En ces jours de fin d’année qui semblent avoir été produits par le sortilège d’une personne n’aimant pas l’hiver ou d’un être désirant un été sans fin, nous sommes partis à la rencontre de Julien Noël, le poète des sorcières, qui vient de publier son premier « grimoire » rempli d’odes en l’honneur des sorcières et des créatures qu’elles affectionnent, « Contes du sabbat et autres diaboliques amuseries« . Une interview signée Régis Filieux.
Bonjour Julien, sauriez-vous vous présenter en quelques mots, en nous expliquant votre parcours ?
Volontiers. Je suis originaire de la Fagne, une région rurale du sud de la province de Namur. J’ai grandi dans un petit village, tout près de la frontière française. Mes études secondaires achevées, je suis parti étudier à Namur, puis à Liège. Je suis romaniste de formation, et travaille aujourd’hui comme enseignant. Je donne principalement cours de français, mais également parfois de religion catholique.
Comment en êtes-vous venu à l’écriture ?
Un peu sur le tard. J’écrivais déjà adolescent bien sûr (des poèmes, quelques textes pour mon Skyblog » ; c’était l’époque) mais sans assiduité et sans véritable projet. Je m’y suis mis plus sérieusement vers mes vingt ans. J’avais besoin de me changer les idées, un été, après une session d’examens décevante, et j’ai rédigé un premier court roman. C’était du fantastique sans grande originalité, fort nourri du jeu de rôle sur table que je pratiquais alors.
Franchement, ce n’était pas brillant, d’autant plus que — je m’en suis rendu compte des années plus tard — j’avais involontairement « pompé » toute l’intrigue d’un album du Scrameustache ! Bref, c’était un demi-échec, qui prend désormais la poussière dans un tiroir. Mais ça m’a mis sur la voie : j’ai ensuite revu mes ambitions un peu à la baisse, me suis mis à faire des concours de nouvelles, puis à écrire des poèmes et à les placer dans quelques revues…
Quels sont les grands artistes qui vous influencent et pour quelles raisons ?
C’est Victor Hugo qui m’a donné l’envie d’écrire de la poésie. Le poème qui a constitué un déclic pour moi est sa Ronde du sabbat. C’est un texte de jeunesse, d’un romantisme très appuyé ; je me retrouve parfaitement dans cette esthétique. De même, le Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand est pour moi une inspiration majeure. Et puis une foule d’auteurs de culture flamande, pas forcément des poètes : Jean Ray, Charles De Coster, Gérard Prévot, Jan Bucquoy…
Je suis aussi très sensible à la peinture et à la gravure. Je voue une admiration à peu près sans limite à Félicien Rops, dont l’influence sur ma poésie est décisive. J’aime son univers mi-provincial mi-décadent, ses atmosphères noires mais pleines d’humour dans les détails… Les peintres baroques m’intéressent beaucoup également.
Pourquoi avoir opté pour la poésie ? Ce type d’écrit n’est-il pas devenu has-been ou du moins réservé à un public plus âgé ?
Je pense au contraire que la poésie est souvent une affaire de jeunes personnes. La plupart des gens n’écrivent-ils d’ailleurs pas leurs premiers vers sur les bancs de l’école ? Des acrostiches pour la fête des mères, nous en avons tous faits, je pense ! En un sens, les poètes qui persévèrent dans l’âge adulte sont peut-être ceux qui ont le mieux su garder leur âme d’enfant… Quant à l’idée que la poésie est un genre en déclin, je la combats fermement. Beaucoup de poètes geignent sur notre lectorat de plus en plus réduit, blâment l’éducation, la télévision…
À ceux-là, j’aime bien montrer un texte de Constant Martha, qui se lamente que « la poésie a disparu des lettres françaises »… en 1866 ! La poésie n’est certes pas aujourd’hui un genre populaire, mais selon moi elle ne l’a jamais été ; c’est quelque chose d’ancré dans sa nature. Cela dit, je réfute tout élitisme : j’écris sans grand lyrisme, avec des mots qu’on emploie quasi tous les jours, et je pense qu’à peu près tout le monde pourrait trouver plaisir à me lire, peu importe son âge. La mode des poèmes hermétiques est de toute manière largement passée, même si elle existe encore en fantôme dans les préjugés de beaucoup de lecteurs…
Comment vous est venue l’idée d’écrire sur le sujet de la sorcellerie ?
Cela s’est fait assez naturellement. J’appartiens à la « génération Harry Potter » : adolescent, j’ai donc dévoré ces histoires, mais aussi celles de Tolkien et d’une foule d’autres auteurs férus d’aventures et de merveilleux. Cela a forcément laissé une marque dans mon univers personnel. En ce qui concerne la figure de la sorcière en particulier, je ne l’explique pas vraiment. On pourrait sans doute parler de fétichisme ; ce personnage me fascine, voilà tout. Peut-être ai-je été influencé par certains personnages de bandes dessinées, comme les sorcières Mélusine et Calendula… Peut-être faut-il aussi y voir un héritage romantique ; Jules Michelet, par exemple, était également fasciné par la sorcière, notamment car il voyait en elle une figure de révoltée…
Le poème Nostalgie illustre parfaitement l’oubli dans lequel l’univers magique est jeté pendant le passage du monde de l’enfance à la société des adultes, mais ce poème semble être beaucoup plus profond. Ce texte ne se veut-il pas comme un cri de rébellion pour prôner et défendre les légendes et le folklore populaire qui contiennent le thème de la sorcellerie ?
Tout à fait, et c’est la raison pour laquelle je l’ai placé en introduction du recueil. Face à un monde de plus en plus anxiogène, je pense que les écrivains ont un « devoir d’enchantement ». Il faut réenchanter le monde, que le matérialisme et l’individualisme rendent à mes yeux de plus en plus terne. Le folklore et les croyances populaires constituent selon moi une arme essentielle dans ce combat. À cet égard, je me reconnais parfaitement dans les démarches de l’« elficologue » Pierre Dubois ou du romancier anglais Neil Gaiman, que j’admire beaucoup.
Ces dernières années, les sagas fantastiques qui traitent de monstres et de personnages magiques pullulent sur les étagères des libraires et dans les salles obscures. Pourtant, la féerie, les quêtes chevaleresques et les ensorcellements de ces séries ne semblent plus rien avoir avec ce monde que vos poèmes dessinent. Pensez-vous que l’utilisation abusive, et souvent maladroite, de ce folklore ne l’a pas fait partiellement disparaître ? Ou plutôt, ces sorciers modernes ont-ils réellement quelque chose avoir avec les vieilles dames effrayantes, mais fascinantes, des histoires de votre enfance ?
C’est une question complexe… Il y a en effet un phénomène de massification de telles fictions. Quelques œuvres très populaires ont ouvert une brèche dans laquelle ont pu s’engouffrer nombre d’artistes, mais avec comme effet indésirable d’« épuiser » avant l’heure certains motifs, en les exploitant à la nausée, les rendant dès lors kitsch. Je pense par exemple à la série Charmed, qui a beaucoup de qualités mais a malheureusement produit des stéréotypes si prégnants qu’ils constituent aujourd’hui autant d’écueils à éviter. Sous peine de ridicule, on ne peut plus se permettre d’encore mettre en scène de telles sorcières, avec un Livre des Ombres, etc. Cela oblige les auteurs à ré-imaginer sans cesse cet univers. C’est dès lors aussi une chose positive, d’autant plus que de telles « œuvres canon » peuvent aussi amener des nouveautés tout-à-fait excitantes.
Par exemple, J. K. Rowling a fait évoluer la manière dont on conçoit, dans les univers fantastiques et dans l’imaginaire collectif, les hiboux ou les cheminées. Ce sont dès lors des choses qui peuvent être exploitées par une nouvelle génération d’auteur. En revanche, doter ses héros de baguettes magiques est devenu plus difficile… Mais je ne pense pas qu’on puisse faire disparaître ainsi le folklore, même partiellement ; il est si vaste qu’on peut toujours y trouver de nouvelles choses à exploiter. Les systèmes de croyances animistes africains sont par exemple des sources formidables, pour qui veut mettre en scène des sorciers. Il suffit de sortir un peu des chemins battus…
« Rien n’est perdu cependant : les enfants rêvent toujours, se bâtissent toujours un imaginaire personnel, et il y a toujours des adultes comme moi atteints du syndrome de Peter Pan. »
Le poème Parasitisme est introduit par une brève extraite du livre Loups, sorciers, criminels… – Faits divers en Seine-Inférieure au XIXe siècle de l’historien Jean-Claude Marquis. Cette brève dit qu’une femme aurait accouché d’un ours. Ce type de dire était courant avant le XXe siècle. Ces rumeurs permettaient à la magie de prospérer dans les campagnes. Pensez-vous que « l’érudition » qui marque l’époque moderne est responsable du désenchantement de l’imaginaire des enfants ?
Cette question m’évoque un très beau poème d’Émile Verhaeren, que je cite d’ailleurs dans mon recueil. Il y dit :
« On écoute rire et baguenauder,
Près des mares et des landes,
Les naïves légendes ;
Les vieilles coutumes mêlent encore
Leur beau fil d’or
Au solide tissu des mœurs et des paroles »
Je doute qu’on soit aujourd’hui moins naïf qu’au début du siècle passé, lorsqu’il écrivit ces vers : l’actualité nous montre au contraire combien nous pouvons nous montrer souvent pleins d’idées préconçues, de peurs irrationnelles ; combien les fausses rumeurs et les commérages continuent à jouer un rôle des plus significatifs dans notre quotidien… Certes : les media ont évolué, la tradition orale se perd et le pittoresque se fait peut-être plus rare, mais nous gardons, je pense, de pleines dispositions à l’imaginaire.
Le vrai problème n’est selon moi pas l’érudition contemporaine mais l’individualisme galopant, qui nous pousse de plus en plus à nous couper de la tradition, confiants de ne pas en avoir besoin. Marcel Gauchet s’est employé à mettre en évidence les conséquences néfastes d’une telle attitude dans le domaine de l’éducation, et je partage nombre de ses idées sur ce point. Rien n’est perdu cependant : les enfants rêvent toujours, se bâtissent toujours un imaginaire personnel (peut-être davantage peuplé de super-héros que de sorcières, mais l’important n’est pas là), et il y a toujours des adultes comme moi atteints du syndrome de Peter Pan. Je pense donc qu’ensemble, on pourra empêcher le monde de se désenchanter tout-à-fait.
Ce même poème, Parasitisme, montre le mal-être d’un enfant normal face à son envie d’être une créature magique. Cette histoire n’est-elle pas une confession d’un souhait que vous aviez, enfant, d’être un des personnages qui inspirent vos poésies ? Quel être fantastique rêviez-vous d’être, et pourquoi ?
Je ne pensais pas forcément à un enfant, lorsque j’ai écrit ce texte. La voix de la narration peut parfaitement être celle d’un adulte. Et la mienne, assurément. L’air de rien, je confesse pas mal de choses, dans ce recueil : les déceptions que vous relevez dans Nostalgie, la frustration exprimée dans ce poème-ci ; dans d’autres, un certain voyeurisme, quelques fantasmes… Je ne pense pas qu’on puisse écrire de la poésie, même si peu lyrique, sans se dévoiler quelque peu. En ce qui regarde la seconde partie de votre question, personnellement, si je rêvasse beaucoup, je peine à m’imaginer d’autres vies que la mienne… car cela reviendrait à y renoncer. En revanche, je me plais souvent à me figurer des vies futures ; je médite sur des moyens de tromper la mort… J’aimerais me réincarner en chat ; me trouver une bonne maîtresse, un peu sorcière, et avoir alors infiniment plus de temps pour rêver.
Certains de vos textes donnent l’envie d’être fredonnés, telles des balades à la Dionysos. La Sorcière et le Vagabond en est un parfait exemple. Cela ne vous a pas tenté de mettre en musique ces écrits ?
Certains poètes de ma connaissance sont également chanteurs ; certains de grand talent. Personnellement, l’art qui m’attire le plus après l’écriture est la peinture. Je vois dès lors plus facilement mes histoires sous forme d’images que sous forme de mélodies. Mais j’aime bien sûr aussi la chanson et apprécierais de voir mes textes mis en musique, même si j’en suis incapable. L’écrivain et parolier Frédéric Gaillard a d’ailleurs réalisé une belle adaptation d’un des textes de mon recueil, intitulé Dansons à la lune gibbeuse. L’écouter m’emplit toujours de fierté et de joie…
« Je pense que tout poème réclame un certain investissement de la part de son lecteur »
Vos textes sont souvent introduits par des auteurs, pas toujours facilement compréhensibles, et vous utilisez un langage très spécifique, pas forcément connu des profanes. N’avez-vous pas peur de réduire les possibilités d’atteindre un public plus large ? Des petites anecdotes ou des explications sur les mots ou les personnages folkloriques utilisés n’auraient-elle pas rendu votre recueil plus accessible ?
Le premier roman que j’ai écrit, à l’entame de ma vingtaine, était parsemé de notes de bas de pages expliquant les termes et concepts compliqués. J’ai cependant très vite abandonné ce procédé, qui a l’immense défaut de briser le rythme de lecture et peut au final distraire de l’objectif premier du texte, en parasitant l’attention du lecteur.
Du reste, sans revendiquer nullement l’obscurité chère à certains auteurs, je pense que tout poème réclame un certain investissement de la part de son lecteur ; et les miens demeurent somme toute assez lisibles. Cela dit, je suis également féru d’anecdotes et ressens souvent ce besoin d’expliquer le substrat où puisent mes poèmes. Pour y répondre, je me tourne alors vers d’autres genres : l’essai ou la critique d’art. Ainsi, je peux disserter longuement sur ces thèmes sans encombrer mes poèmes, qui n’ont pas de dimension didactique. Mais les exergues placés à l’avant de nombreux textes du recueil sont autant de pistes qui, sans être ni limpides ni indispensables, aiguillent le lecteur vers une interprétation ou une référence…
Merci beaucoup Julien!
Julien Noël est un de ces funambules qui a réussi à garder un parfait équilibre pour continuer son parcours sur la voie qu’il a choisie. Adulte assumé, qui est rentré dans la vie active, il a pourtant su conserver son âme d’enfant, débordante de contes peuplés par des monstres, des sorcières et des êtres facétieux, pour écrire des vers qui sonnent comme des enchantements. Il nous livre aujourd’hui son premier recueil de poèmes; « Contes du sabbat et autres diaboliques amuseries« . Ce livre est inspiré et dédié au folklore fantastique de nos contrées. Il est sorti le 19 décembre dernier, aux éditions Stellamaris, et il est disponible au prix de 14 euro ici.