
Près de 35 ans après sa parution, son prix RTL de la BD et sa nomination, dans la foulée, pour l’Alph-Art du meilleur album du Festival de la BD d’Angoulême (ce qui est déjà une sacrée récompense, même sans ramener de « Fauve »), Plagiat ! – avec le point d’exclamation en évidence – revient hanter de sa ligne claire tardive mais dévorante et inoxydable les rayons des librairies. Après que Dargaud ait réédité son premier Thierry Laudacieux, Le réseau Madou, Alain Goffin continue sa démarche patrimoniale vis-à-vis de son oeuvre et a remasterisé, et plus encore, son album culte aux Éditions Anspach. Mais peut-on dire que le Alain Goffin de 2023 a plagié le Alain Goffin de 1989?

Résumé de Plagiat par les Éditions Anspach: Chris Van Meer est le peintre le plus en vogue de la nouvelle vague. Son excentricité subjugue autant que ses toiles, et ses expositions attirent de nombreux amateurs. Les critiques ne jurent que par lui, mais lui ne se passionne que pour son oeuvre. Avec ses nouveaux tableaux, il pense avoir atteint le sommet de son art. Mais tout s’effondre lorsque deux cambrioleurs s’introduisent dans sa villa ! Quelques semaines plus tard, juste avant que Chris Van Meer ne dévoile ses peintures, un nouvel artiste, aussi brillant que mystérieux, présente d’éblouissantes compositions. Pour Chris, cela ne fait aucun doute : il est la victime d’un plagiat ! Terrassé par la colère, il détruit ses propres toiles, avant de se décider à porter plainte. Comment combattre un artiste inconnu ? Comment prouver le plagiat ? Obsédé par l’idée de trouver le coupable, Chris entame une descente aux enfers, rejeté par ceux qui l’adulaient, engloutissant sa fortune dans un combat qui semble perdu d’avance.


Cette sinistre histoire commence presque comme une tirade du Capitaine Haddock. »Voleur!!! Pompeur! Pilleur! Suiveur! Singeur! Imposteur! Détrousseur! Duplicateur! Reproducteur! Contrefacteur! Escroqueur! Imitateur!… Répétiteur!… Photocopieur! Falsificateur! Plagiaire, va… » Toute une planche d’une (auto)violence artistique inouïe, déboussolante, pour en arriver à cette conclusion. Plagiat, oh le vilain mot. Qui dernièrement a fait trembler la carrière d’Ed Sheeran et de bien d’autres avant, comme Madonna. Mais, dans le petit milieu de la BD, mon petit doigt me dit que certains ne doivent pas être en reste (ne fût-ce que l’actuelle affaire Gaston)… d’autres. Il y a des secrets de Polichinelle qui disent que de prétendus hommages, ou citations, sont de vastes blagues permettant aux artistes dits reconnaissants d’abattre du travail à moindre coût, imagination et énergie voire de toucher le gros lot. Ça se voit notamment dans les salles de ventes 2.0. C’est sûr, le monde de l’Art a aussi ses re-créations borderline. Tiens, un exemple: les créations polaroïdales (ça se dit?) de Stefan de Jaeger qui firent sensation dans des galeries bruxelloises et parisiennes avant que David Hockney, en connaissance de cause, se saisisse du concept et fasse passer le premier pour un copieur. Et il se trouve que Stefan de Jaeger est ami avec Alain Goffin qui, avec l’aide de ses autres amis que sont Benoît Peeters et François Schuiten (dont on connaît les chefs-d’oeuvres en commun), s’est servi de la réalité pour tisser une fiction aussi plausible qu’étonnante. Mais peut-être est-ce l’inverse?

C’est un vrai travail de recréation qu’a fourni le dessinateur, retravaillant les traits, les couleurs pour que son oeuvre culte, intemporelle et très actuelle (même si le palais de justice de Bruxelles apparaît… sans ses échaffaudages! d’une autre manière aussi que dans le Dernier Pharaon du même François Schuiten avec Blake et Mortimer), reparaisse comme s’il s’agissait d’un album flambant neuf. Même si l’histoire continue de se tramer entre la fin du siècle dernier et le début de celui-ci, c’est vraiment des problèmes et des considérations qui se posent au temps présents que le trio bruxellois amène dans cette machination, cette perte de repère pour le héros puis le lecteur. Car Christophe Van Meer avait tout pour réussir avant qu’un cambriolage audacieux, ne volant rien en apparence, n’initie sa chute avant que le principal intéressé ne la précipite. Car l’original et le plagiaire n’ont décidément pas la même manière d’agir. Celui dont le travail est spolié va devoir se mettre exagérément en avant pour le défendre, tandis que le voleur lui peut faire profil bas car « ses » tableaux et leur aura lui suffisent.


S’il reste un mystère à la fin, qu’ils jettent aux oubliettes, les auteurs livrent un album de développement puis d’anéantissement personnel de leur(s) héros, parce que l’ombre en est un, avec de multiples portes d’entrée et de sortie, dans la réflexion sur l’art, ce qui le sous-tend et le motive, sur la copie ou la connivence (avec plein de clins d’oeil à Geluck, à Blake et Mortimer, à Tintin – mais que fait Moulinsart, selon le refrain connu -), sur la propriété intellectuelle et la place de l’ego, sur la popularité et sa gestion, sur l’ébullition de l’esprit créatif ou ce qui fait qu’on est stoppé par la page blanche. Dans ce théâtre de papier, dantesque et viscéral, comme un récit fantastique, horrifique même, mais avec une explication rationnelle et ambitieuse (hé oui, copier, c’était bien plus compliqué et alambiqué sans internet et les nouveaux moyens de communication et d’espionnage), les trois auteurs ont signé là un album qui a traversé les époques pour nous arriver dans une ère où les questionnements du type sont renforcés avec l’apparition de voleurs supplémentaires, ayant prétendument une intelligence artificielle alors qu’ils pillent la nôtre. Le style Goffin est intact, mature et intrépide (avec les femmes comme dans les quelques scènes d’action qui se gravent dans la rétine), avec une ambiance et des couleurs très fortes et vivantes malgré le piège mortifère dans lequel se prend le héros. Qui ne dit pas son dernier mot.

Fameuse redécouverte pour le lecteur que je suis et qui n’étais pas né à l’époque de la parution de l’album chez Les Humanoïdes associés. Chez Anspach, ce livre à mettre dans toutes les bonnes bédéthèques trouve un cachet, un relief sur la couverture originale et une marque non pas jaune mais verte, paranormale, déjà surnaturelle, dès les pages de garde. Le trouble, envoûtant, commence là. En bonus, un cahier revenant sur la création de cet album mythique, diablement intéressant, de la main de Charles-Louis Detournay.

À lire chez Anspach.