Larcenet fait (super)graphiquement sienne La route de McCarthy: pourvu qu’elle soit longue, puisqu’elle ne sera pas belle, pour ce père et ce fils

© Larcenet

Après avoir adapté en deux temps le Rapport de Broddeck d’après Philippe Claudel et avoir fini sa géniale et introspective Thérapie de groupe, Manu Larcenet regoûte au charbon en s’aventurant sur la longue et dangereuse (pour ne pas dire mortelle) route de Cormac McCarthy. Déjà portée à l’écran avec Viggo Mortensen par John Hillcoat, cette oeuvre devient un peu plus mythique par le souffle qu’y met Manu Larcenet, dans les cases, dans les interstices, dans nos yeux et nos âmes. Sacrée expérience que cette relecture, riche et désarmée.

© Larcenet chez Dargaud
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Résumé de La Route par Dargaud: L’apocalypse a eu lieu. Le monde est dévasté, couvert de cendres et de cadavres. Parmi les survivants, un père et son fils errent sur une route, poussant un caddie rempli d’objets hétéroclites, censés les aider dans leur voyage. Sous la pluie, la neige et le froid, ils avancent vers les côtes du sud, la peur au ventre : des hordes de sauvages cannibales terrorisent ce qui reste de l’humanité. Survivront-ils à leur périple ?

© Larcenet chez Dargaud
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Ils sont tellement emmitouflés face à la crasse, tellement décharnés aussi. On est bien peu de chose quand le bac se retourne sur ce cochon d’humain, que tout a dégénéré un peu plus et que tout le monde se retrouve dans le même merdier. Les responsables comme ceux qui n’ont rien demandé. Et comme on ne se refait pas, l’entraide, la solidarité, ça va un temps… Puis les bouches mortes de faim laissent apparaître des dents longues. Les mains, des couteaux, ou pire. Les esprits des plans machiavéliques.

© Larcenet chez Dargaud
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Combien d’humains ont survécu à l’apocalypse? Combien de ces survivants survivront à la guerre intra-espèce, cannibale qui en a découlé? Car les loups ne se mangent pas entre eux, mais ces hommes-là, masses informes, bien. La fin du monde n’empêchera pas l’éternelle distinction entre les puissants, avides et diaboliques, et les faibles. L’extinction au bout du chemin?

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Se protégeant, se jetant dans le premier talus venu au moindre bruissement, le père et le fils que nous suivons révèlent dès les premiers instants, dans les tourments, leur fragilité, leur sidération, leur déroute – « Est-ce qu’on est encore les gentils? » – et leur damnation. Leur histoire, c’est Sisyphe, chaque jour recommencer à être sur le qui-vive, ne pas savoir ce qu’on va manger, ce qu’on va devoir affronter ou suivre. Mais chaque jour un peu plus fort, un peu plus dangereux, un peu plus désespéré. On se rapproche ou on recule? De quoi d’ailleurs? Pourvu qu’il continue de rester deux balles dans le revolver pour mettre fin à ce cauchemar, à cet incendie insatiable, aux visions d’horreur, s’il n’y a plus moyen d’avancer.

© Larcenet chez Dargaud
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Même si on connaît l’histoire, Larcenet en rencontre une autre, à l’aune de son hyper-sensibilité, de son sens de l’image, du dessin, du symbole et du clash. Larcenet, machine à broyer, à tumultuer, à remuer, pour revenir à l’essence même, sauvage, de l’humain (amalgamé en charnier ou esseulé, la peau sur les os, dans un bain de fortune). Des éléments, aussi, avec ces nuages de fumée qui ouvrent l’album, ces défilés écrasants dans lesquels deux formes s’avancent avec un caddie rempli de beaucoup de choses mais jamais de confort. Puis, en couleurs, il y a les rares artefacts indemnes du monde d’avant. Un peu de réconfort avant de replonger plus profond.

© Larcenet chez Dargaud
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Le texte, naturellement, est compté, réduit à son plus simple appareil. Pourtant, dans les traits des visages qui ont mille ans (même quand on est à peine adolescent), dans la mémoire de la roche, les plis des vêtements, les toiles d’araignées, les billions de particules dans un rai de lumière, les rainures des planches qui cachent de (très) bonnes ou de mauvaises surprises, dans le brouillard épais, ce qu’on voit et ce qu’on ressent, il y a tout une histoire l'(in)humanité, une bible, un commencement, une fin. Larcenet, fragile et surpuissant, signe une oeuvre ultra-personnelle plus qu’une adaptation qui vous pourchassera longtemps. Car la ligne d’horizon est sans cesse repoussée. Et au bout de la route, il y a nous, que ferions-nous. Droit dans les yeux, droit au coeur, quitte à lui faire peur. Quelle leçon grandiose, horrifiante et pourtant si pure, d’une noirceur épaisse et pourtant d’une clarté infinie. 

© Larcenet chez Dargaud
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Notons que deux versions de l’album sont parues, une classique et un tirage limité en noir et blanc. Et les Éditions Points en ont profité pour rééditer le roman avec une nouvelle couverture signée Manu Larcenet.

Naturellement, depuis sa sortie, Manu Larcenet et son nouveau chef-d’oeuvre ont trusté les unes, les pages magazines de la presse, les grandes émissions culturelles et, forcément, les rayons des libraires, pas tous logés à la même enseigne. À tel point que certains, chez qui les commandes allaient bon train n’ont malheureusement pas été servis en temps et en heure, et même quelques semaines après. De quoi jauger de l’ampleur d’un phénomène, d’un best seller et du cynisme du marché du livre. Encore plus quand on vend de nombreux camions, à des gens qui lisent une BD par an comme à des bédéphiles, sur des plateformes en ligne dont on connaît les pratiques sociales et économiques problématiques. Bref, lisez La Route, mais ne vous arrêtez pas là si vous n’avez pas pu mettre la main dessus. C’est une déclaration d’amour au livre, à la bande dessinée, à l’étendue de ses possibilités. Alors, même si on ne parle que de La Route, découvrez aussi d’autres albums, en attendant.

À lire chez Dargaud.

Preview : 

© Larcenet chez Dargaud
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