux - Couverture
(c) Galandon/Mermoux

Il y aura aussi la suite de L’avocat chez Le Lombard et de La parole du muet chez Grand Angle. Il y aura aussi Interférences chez Dargaud, avec Jeanne Puchol au dessin. On va retracer l’histoire des radios pirates entre 1977 et 1981, juste avant la libéralisation des ondes en France.

Il y aura aussi d’autres albums qu’il est encore un peu tôt de dévoiler. En tout cas, au moins trois histoires que j’entends bien écrire à partir de septembre, quand j’aurai avancé sur mes projets en cours.

Merci beaucoup Laurent!

Le contrepied de Foe - Galandon - Vidal - Couverture

Titre: Le contrepied de Foé

Histoire complète

Scénario: Laurent Galandon

Dessin: Damien Vidal

Genre: Docu-Fiction, Drame, Sport

Éditeur: Dargaud

Nbre de pages: 160

Prix: 19,99€

Date de sortie: le 10/06/2016

Extraits:

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.