
« Y’a que les routes qui sont belles », chantait un chanteur parmi les personnalités préférées des Français, mais elles peuvent être dangereuses. Le but étant que leur utilité puisse être portée au-dessus des risques. Dans L’université des chèvres, de 1833 à nos jours, l’auteur complet qu’est Christian Lax nous raconte l’histoire de l’école buissonnière, tout terrain, connectant les esprits et les intelligences, les apprentissages, dans les coins les plus reculés du monde. Là où le savoir est une richesse mais peut aussi être une menace. Car de tout temps, les obscurantistes, les éclairés qui veulent contrôler les foules et les faire agir selon leurs désirs, veillent au grain.
Résumé de Futuropolis : En 1833, dans les Alpes du Sud, Fortuné Chabert est un instituteur itinérant. De village en village, il enseigne avec bonheur lecture, écriture et calcul aux enfants. Ce nomadisme enseignant est appelé « l’université des chèvres ». Fortuné devra renoncer à son sacerdoce, et se retrouvera, des années plus tard, chez les Hopis de l’Arizona, aux États-Unis. En 2018, Sanjar parcourt la montagne afghane avec son tableau sur le dos. Lui aussi pratique l’université des chèvres. Chassé par les talibans, il deviendra auxiliaire de l’armée américaine en Afghanistan. Quel est le lien qui unit Fortuné et Sanjar, a priori aussi éloignés que possible par le temps et l’espace ? C’est une jeune femme, Arizona Florès. Descendante de Fortuné (cinquième génération), Arizona est journaliste au Phoenix Post. L’un de ses grands combats, c’est la dénonciation de la violence faite à l’école, avec ses tueries récurrentes qui endeuillent les familles américaines. Virulente dénonciatrice du lobby des armes à feu dans son pays, elle est mise à l’écart par son journal, qui l’envoie en reportage en Afghanistan. Elle y rencontre Sanjar. Celui-ci, de plus en plus en danger, ne peut que se résoudre à abandonner, comme Fortuné, sa mission émancipatrice… D’Afghanistan aux États-Unis, du XVIIIe siècle à nos jours, l’école a toujours été rejetée par les obscurantistes : par la vertu d’un récit magnifique de colère et de générosité, de beauté et d’amour, Christian Lax prend parti pour une école sanctuarisée, qui émancipe et qui libère.

Depuis des années, maintenant, Christian Lax passe sa vie sur les planches et sur les routes, les déroutes parfois. Celles du Tour de France et de la petite reine, mais aussi celles qui relient l’Ouest et l’Est de l’Amérique, ou encore l’odyssée qui va du Mali à l’Europe (ou du moins à ses portes, pas forcément accueillantes). Dans son nouvel opus, toujours chez Futuropolis, Lax ne se pose pas, bien au contraire, il remet ses godasses, son sac de bourlingueur pour cerner dans la nature, dans l’hostilité ce qui est dit le plus beau métier du monde, l’enseignement. Le métier le plus dangereux du monde, aussi.

Ah, qu’il est difficile de parler de cet album somme et ébranlant, passionnant, édifiant, choquant, sans gâcher le plaisir du lecteur, sa critique des sources aussi, parce que l’auteur laisse planer un doute, un mystère sur le genre dans lequel ranger son roman graphique. L’université des chèvres, légendaire expression consacrée par un écrivain anglais passé par les Alpes du Sud, pourrait-elle être une pure création de l’auteur? Réalité biographique, fiction? Tout est crédible, s’enchevêtre pour donner puissance à ce récit balançant entre esprit choral et héritages.

Tout commence en tout cas par une couverture immaculée, en relief, épurée. Lax a souvent fait des couvertures très colorées ou noires. Je ne me souviens pas qu’il en ait réalisé une si dépeuplée et pourtant si habitée, alliant déjà les embûches et le dépassement de soi. Parce que la mission dépasse le simple humain, l’élévation des esprits, de leur réflexion, de leur champ des possibles. Être éduqué, savoir calculer, lire, réfléchir, c’est fondamental. À travers les époques et face à des ennemis qui cachent bien leur jeu. Qui, du jour au lendemain, voient leurs lobbys menacés, leur influence. Religieux, pro-armes convaincus, terroristes, colonisateurs. Ceux qui d’un mot, d’un geste peuvent défaire un enseignement qui prend le temps long.

L’université des chèvres voyage d’un bout à l’autre de la terre, d’une civilisation à l’autre, mais toujours gangrenée par cette lutte qui rend la connaissance pas si facilement accessible. Parlant des grands-parents mais aussi des jeunes loups, qui peuvent reprendre le flambeau, Lax passe de la neige à la poussière, du coin perdu à la ville. Passer de l’un à l’autre sera facile ou un parcours du combattant. Mais les héros charismatiques, hommes, femmes, enfants, dévoués, iront jusqu’au bout, ne lâchant rien, mais ayant parfois besoin de tout relâcher dans les pires circonstances. On dit souvent à nos mômes qu’il faut profiter de l’école, car c’est un droit et un devoir, parce que tous les enfants du monde n’y ont pas accès, pas droit, en tout ou en partie, dans de bonnes conditions. Lax met des images, superbes comme toujours, et du texte, profond, sur ces phrases répétées comme des automatismes. Il leur rend sens et puissance dans cette histoire qui nous laisse bouche bée, par son intensité et sa manière d’être frontale quand on pense que tout est bien qui finit bien. Il y a de l’espoir mais aussi du fatalisme. À l’heure où on a de plus en plus besoin de ses esprits, terre à terre, pour résister à la propagande, aux apparences (intelligence artificielle et consorts), aux théories du complot, aux influences, cet album-là est essentiel et puissant. En haut de la montagne, tout reste parfois à faire. Une profession de foi, de soi et de savoir.


À lire chez Futuropolis.