Son premier opus de Melvile éveillait une fascination depuis longtemps endormie. Avec son deuxième, la puissance de cette oeuvre fameuse et en construction balayait tout sur son passage. Depuis trois ans, Romain Renard n’a cessé de gagner en grâce et de se révéler comme une valeur montante, un représentant haut de gamme de la bande dessinée belge. Nous l’avons rencontré à la Foire du Livre pour une interview qui, comme l’inclassable projet Melvile, mêle musique, dessin, littérature et une cohérence à toute épreuve.
Bonjour Romain Renard, on se retrouve à la Foire du Livre, justement qu’en pensez-vous. Vous rencontrez les lecteurs, quels sont les échos par rapport à votre roman graphique?
Les échos sont très positifs, c’est très encourageant. Le public est vraiment différent de celui que je rencontre en librairie qui rassemble plutôt des adeptes de dédicaces. Ici, la Foire, c’est à part. La plupart des personnes qui viennent en dédicaces, sans parler de la caricature donnée par les chasseurs de dédicaces, ne sont pas de ce type-là. Ce sont des gens qui découvrent, plein d’auteurs différentes. Et comme il y a un très bon relais de la presse pour Melvile, beaucoup de personnes viennent à moi. Et bien souvent, ils achètent les deux tomes!
Melvile, c’est une incursion dans un univers tentaculaire qui multiplie les possibilités, non?
Ça pourrait être tentaculaire, mais il faut faire attention à ne pas trop s’éparpiller. C’est pourquoi, je vais clôturer avec un troisième tome. Il n’y en aura pas de quatrième, peut-être un spin-off, peut-être même pas par moi. Mais en revanche, le développement parallèle du projet numérique sur l’application et le site va continuer très régulièrement entre le tome 2 et le tome 3. Tous les trois mois, plein de nouvelles chroniques seront publiées. Mais toujours en veillant à ce que cela respecte mon idée, l’histoire que j’ai en tête. Je sais où je vais et ce que je veux dire. La tentation de s’éparpiller est grande, mais il ne faut pas y céder.
Dans chaque tome, vous présentez un personnage différent…
Oui, et de bout en bout de ces trois tomes; il sera question de trois âges différents. Avec le premier, Samuel Beauclair, il s’agit de la crise de la trentaine et les angoisses essentielles d’un homme de 30 ans qui est un peu perdu et ne sait pas où il va.
Avec le second, Saul Miller, c’est l’inverse. On retrouve un personnage qui ne sait plus d’où il vient et qui est en plein dans la crise de la cinquantaine. Il se demande s’il a fait les bons choix.
Le troisième tome, lui, englobera les deux premiers tout en s’intéressant à l’adolescence, le passage de l’enfance à l’adolescence, voire à l’âge adulte, trop tôt par les événements qui vont arriver. Les trois histoires se passent en même temps, on peut donc imaginer qu’un feu de forêt intervienne à un certain moment.
Justement, Melvile, on sent l’atmosphère qui y règne mais on voit aussi l’impact que peu avoir ce lieu étrange sur ceux qui y vivent, comme s’ils étaient ramenés à leurs démons, leur passé, leurs fantômes aussi.
C’est un endroit très particulier qui a un effet miroir sur les âmes des habitants. Mais par périodes, ce n’est pas tout le temps le cas. Pendant les deux premières histoires, nous sommes en été 84 et la forêt est très puissante à ce moment. D’ailleurs, un personnage du tome 2 le dit clairement: « Méfiez-vous de ce que vous voyez, tout n’est peut-être pas vrai. » Ce climat, ces événements étranges, c’est déjà arrivé par le passé. C’est d’ailleurs ce que le lecteur peut découvrir dans l’application, en lisant les chroniques ou en explorant la rue Tréjean. Dans la trentaine d’histoires supplémentaires qui composent les chroniques et que j’ai écrites, le lecteur se rendra compte, en croisant les dates, que ces événements se produisent par cycles, par périodes de trente ans, comme une respiration de la forêt. Comme si elle dégageait un peu plus de gaz carbonique et qu’il faisait effet sur les personnes.
« Méfiez-vous de ce que vous voyez, tout n’est peut-être pas vrai. » C’est un avertissement pour les habitants de Melvile mais pas que. Cela pourrait aussi s’adresser au lecteur que vous piégez ou menez en bateau avec un malin plaisir, non?
Il y a cette idée de jeu. Quand je lis un livre, que ce soit de la BD ou de la littérature, j’aime bien oublier que je suis en train de lire un livre, de tourner les pages. J’aime me laisser embarquer quitte à revenir plus tard sur certains détails. Je préfère ça aux livres qui me demandent de jouer à Hercule Poirot et de compiler les indices pendant toute la lecture. Je n’ai pas envie de bosser quand je lis ou que je regarde quelque chose. Je suis très bon client à ce niveau. Et j’essaie donc de rendre cette mécanique qui me plaît en tant que lecteur.
Et tant qu’à parler de création, comme cet univers s’est-il imposé à vous?
Étonnamment, comme je suis aussi chanteur et musicien, c’est de la musique que m’est venue l’idée. J’étais en train d’achever Un hiver de glace et je commençais un nouveau projet musical. J’avais abandonné mon précédent projet de rock français, Rom, depuis un an et demi, j’avais fait un peu le tour. Et je voulais travailler sur un tout autre univers qui se rapprocherait de ce que j’écoutais à l’époque, des gens comme Nick Cave par exemple. J’ai commencé un projet musical qui s’appelait… Melvile. J’avais déjà créé la page Facebook, le site aussi – c’était encore un Myspace à l’époque! Et pour alimenter tout ça, je racontais que le groupe raconterait une ville, que cette ville possédait son cinéma et, du coup, j’invitais les followers à aller voir tel ou tel film. Je publiais dès lors des faux-teasers. J’ai commencé à dessiner au fur et à mesure.
Après Un hiver de glace, j’ai fait ce voyage pour Montréal Québec et j’en ai pris plein la vue. Dans ces paysages, j’avais trouvé l’emplacement rêvé pour mon Melvile. Et la première histoire de Samuel Beauclair est arrivée. Mais pas dans son état final, c’est à dire qu’elle comprenait beaucoup plus de personnages, c’était vraiment un récit choral avec plein d’histoires entremêlées. Et quand j’ai proposé ce récit, mon éditeur m’a conseillé à juste titre de me focaliser sur un ou deux personnages, de ne pas faire une histoire de famille avec quarante personnages, je risquais de perdre le lecteur. J’ai suivi ce conseil, le premier tome est sorti mais il n’était pas dit qu’il y en aurait un second. Vu le succès du premier, j’ai pu enchaîner avec le deuxième et raconter tout ce que j’avais déjà prévu en amont, depuis bien longtemps.
L’idée du parallélisme coulait dès lors de source!
Oui, c’était une même histoire avec de nombreux personnages qui y participaient. Mais à partir du moment où je développais un personnage beaucoup plus qu’un autre, j’y ai mis beaucoup plus d’affect. Et Samuel Beauclair a pris beaucoup plus d’épaisseur et Saul, de personnage secondaire, est devenu le personnage principal du deuxième volume. À partir du moment où ils gagnaient de l’ampleur, je pouvais investir les personnages te les histoires de mes propres préoccupations: la filiation dans le premier, la relation à l’orgueil et le rapport au temps dans le deuxième. Pour le troisième? Surprise!
Il y a ce cadre naturel, presque sauvage. Un moyen de s’évader quand on habite, comme vous, Bruxelles?
J’ai un rapport très commun avec la nature. Je suis vraiment urbain. J’ai vécu jusqu’à les douze ans à la campagne, mais je suis foncièrement urbain, j’en ai besoin. Mais il y a une autre part de moi qui rêve d’habiter dans une petite cabane en bois au bord d’un lac. En gros, je dessine mes rêves. Et je mets peut-être autant de temps à les dessiner qu’à les vivre.
Et du temps, il en est question. C’est le sujet du tome deux, et rien que le prologue lunaire en est significatif. Mais on n’ose imaginer le nombre d’heures passées à dessiner ce récit mais aussi à le prolonger via Les chroniques de Melvile.
Le deuxième tome, c’est deux ans et demi de travail. Mais il faut prendre le temps, d’autant plus lorsqu’on en parle. Je devais prendre le temps de raconter le voyage de la lumière et surtout notre insignifiance absolue par rapport à ce qui nous entoure. Nous sommes tellement ethnocentrés qu’on ne se rend pas compte que nous ne sommes même pas l’anecdote d’une poussière, même pas le filament d’une poussière. Nous croyons être tout mais pourtant, nous ne sommes rien. Et quand on voit ce qu’est notre monde, qu’on lève les yeux au ciel, c’est désespérant de se dire qu’on en est encore à l’homme des cavernes. On a la pénicilline et l’électricité, mais on en est toujours à vivre comme des hommes des cavernes!
D’ailleurs, vous avez coupé Melvile du monde qui l’entoure, comme si c’était une enclave irréelle, déconnectée.
C’est voulu comme les noms des personnages qui ont tous une consonance biblique. Je ne voulais pas situer Melvile dans un pays, sinon j’aurais du composer avec cette histoire. Ce n’était pas ça que j’avais envie de raconter. Sans contrainte historique, ni politique, ni géographique, je me concentrais uniquement sur l’histoire de cette ville qui pourrait exister quelque part. Je crois que plus on est précis sur un lieu, moins il existe. Par exemple, tout le monde a plus ou moins son idée sur l’Atlantide, le situe alors que personne ne sait réellement où est ce continent. Certains le cherchent encore malgré le fait que ce soit une fiction. À mon très humble niveau, je voulais proposer un ailleurs, une ville où n’importe quel lecteur serait susceptible d’habiter. D’ailleurs, en ce moment, il y a une maison en vente. Le prix est très abordable: une bonne histoire. Melvile, c’est une ville où on se raconte des histoires. Les gens se racontent des histoires à eux mêmes ou entre eux. C’est un lieu de mythes!
Pour preuve, dans le premier tome, vous donnez la parole, et surtout l’expression, à un autre auteur, le temps de quelques pages. Il se nomme Claude Renard, un auteur qui vous est familier, non!
Oui, tout à fait, il s’agit de mon papa. Ça me paraissait logique, vu le thème de la filiation, que ce soit lui qui dessine ces pages. Ce ne fut pas simple de le lui proposer, la légende racontée, ce sacrifice d’un père pour que puisse exister son fils, n’est pas évidente à dessiner pour un père. Mais dans le troisième, on donnera une autre version à ce mythe, le point de vue du fils, la vraie version! Ne croyez pas tout ce qui est dit.
On y revient. Melvile est quand mêle à la confluence des genres, dans son développement numérique, sa musicalité… Ça vous était obligatoire de passer par le multi-supports?
Oui, pour moi, ça l’est. Maintenant, je serais frustré si je ne faisais plus de musique avec un livre. Ça arrivera peut-être, mais il faudra que ça aie un sens, pourquoi pas un livre sur le silence. Mais à l’heure où on passe d’un smartphone à une tablette, d’une tablette à la télévision et d’une télévision à un journal papier. Ne fut-ce que pour se tenir au courant des actualités, on a quatre, cinq, voire si supports. Pourquoi la fiction devrait-elle se limiter au papier? Pourquoi ne pas utiliser la force et les potentialités de chaque médium? Après, il faut jouer avec, différemment. Sur l’application comme sur le site, je ne fais pas de la bd numérique, j’enrichis l’histoire avec des nouvelles illustrées. Et je les combine avec des vidéos, de la musique.
Pour l’aspect concert, c’est aussi autre chose. Mes planches ne sont pas projetées, ce n’est pas l’histoire racontée dans les deux volumes, c’est autre chose. Des dessins qui participent à l’ambiance, l’humeur, le ressenti.
Puis, il y a le corpus, le livre, celui autour duquel tournent tous ces satellites.
Dans le rayon musical, vous avez aussi concocter deux bande originales correspondant aux deux premiers volumes. Il y a autant de lectures que de lecteurs, donc, n’est-ce pas trop difficile à créer?
Ça m’est totalement naturel, parce que si je n’avais pas fait la BO de Melvile, j’aurais de toute façon fait la même musique: ce sont des ambiances qui m’habitent. Chaque auteur a son ambiance, sa personnalité. Que je dessine ou que je fasse de la musique, à un moment j’étais totalement schizophrène. Et j’en souffrais, j’étais moins bon en musique car je ne faisais par exemple pas ce que je voulais en musique.
Ici, comme j’avais scanné toutes mes planches, je les ai fait défiler sur un banc de montage, comme pour un film. J’ai donc composé la BO en regardant chaque case mais en prévoyant les morceaux de manière assez large afin que chaque lecteur puisse prendre son temps. Il n’y a rien de pire qu’une lecture liée à la musique et pour laquelle il faut attendre la fin d’un morceau pour tourner la page. Ça n’a vraiment aucun sens. Ce n’est plus de la lecture, alors. La lecture se passe au coeur du récit et la musique doit l’accompagner tout en restant discrète. Il ne doit pas y avoir de grands coups de cymbale, c’est planant. C’est d’ailleurs très différent de la version concert où ce sont vraiment des morceaux et des chansons jouées avec Jean-Christophe Carrière. Dans la BO, on reste dans l’accompagnement, il n’y a pas de chanson.
Musique, bande dessinée, vous n’avez pas choisi et on se rend compte à quel point c’est très bien! Mais comment y êtes-vous arrivés?
Comme pour tout, par une série de hasard. J’avais 16 ans, je voulais draguer, un pote montait un groupe et cherchait un chanteur, je ne savais pas chanter mais je dis l’inverse… Ça commence comme ça, dans une cave. Et j’y prends goût.
Pour la BD, par contre, je me voyais plus comme un photographe ou un documentariste. J’ai donc voulu m’inscrire à l’INSAS. Mais à 18 ans, j’étais un peu vert pour l’examen d’entrée. Je dessinais déjà, j’ai toujours plus ou moins dessiné, et un très proche, François Schuiten, m’a conseillé d’aller apprendre à découper des histoires. Et de le faire à Saint-Luc. Mon père y avait créé l’Atelier R et Le neuvième rêve, là-bas, donc je me retrouvais un peu en terrain miné. Mais je m’y suis inscrit. J’ai fait une première année, sans réel éclair de génie, sans briller d’excellence. Mais le déclic est venu à mi-parcours. Mais j’ai quand même mis six ans à faire accepter mon premier projet par un éditeur.
Et maintenant, il y a Melvile. Un chapitre important, non?
Oui, il y a un avant et un après. Parce que c’est pour moi l’aboutissement de beaucoup de tâtonnements, de recherches. J’ai fait des livres et des musiques dont je suis moins fier, mais on apprend de ses erreurs. Et même en relisant le deuxième Melvile, je vois des choses à améliorer pour le troisième, et tant mieux. J’ai soif d’erreurs et soif d’apprendre.
Une magnifique phrase pour conclure cette interview. Merci beaucoup Romain!
Le temps de se désaltérer, de revêtir le costume et le chapeau de scène et revoilà, une heure plus tard, Romain Renard armé de sa guitare pour faire vivre un peu plus Melvile. Sur la scène de la Comix Factory chapeauté par Fabrizio Borrini, le dessinateur-chanteur déploie, en compagnie de Jean-Christophe Carrière, sa musique bluesy et crépusculaire à souhait pour envelopper de grandes plages de dessins et quelques pages de vies (et de morts) surtout à Melvile. La salle est bien remplie, la neige commence à tomber, les guitares crient leur désespoir et la voix de Romain Renard, inattendue et imparable (évoquant parfois Chris Isaak, rend à merveille toute la richesse de ce Melvile dont on a pas fini d’entendre parler, chanter et de voir se construire sous un dessin dont on se dit, de plus en plus, qu’il fera date!
Série: Melvile
Tome: 2 – L’histoire de Saul Miller
Scénario, dessin et couleurs: Romain Renard
Genre: Fantastique, Thriller, Mystère
Éditeur: Le Lombard
Nbre de pages: 208
Prix: 22,5€
Date de sortie: le 22/01/2016
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