David Chauvel: « Mes lacunes en BD donneraient le tournis à n’importe quel bédéphile »

David Chauvel, comme Eric Corbeyran, a fait partie très tôt de l’écurie Delcourt ; il est à l’origine de nombreuses séries BD et one shots dans tous les domaines de la BD (jeunesse, SF, thriller…), et ce, depuis les années 1990. Il est donc intéressant de rencontrer ce pur scénariste BD, de comprendre son fonctionnement de travail, lui qui publie près de 4 albums par an. Rencontre aussi avec un éditeur BD lié à Delcourt, qui a une très bonne compréhension du monde de l’édition, comme le montre son blog personnel.

David Chauvel - Portrait - Interview

Bonjour David, vous avez créé votre propre blog, indispensable pour faire connaître ces propres travaux?

Je l’ai principalement créé pour faire connaître mon travail d’éditeur, c’est à dire les livres que je publie. J’estimais que faire la promotion des livres dont j’avais la chance d’être l’éditeur faisait également partie de mon travail. Avec le temps, l’option blog a perdu de sa pertinence, je communique davantage sur ces livres sur Facebook ou Twitter. Bien entendu, je le fais également pour les livres dont je suis scénariste. Faut pas déconner non plus…

Vous participez au travail d’édition de la maison d’édition Delcourt, maison qui est maintenant présente dans tous les secteurs BD (BD franco-belge, comics, mangas…), que pensez-vous de cette politique éditoriale quantitative?

C’est la politique de la maison, depuis ses tous débuts. Si le manga est arrivé un peu tardivement, personne n’a oublié que dès ses tous débuts, Guy Delcourt a publié des oeuvres originales de jeunes auteurs, des collectifs dont certain ayant eu un grand succès ET des comics, car il était et est toujours très amateur de bande dessinée anglo-saxonnes. Beaucoup d’auteurs ont été marqués par l’édition française d »Elektra Assassin, par exemple.

Le catalogue actuel des éditions Delcourt est de le reflet de cette volonté d’avoir une politique éditoriale large, hétéroclite, embrassant tous les âges, tous les genres, toutes les origines. Et je me reconnais volontiers, en tant qu’auteur, ayant écrit des choses très différentes, comme en tant qu’éditeur, ayant publié et publiant des choses très différentes, avec des auteurs venus du monde entier, dans cette démarche.
En ce qui concerne la quantité, tout le monde trouve qu’il y a trop de livres… Sauf les auteurs des livres concernés. Je ne crois pas avoir la place ici pour développer davantage, ce serait extrêmement long…

Vous êtes à l’origine d’un nombre impressionnant de séries BD et de one shots depuis les années 1990, pourquoi cette boulimie de parution? Et pourquoi être présent dans à peu près tous les genres BD?
Je n’ai pas l’impression d’être boulimique. Depuis que j’ai commencé à écrire de la bande dessinée, j’ai publié en moyenne quatre livres par an. Ce qui fait trois mois pour écrire un scénario. Ce qui est à la fois beaucoup et très peu. Peu parce que passer trois mois, à temps plein, pour écrire un album de 46 planches (en moyenne), c’est, à moins de refaire et refaire encore, assez loin des cadences infernales…
Et en même temps beaucoup, car derrière ce travail apparent, il y a le travail souterrain, la recherche de documentations, les discussions avec les dessinateurs, la recherche de dessinateurs, surtout quand on débute, les déplacements, les nombreux projets qui ne verront jamais le jour et qui ont parfois pris des semaines, des mois… Les crises de doutes, d’angoisse, de manque d’inspiration… Créer chaque jour son propre travail est une épreuve en soi que seuls ceux qui passent par là, pendant des années, peuvent comprendre.
Au final, je trouve qu’avoir eu quatre albums publiés par an, en moyenne, pendant vingt cinq ans, fait de mois un scénariste sérieux dans son travail, et rien de plus. Mais rien de moins.

Vous avez participé à la publication de Come Prima d’Alfred, prix du meilleur album à Angoulême en 2014, une consécration pour vous?
Une consécration pour Alfred, surtout. L’éditeur n’est pas là pour être consacré. Il est là pour donner le meilleur espace d’expression possible à l’auteur et à son oeuvre, et quand cette oeuvre rencontre un succès, public ou critique, son premier devoir est de s’effacer et surtout de ne pas vampiriser ce succès ou commencer à croire qu’il en est co-responsable, ou co-auteur. C’est un livre qui a du succès. Rarement un auteur, et encore moins un éditeur…
David Chauvel - Delcourt - Interview (2)
Editions Delcourt/Alfred
Au mieux, il peut se dire qu’il a bien fait son travail, et c’est déjà beaucoup, car c’est un travail difficile.

La série Mafia Story est remarquable (avec de superbes couvertures de livres), série qui vous a demandé un gros travail de documentation et de recherche?
Oui. Énorme. Et je crains de m’y être totalement perdu. La documentation et la recherche de vérité ont phagocyté ma part créative et je n’ai pas su incarner cette histoire de la manière dont j’aurais aimé pouvoir le faire. Je pense que j’étais un bien trop jeune scénariste… J’avais les épaules beaucoup moins larges que je le pensais… Au final, il reste une saga historique sérieuse, très documentée, avec un énorme travail de la part d’Erwan… Mais justement plus proche du documentaire que du scénario…
C’est ainsi, on apprend de ses erreurs, et les rares fois où j’ai retravaillé sur documentation, depuis, j’ai bien pris garde à ne plus me laisser dévorer…

David Chauvel - Delcourt - Interview - Mafia Story
Editions Delcourt/ Chauvel – Le Saëc – Lou


Y a-t-il des suites de prévues à cette série? Et ne pensez-vous pas que cette série BD montre, d’un point de vue historique et sociologique, l’ascension de ces mafieux américains (Lepke, Lucky Luciano, Dutch Schultz…) , mais aussi leurs chutes du fait de législation plus répressive et une volonté des Etats fédéraux et du FBI de ne plus être laxiste, à être plus interventionniste, bref, de devenir des Etats vraiment modernes?

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Non, pas de suite prévue. Je ne sais pas si je reviendrai à ces personnages. Je les ai sans doute trop fréquentés pour pouvoir les aborder avec le recul nécessaire. Oui, bien sûr, l’idée était de montrer comment ce qu’on a appelé « Le Syndicat du Crime » était né, avait grandi, vécu et périclité, car incapable de survivre à son époque. L’histoire de la mafia italo-américaine est vraiment l’histoire d’un siècle, le vingtième, dont elle a été le reflet et le révélateur, à bien des égards…

Avez-vous l’impression d’avoir réalisé de gros progrès dans la trame scénaristique suite à toutes vos séries BD?

J’ai l’impression d’avoir piétiné pendant une dizaine d’années. Celles du milieu. Passé l’enthousiasme du début, j’ai marqué le pas, manqué d’inspiration, sans doute manqué, à mon insu la plus totale, de travail… Je parle de travail de fond. J’ai dû faire face à une certaine solitude, dans le cadre de mon écriture, ne recevant pas vraiment de conseil ou de regard extérieur, mais n’en demandant pas non plus, et ayant, circonstance aggravante, peu d’ambition en terme de reconnaissance…

Le fait de devenir éditeur m’a fait, à cet égard, un bien fou et c’est seulement depuis quelques années que je prends la mesure de l’expérience, de ce que j’ai acquis. J’ai l’impression, au bout de vingt cinq ans, de commencer à tenir le début du commencement d’un petit bout de maîtrise… J’espère pouvoir en faire deux, trois choses dont je n’aurai pas trop à rougir dans les année qui viennent.

Vous avez participé à l’album BD Summer of the 80’s, Serge Clerc un maître de la BD pour vous?
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Absolument pas, je ne crois pas avoir lu un seul de ses livres, ni aucun livre de la ligne claire, d’ailleurs. J’ai des lacunes en matière de bande dessinée, qui donneraient le tournis à n’importe quel bédéphile. Je n’ai par exemple jamais lu « Corto Maltese, ni Blake & Mortimer, à peine jeté un oeil à XIII ou Thorgal »… Je suis la honte de ma profession.
Quand je suis arrivé à la bande dessinée, j’avais déjà 18 ans, j’y suis entré par Alan Moore, puis Neil Gaiman, Peter Milligan dans sa grande époque Vertigo, puis les mangas… Il y a des étapes qui ne se rattrapent pas car vous n’avez plus vraiment l’âge ou le regard pour certaines découvertes…

Vous êtes le scénariste des Enragés, série BD qui m’avait marqué par son nihilisme et son jusqu’auboutisme à l’époque, vous confirmez cet état de fait? Une suite prévue?
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Je confirme son nihilisme? Je ne sais pas, c’est un peu grandiloquent pour une simple série qui s’est vendu à quelques milliers d’exemplaires…
On m’a plus souvent parlé de Nuit Noire ou de Rails, qui apportaient une certaine « fraîcheur », si j’ose dire, à la bande dessinée de l’époque… Il faut dire que le paysage était assez morne, assez poussiéreux… Il attendait d’être dynamité, et il l’a été, et pas qu’un peu. Nous n’y avons eu qu’une part infime…
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Y aura-t-il aussi une suite au one shot Fatman?
Non. Pas plus qu’à Soulman, qui l’avait précédé. J’avais un début de scénario de polar pour un troisième album avec le très talentueux Denys, mais l’inspiration s’en est allée… J’espère pouvoir y revenir dès que je retrouverai le goût à ce type de récit…
David Chauvel - Delcourt - Interview - fatman
Editions Delcourt/Chauvel – Denys

Peut-on dire, par vos BD, que vous êtes influencé par le découpage cinématographique? Avec des successions de plans dans vos BD?

Oui. C’est indéniable, même si je n’en ai jamais vraiment eu conscience. J’en reviens à ce que je disais plus haut : je suis « entré en bande dessinée » à l’âge de 18 ans. Ma culture narrative avait davantage été formée par le cinéma, la télévision… Et je crois que je ne pouvais plus rien y faire.

Longtemps, je n’ai pas compris qu’on me dise ça car je ne voyais pas d’autre moyen, pour moi, de raconter mes histoires, qu’avec ce type de narration là, puisque c’est celui qui me venait naturellement. Aujourd’hui, je crois que je comprends davantage et que j’ai pu aller un peu plus, tout de même, vers la bande dessinée proprement dite…

Même question qu’à Eric Corbeyran (cf lien ), vous êtes « catalogué » comme un scénariste très prolifique (voire trop commercial?), en ce sens, considérez-vous que vous ne serez jamais récompensé à des festivals BD (du style Angoulême ou Saint-Malo…)?

J’ai vu passer il y a peu de temps une étude sur « productivité » des scénaristes. Sur ces dix dernières années, Eric avait publié 222 livres… Et moi 52.

Je ne pense pas qu’on puisse nous classer dans la même catégorie, de ce point de vue là. Eric a une capacité d’écriture hors-norme, et il est le seul, à ma connaissance, dans sa catégorie. Concernant l’aspect « commercial »… Tout livre envoyé en librairie avec un code-barres est par nature commercial.
Si par là, on entend utiliser des procédés pour se vendre plus, comme faire des séries à rallonge ou mettre des jeunes filles dénudées en couverture de ses livres pour attirer des lecteurs potentiels dont le mauvais goût serait aussi profond que le porte-monnaie… Je ne me sens absolument, mais alors vraiment absolument pas concerné.
Concernant les récompenses, j’en ai déjà eu. Le premier scénariste a avoir reçu le prix du scénariste, prix « « Le Petit Robert » », dont la regrettée Laurence Harlé avait eu l’idée, à Quai Des Bulles, on l’a oublié (mais moi pas), ce fut votre serviteur. J’ai encore avec moi le magnifique dessin de Fred avait réalisé pour l’occasion. Je suis également très fier d’avoir obtenu un prix BDgest du meilleur scénario pour Soulman.
David Chauvel - soulman
Editions Delcourt/ Chauvel -Denys
De loin, c’est sans doute peu, mais pour moi, ça a été la preuve d’un certain accomplissement et d’un grand changement dans mon travail de scénariste. Une confirmation qui m’a fait beaucoup de bien, même si je me souviens que l’incontournable, l’immense Fabien Nury était à un cheveu derrière (mais bon, il ne peut pas tout, tout le temps, il faut laisser quelques miettes aux copains…).
Pour le reste, il faut bien comprendre qu’à part de rares exceptions, comme Fabien, justement, ou bien Wilfrid Lupano ces temps-ci, qui le méritent tous les deux largement, la bande dessinée a toujours préféré récompenser les auteurs qui faisaient des livres seuls, et je trouve ça tout à fait logique. Car c’est tout de même là la quintessence de la bande dessinée, en tout cas telle qu’on la conçoit ici. La priorité ira toujours à l’auteur « complet » et je trouve ça tout à fait cohérent. Les scénaristes n’existent que parce que la bande dessinée, comme le reste de l’édition, a fini par se rapprocher d’un processus « industriel ». Sans cela, il n’y aurait quasiment pas de scénariste.
Bref… Il fut un temps où recevoir un signe de la « profession » m’aurait certainement plu et m’aurait fait du bien, dans des périodes difficiles. Aujourd’hui, il y a assez peu de choses qui m’importent moins… Et ça tombe bien car je ne vois pas au nom de quoi et pour quoi je pourrais prétendre à quoi que ce soit…

Vos derniers coups de coeur en séries BD, personnages et auteurs?
J’ai beaucoup aimé « LIP » de Galandon et Vidal. Un livre très réussi. J’ai adoré « Le grand Méchant Renard », de Benjamin Renner. Une lecture totalement réjouissante, dans un exercice beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. J’ai aimé « la colère de Fantômas » de Bocquet et Rocheleau. Très étonnant. J’ai hâte de lire le tome 3.

Suivez-vous les combats du SNAC-BD? Et les Etats Généraux de la BD, ça vous parle?
Il m’est difficile de ne pas suivre les combats du SNAC BD, étant donné que le groupement Bande Dessinée du Snac a été à l’origine créé dans ma cuisine. Nous étions quatre autour de la table, Kris, Michaël Le Galli, moi-même et Cyril Pedrosa. Réunis à l’initiative de ce dernier. Après… Ca a été une longue histoire de 7 années, beaucoup de travail, beaucoup de rencontres, beaucoup d’amitiés et de rires… Enormément de désillusions et de frustrations…
Aujourd’hui, je ne fais plus partie du comité… Dont les membres sont de toute façon en constant renouvellement et c’est très bien ainsi. Rien ne serait pire pour le syndicat que d’y avoir quelques « leaders » installés et indéboulonnables, qui confondraient la parole de la profession avec la leur, ou dont le but ne serait plus le bien commun des auteurs mais leur propre promotion. Le comité bouge sans cesse, il est protéiforme et c’est très bien ainsi. En ce moment, il mène une dure bataille contre la réforme des retraites complémentaires, avec plein de copains bénévoles qui ne comptent ni leurs heures, ni leur sueur… Bravo à eux.
Je n’ai hélas pas eu le temps de me pencher sur les Etats Généraux car mes journées ne font que 24 heures et sont déjà très remplies. Je verrai si je peux y intervenir en temps qu’éditeur, mais ma position, à mi chemin continuel entre les maisons d’édition et les auteurs, fait que ma parole est peu représentative et n’a aucune valeur d’exemple…
 
Vos prochains projets BD et festivals BD?

Je suis en train de terminer avec Alfred un livre qui a occupé à intervalles réguliers trois ans de notre existence : L’homme qui chante est une bande dessinée documentaire consacrée à la réalisation du dernier album d’Etienne Daho. Parution en Octobre.
Alfred- David Chauvel - Daho - L'homme qui chante
Editions Delcourt/David Chauvel – Alfred
Jérôme Lereculey et moi travaillons dur sur le quatrième et avant-dernier dytique de notre série Wollodrïn. J’ai écrit un long one shot intitulé La Route de Tibilissi qui, après bien des péripéties, a trouvé son dessinateur en la personnage d’un jeune américain nommé Alex Kosakoski. Côté éditions, je m’apprête à lancer la troisième saison de la série 7 avec 7 Nains, de Lupano et Ali. Ainsi qu’une nouvelle série dessinée par l’incroyable Nesskain et scénarisée par Blengino : Rust.
Et puis des suites de séries passionnantes, comme Metropolis, Détectives, la fin de la superbe série Les 7 Merveilles. Pour ce qui est des festivals, ma vie ne me laisse pas le temps d’en faire, hélas… Excepté Quai Des Bulles et Angoulême… Mais comme je ne fais plus de dédicace depuis des années, c’est comme si je n’étais pas là…


Que retenez-vous de vos 2 ans de BTS commerce international? Rien peut-être…

Directement, rien, si ce n’est la conviction absolue que je n’étais pas fait pour le genre de vie vers lequel mènent ces études… Ou les études, d’une manière générale, avec lesquelles je ne suis pas compatible.

Indirectement, je lui dois énormément. Car je devais faire à un stage à mi-course, à l’étranger, et je me suis rendu à Sheffield où un ami anglais m’a fait découvrir Watchmen et V pour Vendetta… Cette découverte a changé ma vie. Comme quoi…
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Merci beaucoup David Chauvel!
Propos recueillis par Dominique Vergnes

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