Itw avec Vanistendael et Bellido: « Salto, c’est un saut périlleux mais aussi une pirouette de cirque »

Salto, c’est une histoire de fou! Si vous croisez Mark Bellido dans les rues de Bruxelles, vous ne vous douterez de rien. Espagnol devenu parfaitement Bruxellois, Mark est du genre à aller jusqu’au bout de ses idées. Aussi dangereuses soient-elles. Maniant l’art de la plume et des histoires imagées, Mark aime donner corps et vie à ses histoires, au sens propre comme au figuré. Ainsi, il y a moins de dix ans, s’engageait-il comme garde du corps au Pays Basque, territoire d’une ETA bien loin d’avoir désarmé. C’est ainsi que, du jour au lendemain, il s’est retrouvé avec une arme, une coéquipière et des horaires pas possibles. Mark y a perdu beaucoup de choses mais y a (ré)appris le sens de la liberté, en lettre capitale.

Aujourd’hui, ce récit incroyable, digne des meilleurs films, voit le jour en fiction et dans un roman graphique conséquent, sublimé par Judith Vanistendael. Nous avons rencontré les deux auteurs.

Salto - Vanistendael - Bellido - Idee folle

Bonjour Judith, bonjour Mark. Judith, comment êtes-vous tombée dans cette histoire de bagnoles et de flingues qui, a-priori, vous l’avouez n’était pas votre tasse de thé.

Judith: Non pas du tout. J’ai fait le chemin de St Jacques de Compostelle pour des raisons privées. Et sur le chemin, j’ai rencontré Mark. Au fil des pas, il m’a raconté son histoire – ce n’est pas une exception, tout le monde raconte qui il est sur le chemin -, on s’est installé sur une terrasse et il a commencé. Deux semaines plus tôt, il avait quitté son job de garde du corps à Pampelune, une ville traversée par le chemin de Compostelle. C’est là qu’il était garde du corps. De cette expérience, il voulait tirer un livre. Et moi, ça m’intéressait. Parce que j’avais peur de tomber dans les mêmes histoires que j’avais pu écrire précédemment. J’avais besoin de changement. J’ai donc demandé à Mark de changer son fusil d’épaule et, à la place d’un roman, de m’écrire un scénario. Ce qu’il a fait.

Salto - Vanistendael - Bellido - Pluie

Mark: J’ai travaillé comme garde du corps pendant quatre ans uniquement dans l’optique d’en écrire un livre. Après quoi j’ai quitté mon job. De manière réelle et métaphorique j’ai quitté la ville où j’habitais Pampelune pour faire le chemin de St Jacques. J’ai dit: « Demain, je le fais » et je me suis lancé. Après deux semaines, j’ai rencontré Judith, le courant est bien passé. À la base, je comptais en effet faire un roman. Mais la proposition d’en faire plutôt un roman graphique m’a tout de suite séduit. Il faut dire que je suis d’une culture visuelle, j’ai été photographe de guerre et j’écris avec beaucoup d’images. J’aimais bien l’idée de savoir que l’histoire que je racontais à Judith, elle la réinterpréterait.

Salto, en lettres capitales, pourquoi?

Mark: L’histoire a commencé par le titre, avec Judith. Je lui ai raconté avoir envie de faire un salto. Comme un saut en parachute. Vous savez ce moment où on vous demande de vous jeter dans le vide. Le pas qui vous sépare du vide. J’avais envie d’évoquer cette sensation. J’ai écrit ça sur mon carnet de voyage. Salto, c’est finalement les changements radicaux de mes personnages. C’est un saut périlleux mais aussi une pirouette au cirque!  C’est encore une fois très visuel.

Salto - Vanistendael - Bellido - Mikel marchand de bonbons

Mark, vous êtes quand même quelqu’un de jusqu’au-boutiste. Était-ce la première fois que vous « deveniez » la profession sur laquelle vous aviez envie d’écrire?

Mark: C’est la première fois. Avant, j’étais juste écrivain. Ici, je voulais écrire une histoire sur la liberté, en lettres capitales! Mais pas à travers la vie d’un personnage banal, comme moi. J’ai donc pris la décision de partir au Pays Basque, en Navarre et de m’y faire engager comme garde du corps.

Vous aviez déjà eu une arme en main avant d’écrire ce roman?

Mark: Non, pas du tout. Je n’ai même pas fait mon service militaire. Pourtant, je suis né en 1975, je suis de cette génération-là, mais à l’époque j’étais insoumis, j’étais complètement antimilitaire, contre les armes. Ce fut un changement radical!

Salto - Vanistendael - Bellido - Pistolet

Au point que ça a fait peser sur vous et votre famille des menaces de l’ETA!

Mark: Dès que j’ai commencé, j’ai reçu des lettres de menaces chez moi! Une fois, la police m’a même appelé en me disant avoir trouvé un dossier sur moi dans les documents d’un terroriste! J’étais « fiché ». Ils avaient des photos et plein d’informations. Mais c’est normal, il fallait s’y attendre.

Salto - Vanistendael - Bellido - Serpent ETA

Quatre ans, c’est long! Comment avez-vous tenu autant de temps?

Mark: Mon projet initial était de passer un an parmi les gardes du corps! Pourtant, à la fin de cette année, porter un flingue sur moi était devenu une vraie addiction. Je me sentais puissant et protégé. Déposer les armes, c’était difficile pour moi. Je ne pouvais résolument pas arrêter. Si tu arrêtes, tu n’as plus ton arme mais ce n’est pas pour ça que la menace s’arrête, elle continue! C’est un engrenage, difficile d’en sortir.

Et votre famille dans tout ça?

Mark: Cette expérience a changé ma vie complètement. Ma femme est partie avec mon fils. Heureusement, j’avais le soutien de ma famille. Du moins, au début…

Salto - Vanistendael - Bellido - Marchand de bonbons

Pendant que vous étiez garde du corps, avez-vous eu des regrets?

Mark: Oui, tellement de fois. La première fois que j’ai pris mon arme en main, je me suis dit: « Mais qu’est-ce que tu es en train de faire? » Et trois mois après avoir commencé, un de mes collègues est mort dans un attentat, sa voiture avait été piégée. À ce moment-là, j’ai pensé que j’avais été trop loin. Mais je me suis accroché.

Salto - Vanistendael - Bellido - croquis fusillade

Cette histoire a mis cinq ans à voir le jour. Un long processus de gestation?

Judith: Oui! J’étais en train de terminer David, les femmes et la mort qui m’a pris quelques années – je suis très lente au travail -. Après quoi j’ai commencé à travailler sur l’histoire de Mark pendant près de quatre ans: deux ans de croquis et deux ans pour finaliser le tout.

Avec un nouveau processus graphique pour vous. Vous vous êtes mis aux crayons de couleur, non?

Judith: Oui, c’était un choix de Mark, en fait. Il trouvait ce matériel enfantin et naïf. Il voulait de cette naïveté pour raconter son histoire qui, pour le coup, ne l’est pas du tout. Je n’avais jamais travaillé comme ça mais j’ai beaucoup aimé. Cela offre de telles possibilités de luminosité et d’ambiance. C’est à la fois très structuré, très dense, très léger, très opaque. Il y a une quantité de choses à faire avec des crayons de couleur. Ça m’a permis de peindre, de dessiner, de faire ce que je voulais.

Salto - Vanistendael - Bellido - Chamailleries

Et est-ce que le fait de travailler d’une manière nouvelle a permis de faire passer la pilule des choses que vous n’aimiez pas représenter comme les voitures, des flingues, des explosions.

Judith: C’est vrai que si l’histoire et la psychologie du personnage me parlaient beaucoup – je ne connaissais pas bien le fond, cette histoire avec l’ETA- , j’avais plus de mal à envisager la forme et à dessiner des thèmes qui n’étaient pas à franchement parler ce qui me motivaient le plus.

Le fait de travailler en Espagnol m’a beaucoup aidé. J’ai vécu en Espagne et j’ai un point faible pour ce pays. C’était une attraction. Puis le personnage, sa psychologie, je trouvais ça fascinant. D’autant plus que ça me permettait une entrée dans le monde du terrorisme que je ne connaissais pas du tout. Quand Mark m’a raconté tout ça, je n’en revenais pas.

Salto - Vanistendael - Bellido - route

C’est aussi une forme de retour à l’artisanat en des temps où la BD passe le plus clair de son temps sur des tablettes, non?

Judith: Moi, je suis nul avec les ordis, je n’ai aucun talent avec ça! J’ai une grande addiction pour l’artisanat. Pas que dans le dessin, aussi dans le jardin ou en faisant la couture, j’adore travailler de mes mains! Pour moi, c’est l’atout même de la bande dessinée: le fait de travailler avec ses mains, de les salir, d’utiliser des pigments. C’est ce qui m’intéresse pour raconter des histoires. Le travail digital, très peu pour moi.

On passe ainsi d’une explosion de couleurs, de vie sans souci du lendemain à cette noirceur qui prend le personnage. Pour passer de l’un à l’autre, graphiquement, ça ne doit pas être évident!

Judith: C’est toute une recherche de couleurs pendant deux ans! J’ai travaillé sur ce changement d’ambiance. Ça m’a pris du temps de comprendre ce processus. D’ailleurs, pendant tout un temps, il y avait encore trop de légèreté dans la deuxième partie. J’ai du l’enlever.

Salto - Vanistendael - Bellido - Bougies

Au début, Mikel n’est pas encore garde du corps mais exerce tant bien que mal comme marchand de bonbons! Il vit un peu comme un enfant, non?

Mark: Oui tout à fait, c’est un idéaliste. Je voulais montrer les changements très radicaux. Il me fallait un personnage très naïf qui soit confronté à la dure réalité. Et la réalité est toujours plus mauvaise. Il devait prendre sa vie en main, prendre le taureau par les cornes.

Salto - Vanistendael - Bellido - Prendre le taureau par les cornes

Il en est tellement convaincu qu’il en reste prisonnier de ce taureau! Il y a une symbolique animale forte dans votre histoire. Notamment dans cette image ou Mikel se retrouve face à un miroir et à des chiens assez agressifs.

Mark: À l’origine, le titre « L’histoire du marchand de bonbons qui disparut sous la pluie » devait se compléter par « …pour devenir un chien ». C’était peut-être trop fort mais c’est la réalité. Quand Mikel arrive au Pays Basque, il est communément et socialement accepté qu’un garde du corps ou un policier est un « Txakurra », un chien! Pendant quatre ans, on m’a donc appelé quotidiennement « Txakurra ». À la fin, j’ai du intérioriser la chose.

Le pire, c’est qu’à la fin Mikel est devenu un chien, un vrai chien méchant. Il découvre une part de sa personnalité qui ne lui plaît pas. Il décide de s’en débarrasser! Mais les animaux sont importants pour exprimer les émotions. Pour moi, ils sont des métaphores d’états d’esprit. Le taureau, lui, je ne pouvais l’éviter. Même si c’est un cliché, nous sommes en Espagne, au pays des ferias. Je trouvais intéressant de parler de choses plus grandes par des choses banales.

Il y a aussi cette rupture dans ce roman graphique, au moment de passer dans le no man’s land des gardes du corps, avec une succession de planches muettes. Des tableaux presque.

Judith: C’est la fin du bonheur, de la naïveté. Là, justement, Mark avait écrit beaucoup de textes au départ, beaucoup de mot. Moi, j’ai tout enlevé. Il y a notamment une image où on peut voir que j’ai dessiné par-dessus le texte. Je l’ai caché sous une couche de noir.

Salto - Vanistendael - Bellido - Chien

La deuxième partie est noire et fort masculine. Mais il y a quand même cette fille, garde du corps elle aussi, qui apporte une touche féminine dans ce monde de brut. Et vous, que pensez-vous avoir apporté?

Judith: J’ai apporté une douceur psychologique, je crois. Mon fort est de développer la psychologie des personnages dans mes livres. Les voitures par contre… Je mets des heures et des heures à arriver à un résultat qui me contente. Mark m’a donné un récit dans lequel il y a beaucoup d’action, de conflit… Moi j’y ai ajouté les émotions dans les visages des personnages, je les au rythmés, leur ai donné de l’humanité. Le scénario était déjà assez psychologique, je l’ai renforcé.

Vous pensiez écrire un roman, c’est devenu un roman graphique. Qu’a apporté la BD à votre histoire?

Mark: Waow. Le point de vue d’un autre artiste, au niveau des émotions, de la psychologie. Collaborer avec Judith était mon choix et ce fut étonnant de voir l’histoire mûrie dans ma tête prendre vie à travers sa main et son interprétation. Elle a apporté beaucoup de choses. Elle a réussi à dire beaucoup de choses avec une image fixe. Quand j’écris, j’imagine toujours des images que j’essaie de traduire avec des mots. Quand j’ai regardé le dessin de Judith, je me suis dit que j’étais dans sa tête, c’était magique!

Salto - Vanistendael - Bellido - Mer

Le fait que Mark soit espagnol, Judith, ça joue aussi dans la manière de raconter une histoire, non? J’ai l’impression qu’au cinéma comme en BD, les Espagnols ont un sens tout autre de la narrativité que nous.

Judith: Complètement différent. Ça m’a beaucoup plu à moi qui suis plutôt nordique dans ma façon de raconter des histoires, je joue dans la retenue, sur les silences. Avec Mark, c’est tout le contraire, il est complètement dans le dialogue. Il y a du burlesque combiné au drame. Je trouvais intéressant de m’obliger à faire ça et à découvrir d’autres manières de raconter.

Il y a aussi cette scène très comique et bavarde où le personnage principal se retrouver confronté à son futur chef. N’y aurait-il pas un peu d’inspiration à la Christophe Blain?

Judith: Oui, absolument, c’est une référence ouverte, un hommage. Je ne le cache pas, je trouvais ça génial dans Quai d’Orsay et j’ai voulu faire un clin d’oeil. J’espère qu’il ne m’en voudra pas!

Salto - Vanistendael - Bellido - entretien d'embauche

D’ailleurs, qu’est-ce qui vous nourrit en matière de BD?

Judith: Apparemment, Blain (rires). Mais je lis très très peu de bd’s, en fait. J’ai carrément adoré Les vieux fourneaux. Ça faisait longtemps que je n’avais pas autant aimé une série! Dans un autre genre, j’ai aussi beaucoup aimé Les Ignorants d’Étienne Davodeau. Ces deux-là, ce sont des chefs d’oeuvre.

Quels sont vos projets maintenant?

Mark: Je commence une autre histoire, d’une autre personne que moi. J’ai envie de créer. Mais c’est encore une histoire vraie! C’est l’histoire d’un anarchiste espagnol qui habite à Paris, maçon le jour qui, pendant la nuit, falsifie des documents. Des cartes d’identité, des cartes bancaires etc. Il les donne à un mouvement révolutionnaire. C’est une histoire incroyable. Je n’ai pas de dessinateur pour le moment.

Judith: Une BD, toujours. Quelque chose de plus léger, en noir et blanc – c’est moins dur à travailler (rires), sur le conflit entre deux parents: une femme peu présente à la maison car engagée envers la société et un homme artiste très critique mais pas engagé du tout. Les deux ont une fille préadolescente. Fille comme mère n’entendent pas jouer le rôle que la société voudrait leur assigner. Il y aura des conflits. Ça se déroulera à Molenbeek – c’est là que j’habite – et je vais montrer la vie dans cette commune.

Désormais, Mark, vous habitez aussi à Bruxelles. 

Mark: Oui depuis fin 2011. J’ai débarqué à Bruxelles pour être plus proche de Judith et travailler main dans la main. Entre-temps, j’ai écrit une autre histoire en néerlandais, El Mesias qui sortira en Français à la fin de l’année.

Bruxelles, c’est très vivant au niveau humain. Le temps n’est pas terrible, mais c’est comme au Pays Basque, il pleut tout le temps. Mais, il se passe beaucoup de choses ici, la multiculturalité, la richesse humaine. Je me suis très vite senti Bruxellois. La ville m’a accepté et gardé.

Salto - Vanistendael - Bellido - Reperage Pays Basque

Et quelle est la situation aujourd’hui au Pays Basque?

Mark: Heureusement, cela s’est amélioré. À la fin 2011, l’ETA a décidé de cesser ses activités terroristes sans pour autant déposer les armes. Jusqu’ici, la violence a disparu et tout a changé Même la lumière du Pays Basque a changé! (rires) Je pense que les gens s’inquiètent désormais pour d’autres choses: la politique, le chômage… Et si l’ETA a fait profil bas, c’est parce que le soutien social avait disparu. Mais, en même temps, je crois que la peur continue. D’une autre façon. Il y a toujours des peurs pour en chasser des autres: perdre son boulot, le terrorisme djihadiste. C’est dommage mais c’est humain.

Salto - Vanistendael - Bellido - Manifestation contre Eta

Merci à tous les deux!

Vous pouvez retrouver l’exposition Salto jusqu’au 26 juin au Centre Belge de la Bande Dessinée. Si vous n’en avez pas l’occasion, on vous conseille vivement la lecture de Salto mais aussi la visite du blog de Judith, une artiste assurément à suivre!

Salto - Vanistendael - Bellido - Couverture

Titre: Salto

Histoire complète

Scénario: Mark Bellido

Dessin et couleurs: Judith Vanistendael

Traduction: Hélène Robbe

Genre: Fiction autobiographique, Drame, Reportage

Éditeur: Le Lombard

Nbre de pages: 368

Prix: 22,50€

Date de sortie: le 10/06/2016

Extraits:

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