Astier et Nury, deux braqueurs de la BD aux sources de la mythologie d’aventure (Interview)

Il y a quelques semaines, lors d’une cavale à Bruxelles, nous avons rencontré deux doux malfrats, le scénariste multi-récidiviste Fabien Nury et le dessinateur coupable de l’Affaire des Affaires, Laurent Astier. Tous deux se sont adjoints à un autre formidable maître-chanteur (et raconteur), Xavier Dorison, pour signer un formidable récit d’aventure au scénario percutant et au dessin incroyable: Comment faire fortune en Juin 40? Ou comment des bras cassés mais costauds font équipe dans la France de la Deuxième Guerre Mondiale pour récupérer un étourdissant trésor.

Fabien Nury et Laurent Astier nous en disent beaucoup plus dans un entretien fleuve où se croisent forcément Leone et Tarantino, Lautner et Ventura mais aussi un peu de Blueberry et une irrépressible folie de l’aventure, la grande aventure.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Affiche film

Bonjour Messieurs! J’espère que vous avez laissé vos armes à l’entrée! D’autant que plus on est de fous furieux, plus on rit. Fabien, vous avez d’ailleurs retrouvé Xavier Dorison?

Fabien Nury: Oui, des retrouvailles, enfin on a toujours eu des idées dans le coin de nos deux têtes. Quoique, pas maintenant, justement. Il faudra y remédier. On est vraiment copains. On a appris le métier ensemble. On a fait huit albums, un film et un téléfilm ensemble. J’espère bien que ce n’est pas fini.

Laurent Astier: Ouais, si vous n’êtes pas fâché au bout de ça, c’est que vous êtes bons copains!

Fabien: On n’est clairement pas fâchés! On se connaît bien, et sur ce bouquin, l’idée était de travailler de manière ludique sur une idée ludique. Donc le travail d’équipe est très présent dans ce bouquin. En plus, on se connait bien, et c’était une source de plaisir. C’est un livre qu’on a écrit physiquement ensemble! Plus que d’autres. À une époque, on faisait beaucoup de mails ou de téléphone, ici il y avait le plaisir de se retrouver, d’arracher une scène.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Auteurs - Manuel Braun
Crédit: Manuel Braun

Et pour vous, Laurent, où était le plaisir?

Laurent: Ce fut une très belle année, très porteuse. Dès la réception du script, je savais que ce serait une belle aventure. Puis, on s’est vu assez souvent tous les trois. On a fait pas mal de réécriture sur la première mouture créée par Xavier et Fabien. On a réécrit pas mal de choses ensemble pour clarifier au mieux le récit. Pour vraiment aller à l’essence et trouver le bon rythme. D’autant que j’ai une manière de découper qui me porte plus vers le 7-8 cases. Alors que dans le script original, on était parfois sur du 10-12 cases. Je préférais faire plus de planches pour avoir un récit plus souple, qui s’ouvrait plus.

En plus, dans un grand récit d’aventure comme celui-là, on a forcément envie à un moment de développer l’imagerie. C’est aussi ce que Xavier et Fabien voulaient. Dans la réécriture, ils me donnaient aussi leurs intentions cachées, ce vers quoi ils lorgnaient au travers des planches, les émotions à faire passer. C’était un travail d’orfèvrerie sur chaque séquence finalement. Ils m’ont payé un beau costard!

Puis, vous avez réalisé une pléthore de story-boards!

Laurent: Oui, il y a eu plein de versions pour vraiment trouver la dynamique de chaque page. Il fallait que ça fonctionne, que chaque gag, chaque naissance d’émotion arrive pile au bon moment. Je faisais une première version et en fonction de ça, on réécrivait. Il s’agissait parfois simplement de voir si telle ou telle réplique n’arrivait pas trop tôt ou trop tard. Il ne fallait pas que la dynamique retombe. Sur certaine page, j’ai parfois proposé huit versions. Mais bon, je ne retravaillais pas tout, c’était de l’ordre du micro-détail. J’affinais jusqu’à avoir le petit bijou de page. Une fois que tout était calibré je n’avais plus qu’à m’éclater au dessin et à l’encrage. J’avais tous les cadrages, je savais où déposer ma caméra, le reste n’était que pur plaisir de dessin. Et je crois que ça transparaît dans l’album. Puis il y a cette dynamique, cette mythologie d’aventure. C’était jubilatoire.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - personnages

Dans les remerciements, vous remerciez Thomas Langman. Y’aurait-il un peu de cinéma dans cette affaire?

Fabien: Thomas a acheté le scénar’ il y a longtemps, un temps de cinéma. Des comédiens connus nous ont proposé d’écrire quelque chose. Un producteur, connu, nous a proposé de l’acheter. On lui a vendu. Mais il est difficile de faire des films comme ça de nos jours. C’est cher. Puis, nos mecs ne sont pas gentils, ils ne sauvent pas le chien, pas la grand-mère, ils ne s’arrêtent pas au milieu du film pour dire: « allons résister. » Faire ça, ce n’est pas simple. Je ne sais pas s’il y arrivera.

D’où notre idée à un moment de lui dire: « ça ne va probablement pas t’aider, mais en tout cas ça ne va pas t’embêter, on pourrait faire un album! » Il n’a pas dit non. Du coup, on a demandé à l’éditeur du roman initial, François Guérif. Ça ne l’embêtait pas non plus.

En revanche, c’est quand même une libre adaptation d’un roman de Pierre Siniac. Très libre. Et la BD n’est pas non plus le scénario du film. Tu ne peux pas dessiner un scénario de film, ça ne marche pas!

D’ailleurs, vous dites: « en deux cases, il y avait dix minutes du film« .

Fabien: Exactement. C’est comme pour une Ferrari. Il y a des moments pour accélérer et d’autres pour ralentir. Il y a des phrases, des jeux de mots qui marchent au cinéma mais pas à la lecture. Et inversement. Il y a des spécificités du langage. Et le langage de la BD, il est probablement plus proche de celui du roman que du dialogue de film. Comme on a fait un peu de tout, au bout d’un moment, on l’a appris à nos dépens. C’était donc un plaisir de travailler avec Laurent sur une histoire qui était déjà complètement écrite et dialoguée et de ne travailler que l’aspect BD. Ça nous aurait totalement insatisfait de lui donner le scénario afin qu’il en fasse ce qu’il pouvait. On n’est pas comme ça. Donc, il y a eu tout ce travail.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Valise

Un truc qui est drôle. Moi, comme Xavier, je fais plein de versions d’un scénario. À un moment pour se retrouver, on change de couleur sur les scènes réécrites. Et, c’est curieux, au bout d’un moment, alors que le scénario est entièrement validé par l’éditeur et tout ça, tu vois s’il faut réécrire ou pas. Sur Juin 40, le scénario est multicolore. Plus de la moitié n’est plus en noir, n’est plus ce qu’on avait prévu, qui est raconté différemment pour la BD. Parce qu’on aime bien la BD.

Laurent: C’est un média spécifique qui nécessite une écriture particulière.

Fabien: Sans compter les nombreux apports de Laurent lui-même. Pour utiliser la composition d’une planche pour représenter le mouvement. Une planche en est totalement représentative. C’est la circulation en plan fixe pendant une bagarre. Ça, c’est de la pure BD. Ça fait partie des nombreuses choses amenées par Laurent.

On parlera cinéma, forcément. Mais en attendant, il y a ce pouvoir du crayon pour réaliser des scènes qui seraient irréalisables en film.

Fabien: Dans la BD, la vision du dessinateur détermine ton « budget ». D’ailleurs, il y a un certain nombre de dessinateurs qui doivent être contents quand tu leur dis de dessiner deux armées face à face. Plus que si tu leur donnes six pages en huis-clos avec champ-contre-champ. Pour ça, je ne suis pas sûr que beaucoup sauteraient de joie.

Laurent: Il y a même une planche où tu m’as dit: « Tu sais, tu n’as pas 150 000 000 $! C’est un récit de style français, baisse un peu ton budget!« 

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Planches noir et blanc (5)

Fabien: Oui, parce que c’est quoi le point de vue? Moi, le point de vue de l’hélico’, je m’en tape. Une fois de temps en temps, il est utile mais, d’une manière générale, non! J’en ai vu tellement des hélicos surplomber une scène. En BD, tu as ta plongée à 30°, ça rapetisse les personnages. Moi, j’aime pas, je préfère être plus petit qu’eux. Je préfère les contre-plongées. Après, pour parler de BD, j’utilise des termes de cinéma, alors que je ne parle que de bd. Mais, au niveau des axes, il faut utiliser les axes frontaux ou latéraux, situer, resituer. Et, non, tu ne seras pas fainéant si tu utilises plusieurs fois un même axe. On a travaillé beaucoup ça, pour amener une spatialisation et une clarification fondamentales.

Laurent: C’était une nécessité pour ne pas être perdu entre le camion et le fourgon, il ne fallait pas se perdre. Même si des couleurs aidaient.

Fabien: Autre spécificité de la bd: au cinéma, tu envoies du plan de coupe tant que tu veux. En BD, tu commences à les compter les plans de coupe! À chacun d’entre eux, ça te fait une case de moins pour raconter autre chose. Tu réfléchis à ce type de truc. Curieusement, ici, c’est un récit qui circule énormément mais dans lequel, il y a beaucoup de huis-clos. Intérieur fourgon, intérieur camion… Ça ce sont des jolis challenges de BD.

Laurent: C’est ça qui est cool. On a imaginé une grammaire, tous les trois. Une vraie grammaire disant comment notre récit devait s’écrire.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Maison close

Fabien: On ne s’imagine pas à quel point, ça va être libérateur… à la fin. Ce n’est pas une contrainte, ça t’aide.

Exemple: Nous sommes trois. Je me casse pour aller aux toilettes. Tu fais quoi? Tu restes avec lui ou tu vas aussi aux toilettes? Et si le deuxième se casse pour fumer sa clope. Tu fais quoi? Toilettes, clope ou tu restes à table? Si tu réponds seulement à ça, tu trouves à qui appartient la séquence. Et c’est super important. C’est le « vu par qui ». Et nous avons travaillé énormément sur ça! Y compris dans un divertissement ou une grosse friandise. C’est la clé de l’identification.

Laurent: Divertir les autres, c’est travailler beaucoup. C’est ça qui est drôle. C’est paradoxal, quand tu vois des mecs qui ont fait un film comique français, qu’ils te disent qu’ils se sont vachement éclatés sur le plateau.

Fabien: Louis de Funès, il ne rigolait jamais…

Laurent: Il venait bosser, quoi!

Fabien: Une fois par film, il rigole peut-être. Pourtant, il te fait rire beaucoup plus qu’une fois par film. D’ailleurs, pour embrayer, ce que nous avons fait, ce n’est pas une comédie d’aventure. C’est un récit d’aventure fun! Et c’est différent.

Laurent: Ce n’est pas La Grande Vadrouille!

Fabien: Et alors que c’est du Pierre Siniac aussi, ce n’est même pas les Morfalous. C’est plus Un taxi pour Tobrouk ou 100 000 dollars au soleil.

Moi, je trouve que c’est comme si Tarantino et Lautner s’étaient baladé dans la rue du Bon, la Brute et le Truand?

Fabien: Le bon, la brute et le truand, on y pense hyper souvent. La recherche d’un trésor en temps de guerre, c’est un peu Sergio Leone qui l’a popularisé. De l’or pour les braves, c’est Leone sans Leone. Et Les rois du désert, c’est De l’or pour les braves!

Mais durant le temps que tu passes à rigoler avec Tuco, la violence et le danger restent au premier degré. Et tu ne te marres pas quand arrive Lee Van Cleef. Encore moins quand le duel s’engage sur l’arène finale. Il fallait travailler ça. Et finalement, Chabert qui a pactisé avec l’ennemi, c’est un peu notre Lee Van Cleef à nous. On a travaillé cet esprit et cette liberté de ton où tu allies noirceur et humour. Et ce n’est pas parce que tu mets de l’humour que tu annules la noirceur. Comme ce n’est pas parce que tu joues de noirceur que l’ensemble est déprimant.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Planches noir et blanc (2)

En ce XXIème siècle vérolé de marketing, cette liberté de ton se perd souvent. Tout le monde veut la simplification du message et du signal. Alors que la liberté de ton est totalement salutaire, notamment dans l’aventure. C’est un des signaux du genre, de se permettre la liberté de ton. Être sur la brèche, t’es là, t’es avec quelqu’un, tu te marrais bien, et tout d’un coup – PAN – il n’est plus là. Au moins, tu peux espérer sortir le lecteur une ou deux fois de ses pompes.

Laurent: Puis, c’est la complexité de la vie, ce n’est pas tout fun…

Ce qui est bien, c’est qu’à l’heure où les récits de mémoire foisonnent, souvent plein de larmes et tirant sur la corde sensible, vous avancez décomplexés tout en jouant sur les éléments historiques. Comme l’exode, revu et corrigé. Alors que nos héros espèrent bien vite prendre la fuite, à la sortie de Paris, les voilà qui tombe sur un énorme bouchon.

Fabien: On peut le présenter comme on veut, c’est le plus gros embouteillage que la France ait connu! On a traité la réalité de façon ludique. Je suis sûr qu’il existe tout un tas d’anecdotes tragiques mais aussi cocasses sur la guerre. En regardant la Guerre avec nos lunettes de 2015, on aurait l’impression qu’ils étaient tous tristes. C’est faux! La preuve, ça a gêné tout le monde quand ils ont sorti les photos de Paris 42. Ils étaient joyeux, beaucoup souriaient. C’est con, mais avoir une approche ludique de l’histoire, c’est cool. Sans pour autant être irresponsables.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - exode

On a parlé de films, mais y-a-t’il des bd qui vous ont inspiré?

Fabien: J’aimerais juste citer une bd, sans doute la plus Leonienne, qui est une matrice de beaucoup de choses que je fais, c’est Ballade pour un cercueil, le quinzième tome de Blueberry.

Laurent: C’est drôle que tu cites celle-là! C’est ma référence ultime.

Fabien: C’est LE grand western épique en BD. La recherche d’un trésor à la suite d’une guerre. Tu as l’impression d’être dans le Mexique en temps de guerre, tu te bidonnes de temps en temps avec McClure. Mais, quand ils prennent le bac sous la pluie et que Doc tout d’un coup est immobile, et que tu ressens cette immobilité dans la case, tu ne rigoles plus du tout.

Laurent: Pour l’avoir lu plusieurs fois, tu as l’impression que la fiction est en phase avec la réalité. Que t’es trempé avec eux. Et pourtant, quand tu regardes bien les cases, il y a très peu de pluie!

Fabien: D’ailleurs, t’as l’impression que c’est une pleine page alors que la case est toute petite.

Laurent: C’était l’une des forces de Giraud.

Fabien: À notre niveau, qui n’est pas le même, on essaie de préserver ce type d’effet. Il faut continuer à cavaler. Tout en se marrant, comme ce mec qui s’endort en plein braquage!

Ce qui est intéressant, c’est qu’on a pas mal de dessinateurs qui font du revival en utilisant des caricatures de Gabin ou Ventura. Ici, il y a vraiment une réelle physionomie inédite, une identité qui se dégage de vos personnages. 

Laurent: C’était le premier piège à éviter, avec l’impression d’être dans un Faux-Audiard, avec des vraies-fausses répliques d’Audiard. C’était l’erreur fatale.

Fabien: Dans le dessin comme dans le texte, il faut s’interdire les citations trop évidentes. On a le droit aux citations d’ouvrages de plaisir: voilà ce qu’on a aimé, voilà ce qu’on en fait. Il y a des citations, mais normalement, ce ne sont pas celles qui vous sautent aux yeux. Il ne faut pas tomber dans la consanguinité!

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - raid

Comment les avez-vous designés ces personnages, ces vraies gueules?

Laurent: Je ne saurais même pas l’expliquer, ce sont des choses tellement évidentes. Une fois que j’ai lu le scénario, je rêve la couverture et je rêve les personnages et ils apparaissent. C’est le seul truc magique que je ne sais pas expliquer. Après je fais des crobars un peu ratés, je ne tiens pas les choses. Puis, on en discute.

Fabien: Quand on dit qu’on fonctionne par références: notre Franck, c’est un peu Ventura. Ce n’est pas sa tête, mais son essence, ce qu’il véhicule. Un homme avec une grande force et une grande gentillesse qui se distingue par sa fatigue, sa lassitude. Son soupir. Il est fatigué d’autrui, Ventura, mais il faut bien continuer et on ne peut pas tous les tuer! L’idée est que Laurent propose son Ventura, qu’il le digère, qu’il soit expressif.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Feu de l'action

Sambio, c’était moins clair. Il est grande gueule mais en même temps bellâtre. Comme si Belmondo avait croisé Delon, lesquels n’ont rien à voir!

Laurent: Et graphiquement, un mix des deux, c’est compliqué!

Fabien: Mais que véhiculent-ils? Dans les deux cas, ils sont assez contents d’eux. Sambio aime être Sambio comme Delon aime être Delon. Surtout à cette période-là. L’idée était « Trouve le tien! » Et Laurent comprend bien les sous-textes, les intentions, il l’a trouvé.

J’imagine que dans le même cas du scénariste qui reçoit les planches du dessinateur, il y a le dessinateur qui reçoit ses planches… colorisées. Parce qu’ici, ce n’est pas vous qui les avez colorisées. Et elle amène quelque chose, cette couleur. Ce n’est d’ailleurs pas sans surprise que je me suis rendu compte que cette coloriste, c’était Laurence Croix, celle qui était notamment derrière le Spirou de Yann et Schwartz.

Laurent: Ça aussi, c’était une vraie chouette aventure. Avec Laurence, il y a eu beaucoup de dialogue permanent, des allers-retours pour trouver ce qu’il fallait pour le récit. La mise en couleur a évolué.

Fabien: En plus, tu n’as pas souvent travaillé avec un coloriste.

Laurent: C’était la première fois que je faisais du lâcher-prise et ça n’a pas été évident. J’ai demandé à Laurence de me faire des propositions et on s’est accordé, on a trouvé la formule magique. On a travaillé séquence par séquence, en fonction de l’heure de la journée ou de la nuit et des sentiments à faire surgir. Il y avait tout ce travail-là.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Propp - Sambio

D’autant que la mise en couleur réaliste, ça m’emmerde! Il n’y a que sur la couverture que le ciel est bleu, d’ailleurs! Mais c’était l’entrée, il fallait rentrer dans le récit de manière classique même si la composition ne l’est pas vraiment. Ensuite, il fallait être ailleurs, et que plus on avance, plus on va ailleurs. Que chaque lieu ait son ambiance. Sans être obligé d’avoir de la terre marron et de l’herbe verte. Puis, avec Laurence, je crois qu’on aime à peu près les mêmes mises en couleurs, donc ce fut assez facile.

Fabien: Comme elle travaille de manière similaire à Brunö (ndlr. le dessinateur de Tyler Cross), j’avais confiance! Je le savais! C’est un moyen d’expression, pas une photo!

Laurent: Parfois, elle revenait même à du naturalisme. Je l’appelais: Laurence que se passe-t-il? Pourquoi tu me fais de l’herbe verte? Mais ça c’était chouette, d’amener de l’ambiance et d’avoir autant de crescendo. Du coup, on pouvait accentuer toutes ces ambiances-là. C’était un vrai jeu.

Fabien: Laurence, elle a cette capacité de renforcer la narration. Certains coloristes sont excellents, sans savoir, pour autant, renforcer! Ils préféreront la beauté plastique. Là, on recherche de la matière.

Laurent: Par rapport à mon dessin, il y a obligation!

Avec ce travail sur les bords de pages, tantôt blancs, tantôt noirs.

Laurent: Comme c’est un récit qui ne se déroule que sur quatre ou cinq jours, il fallait vraiment marquer le passage du jour à la nuit, les séquences de pure action. Le fait de plonger d’un coup les personnages dans l’obscurité, cela permettait de faire surgir les personnages. D’accroître la dimension des explosions. J’ai toujours adoré le travail des américains dans les comics. Des pages sur fonds noirs, ça me fait juste triper.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Noir et Blanc (1)

Autre travail important: le bruitage! On les entend ces bruits, non?

Laurent: D’ailleurs, il y a même des fois où quand elles n’y étaient pas, la case était encore plus forte. Il y avait tout ce jeu de savoir où, quand en mettre ou ne pas en mettre. Des fois, c’était tellement assourdissant que tu n’avais pas besoin d’entendre le BOUM pour vivre l’explosion. Ça correspond à tout le reste du travail graphique. C’est un ensemble que je n’arrive pas à séparer de la recherche graphique globale.

En plus, c’était votre première incursion dans un domaine historique, en pleine guerre. Ça demande de la documentation?

Laurent: Oui quand même. Tous les engins, les armes devaient paraître réelles et correspondre à l’époque. Mais, en même temps, je suis un peu un impressionniste. Je donne l’impression au lecteur de voir un tank, alors qu’il n’est pas exactement comme ça. Je me fiche éperdument qu’il ait tous ses boulons, ça ne m’importe pas. Il faut qu’il ait la puissance.

Fabien: En fait, il y a des fétiches, les armes en sont, les véhicules aussi. Pas les femmes! Une fois, il y a une personne qui m’a dit que les chaussures de Lucifer dans Il était une fois en France  étaient probablement un anachronisme de dix ans. C’était une personne, elle-même très sensible à la mode. C’était marrant. Elle avait un fétiche particulier.

En BD, pour le lectorat masculin, les fétiches sont en général les flingues, les véhicules. Il ne faut pas trop se gourer là-dessus, il faut avoir une bonne géographie. Il faut que ça tienne mais le but n’est pas que ce soit vrai, il faut que ça fasse vrai!

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - quitter Paris

On a quand même une femme dans cette bande de malfrats un peu brutaux!

Fabien: Ninon, c’est venu naturellement qu’elle soit là. C’était logique.

Laurent: On en avait besoin pour que ce ne soit pas qu’un vrai récit de garçon.

Fabien: Ça le reste, mais le contraste est d’autant plus saisissant. Pareil, c’est un personnage important qui s’exprime peu. Elle ne parle pas beaucoup. Mais j’adore ce type de personnage. Au moins quand ils parlent, on s’y intéresse. Ceux qui parlent tout le temps, on passe au travers.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Ninon

J’imagine qu’il n’est pas question de palette graphique!

Laurent: Non, en plus c’est mon retour sur papier. Ça faisait un bail, dix ans que je n’y étais pas revenu.

Fabien: Ça fait plaisir de les avoir sous les yeux.

Et alors, ce retour de la sensation papier? 

Laurent: J’avais des projets en chantier commencés sur palette, donc je ne pouvais pas les finir sur papier. Mais ça faisait longtemps, quatre-cinq ans, que je rêvais d’un récit que je pourrais faire sur papier. J’ai failli l’attaquer sur palette. Mais Xavier m’a dit que ce serait pas mal d’essayer sur papier. J’avais l’autorisation, c’était bon!

Je pense que j’avais peur de m’y remettre. J’avais pris tellement d’habitudes que revenir au papier, c’était un peu repartir à zéro.

Fabien: Alors que tout s’y prêtait! Juin 40, t’as quand même pas envie que ça sente l’ordi!

Laurent: (Rires) Mais les couleurs, on ne les a pas faites à la gouache!

Fabien: Sans vouloir être un puriste que je ne suis absolument pas, le fait est que la matière, le papier…

Laurent: Ça amène quelque chose de particulier, la réaction de l’encre sur le papier, ça transparait?

Fabien: Exact! Puis ça reste dans la même idée que de faire ce gros bouquin épais avec un titre, une couv’ à l’ancienne, l’utilisation d’un papier bouffant.

Laurent: C’est un récit de luxe.

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Fusil

Vous parliez d’un jalon dans votre carrière?

Laurent: En fait, j’ai eu l’impression de faire un peu la somme de tout ce que j’avais lancé depuis mes débuts. Y transparaissait tout mon travail. Les scènes de boxe avec Franck, au début, ça me faisait replonger dans le Gong dessiné en 2003. Un sacré retour en arrière. En même temps, il y avait toutes les pistes graphiques rassemblées dans un univers polar, avec cette patte fun aventure. Quand j’ai lu le scénario, je me suis dit: Yes! « Bon je vais rappeler et dire oui, hein!« 

Vos projets à tous les deux?

Fabien: Tu veux un scoop? Un vrai? Xavier et moi, on nous a demandé dans un magazine quel était notre prochaine collaboration. On a répondu qu’on allait lancer une collection qui s’intitulerait « Comment faire fortune en… » et qu’on allait trouver les dates qui marcheraient le mieux. J’ai rajouté que je commencerais par juillet 1989. C’était une BLAGUE!

Laurent: Je me suis marré en relisant l’interview.

Fabien: Je l’ai en effet retrouvé écrit tel quel, au premier degré. Mais non, on ne va pas aller voir le service marketing de Casterman pour leur demander quelles dates seraient vendeuses. 1515, 1789 ou…? C’était une blague, vraiment.

Mais, c’est vrai qu’on note que nos personnages ne sont pas tous morts. Et, en plus, on les aime bien! Il y a du potentiel, quand même. Sur des mecs comme ça, des personnages comme ça, on pourrait. Ça fait partie des projets. Mais des projets on en a tous plein. L’actu, c’est le quatrième Silas Corey, la fin du cycle avec Pierre Alary. Mort au tsar, c’est fini. Tyler Cross, il y en aura un troisième, oui. Avec Sylvain Vallée, on travaille sur Katanga, des mercenaires en Afrique dans un esprit pas très éloigné de Juin 40, mais sans doute en plus méchant. Mais bon, les mercenaires en Afrique, ça rigole pas, on ne les appelait pas « Les Affreux » pour rien. La moitié est faite. Puis, pourquoi toujours annoncer les machins?

Laurent: Moi, j’ai Face au mur. Un gros projet que je n’arrive pas à classifier. C’est un polar mais en même temps une histoire humaine puisque je l’ai coécrit avec un ex-braqueur multirécidiviste qui a passé la moitié de sa vie en prison. Je l’ai rencontré lors d’un atelier de bande dessinée. C’était ma première incursion en prison, je me suis retrouvé pendant trois heures et demie dans une pièce fermée de 9m². On a discuté à bâtons rompus, c’était très chouette. J’ai fait trois ateliers en prison et puis j’ai continué à le voir quand il a été transféré puis libéré. C’est un projet qui trotte depuis pas mal de temps: j’ai commencé à le lui proposé en 2012. Ce sera un diptyque de deux fois 125 pages. C’est court, encore!

Quel luxe quand même, à une époque où l’on procède souvent en 48 pages.

Laurent: Oui, mais après, je manie aussi mon dessin pour que ça rentre dans des cases et pour faire un album en une année. Je ne m’éternise pas. Tu choisis ton graphisme et ton type de narration en fonction de ce que tu dois produire. La BD, c’est une dynamique. Et mettre quatre ou cinq ans, ça ne correspond pas du tout à ma manière de travailler. Donc là, je viens de finir le scénario et j’attaque les planches dès que j’ai fini ma tournée!

On s’en réjouit! Merci beaucoup à vous deux.

Propos recueillis par Alexis Seny

Dorison - Nury - Astier - Comment faire forune en juin 40 - Couverture

Titre: Comment faire fortune en juin 40

One Shot

Très librement adapté de: Sous l’aile noire des rapaces de Pierre Siniac

Scénariste: Fabien Nury et Xavier Dorison

Dessin: Laurent Astier

Couleur: Laurence Croix

Genre: Aventure, Polar, Thriller, Action

Éditeur: Casterman

Nbre de pages: 120

Prix: 18,95€

Date de sortie: le 23/09/2015

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Rem: Existe aussi en édition deluxe et limitée (4000 ex.) noir et blanc (avec cahier graphique de 16 pages) – 30€

Extraits:

Et les affiches:

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