
La montagne a Belle et Sébastien, Anvers et ses campagnes crève-la-dalle ont Nello et Patrasche. Deux héros d’un roman de Ouija, A dog of Flanders, devenus plus pierre que fiction dans une statue aux portes de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers. Cela faisait longtemps que Griffo voulait adapter en BD ce conte de Noël très différent de Dickens tout en en rappelant quelque chose. C’est en Marc Legendre et les Editions Kennes que le dessinateur de SOS Bonheur et Giacommo C. a trouvé de précieux alliés. Rencontre avec les deux auteurs.

Bonjour à tous les deux. Avec Nello et Patrasche, c’est un conte de Noël à contre-courant que vous nous offrez là, non ?
Marc : C’est bien un conte de Noël, mais pas un Dickens. L’accent n’est pas mis sur l’atmosphère chaleureuse et il n’y a pas de fin heureuse.
Griffo : Effectivement, déjà dans l’histoire de Ouida, la tonalité est assez dramatique. L’accent est mis sur l’injustice et la cruauté de l’époque vis-à-vis des pauvres. Il est intéressant d’apprendre que chez les Asiatiques, ce qui les passionne, dans ce roman, c’est justement la lutte du petit garçon contre le monde injuste, tout en gardant son intégrité intact. C’est l’archétype du héros asiatique, en fait, Nello.

Plus pour les adultes, un public averti, que les enfants ?
Griffo : C’est une histoire assez dure, certes, mais aussi une histoire de lutte et d’amour inconditionnel entre le garçon et son grand-père et de ces deux-là pour leur chien, Patrasche.
Marc : Ce n’est pas si extrême. Nous savons, d’ailleurs, maintenant, que les enfants aiment aussi cette histoire. C’est une histoire très triste, dans un décor sombre, tout se déroule dans une époque de terrible pauvreté et de grandes contradictions, mais il y a aussi beaucoup de chaleur et de beauté.
La première chose qu’on voit d’un album, c’est sa couverture. Comment l’avez-vous imaginée ?
Griffo : En fait, le décor dans lequel se déroule l’histoire est aussi le décor de ma jeunesse. Je suis né á Wilrijk, village voisin de Hoboken, où j’ai connu les chantiers navals de Cockerill encore en activité. Quand j’étais étudiant á l’académie des beaux-arts d’Anvers, j’avais mon atelier dans le quartier de la cathédrale, juste derrière la grand-place. Je connais ce décor par cœur. Je pense que la couverture est une réflexion sur tout ça.
A dog of Flanders, c’est le nom de ce roman de Ouida (Maria-Louise de La Ramée) que vous adaptez. Un roman que vous vouliez adapter depuis longtemps, Griffo ? Comment l’avez-vous découvert ? Il y a longtemps ?
Griffo : Les histoires de Dickens m’ont toujours passionnée. Je me demandais si, dans le genre, il n’y avait pas des histoires populaires de ma région. En cherchant, un ami m’a présenté le roman « A dog of Flanders » de Ouida, qui formait la base idéale pour ce que je cherchais
Qu’a-t-il suscité chez vous pour que vous vouliez le dessiner ? C’est facile de dessiner un roman qu’on a adoré ?
Griffo : De prime abord, ce roman a provoqué plein d’images dans ma tête, aidé par le superbe livre photographique « Fotografie en realisme in de 19de eeuw » de Herman Van Goethem. De vrais bijoux d’entre 1847 et 1880.

Vous aviez déjà les images en tête, alors. Et les personnages ?
Griffo : Pour les personnages, c’est comme pour toutes les autres histoires qu’on imagine pour la BD. D’abord des esquisses, puis on regarde des photos de l’époque, des longs métrages, surtout anglais – de la BBC. Ils sont très forts dans leur interprétation de cette époque.
Pour les personnages, c’est un processus lent et, dans mon cas, assez inconscient. Beaucoup d’esquisses. Il faut croire au personnage. Il doit avoir une vie à lui. Je crois que c’était Picasso qui disait : je dessine et puis je pense…
Marc, vous, vous connaissiez ce roman de Ouida ? Ou vous l’avez lu pour ce projet BD ?
Marc : Tous les Anversois connaissent Nello et Patrasche! L’histoire est racontée aux enfants, dans une version modifiée, avec moins d’attention à la misère et en mettant l’accent sur l’amitié entre le garçon et son chien. Mais j’ai bien relu le livre pour ce projet. J’ai été frappé de voir à quel point tout est dit de manière sèche et sans émotion.

C’est la première fois tous les deux que vous travaillez ensemble, si je ne m’abuse. Comment vous êtes-vous rencontrés…
Marc : J’ai rencontré Werner par l’intermédiaire d’un ami lors de vacances à Gran Canaria. A cette époque, il vivait et travaillait à Las Palmas.
Griffo : Sans le savoir, nous vivions tous les deux sur l’île de Gran Canaria à l’époque. On travaillait mutuellement dans le troisième art. Lui, surtout en Flandre et Hollande. Moi, sur la France et la Belgique francophone.
… et retrouvés pour cet album ?
Griffo : Il y avait une logique. J’avais présenté ce projet d’adaptation chez plusieurs éditeurs francophones en Belgique. Tous me disaient que c’était trop régional pour un public français. J’avais déjà tellement tourné cette histoire dans ma tête, depuis trop longtemps, que, pour en avoir une perspective fraîche, j’ai demandé l’aide de Marc. Si, lui aussi étant anversois, l’adaptation l’intéressait. Je connaissais la qualité de son travail. Il fallait juste attendre sa réponse…et trouver un éditeur !
Marc : Ce fut Kennes, à qui j’avais déjà proposé un autre projet, par le passé, qu’il n’avait pas accepté.

La persévérance a donc eu raison. Naturellement, outre cet album, il y avait cette ville, la vôtre, Anvers et ses trésors. Quels conseils donneriez-vous à un visiteur qui découvrirait Anvers pour la première fois. Que doit-il voir ?
Griffo : Il est difficile de donner des conseils sur sa propre ville. J’ai beaucoup voyagé et les moments les plus magiques à vivre dans une ville étrangère… c’est quand on s’y perd. Se balader et regarder, comme faisait notre cher Dickens !
Marc : Il y a énormément de choses à voir. Si vous arrivez en train, votre visite commence déjà à la Gare Centrale, une des plus belles gares d’Europe. Nous avons de belles églises comme la cathédrale, il y a les musées, le zoo, l’Escaut, la vieille ville avec ses petits restaurants et ses rues commerçantes, l’Académie de la Mode, les chocolatiers, le marché du samedi… Un bon conseil est de ne pas vouloir tout voir d’un coup et de revenir souvent.

C’est facile ou c’est un piège de dessiner sa ville ? Comment la recrée-t-on sur papier ? La revisite-t-on ?
Griffo : Comme je le disais, j’ai procédé en regardant ces vielles photos, en me baladant dans ces ruelles mais aussi dans mon imaginaire.
Comment adapte-t-on ce genre de roman ? À quoi faut-il veiller ?
Marc : Ouida ne voulait pas être un Charles Dickens. Dickens idéalise la pauvreté et y ajoute de l’humour. Ouida ne voulait absolument pas ça. Elle n’embellit pas l’histoire. Mais quand on est habitué à Dickens, il peut sembler manque quelque chose dans A dog of Flanders. Il était important de faire attention à ne pas en faire un Dickens, nous-mêmes, pour la cause. Mettre davantage l’accent sur l’amitié entre le garçon et le chien, par exemple. Ou inventer des situations amusantes, rendre les gens plus amicaux… Ces choses sont tentantes.

Votre adaptation a-t-elle, néamoins, pris des libertés par rapport au texte original ou êtes-vous restés au plus proche ?
Marc : Pour ajouter plus d’ambiance à l’histoire, il fallait donc chercher autre chose que l’humour et la romance. L’industrialisation joue un rôle majeur dans cette histoire, c’est pourquoi des choses terribles arrivent, c’est le moteur de tout. Nous avons créé le personnage de Nathaniel qui est le visage du mal et illustre le contraste entre riches et pauvres. Nous avons également rendu le chantier naval plus visible. Il est maintenant une ombre menaçante qui se fait sentir tout le temps.

En tout cas, dès le début et dans quelques intermèdes, vous imaginez l’envers du décor de la création de cette histoire par Ouida. Elle l’a raconte oralement à ses compagnons ce dont, on pourrait le penser, elle a été témoin à Anvers. Serait-ce une histoire vraie à la base ?
Marc : On a longtemps cru que c’était une histoire vraie, mais ce n’est pas le cas. Parce que Ouida raconte tout comme si elle était journaliste qui fait un reportage sur un drame, son histoire n’avait rien de littéraire. A Dog of Flanders ne se lit pas comme un roman, mais comme un rapport. Il y a des erreurs et des ambiguïtés dans l’histoire. Par exemple, on dirait qu’elle confond Hoboken avec Louvain.
C’était important de convoquer la romancière, depuis son hôtel londonien, dans cette BD ?
Marc : Petit à petit, nous avons remarqué que nous avions besoin d’une voix off. Ouida pose des questions que le lecteur poserait aussi, elle donne des commentaires que le lecteur donnerait aussi.

Griffo, vous aviez déjà raconté Dickens en BD, il n’y a pas si longtemps. Nous en avons parlé, il y a de Dickens dans cette histoire de Nello et Patrasche, non ? Cet Anvers-là est semblable à l’Angleterre victorienne ?
Griffo : Tout à fait. Je pense que toutes les villes de l’époque avaient quelque chose en commun. Bien sûr, l’Angleterre était un empire mondial à l’époque pendant que la Flandre était tout le contraire. La ville, dans toute sa majesté se trouvait dans un état pitoyable. J’ai essayé de rendre cela dans mon interprétation.
Préféreriez-vous dessiner et raconter le passé que le futur ?
Griffo : C’est marrant que vous me posiez cette question : depuis le début de ma carrière; j’ai alternativement travaillé sur l’historique ou le science- fiction. Je travaille maintenant justement sur une trilogie sf. Avec Rodolphe.

Dans cet Anvers, on observe les riches, qui réussissent bien leur vie même en faisant le mal, et les pauvres qui crèveront un jour ou l’autre. Comment amène-t-on la douceur dans un registre très désespéré et qui pourrait paraître sans issue ?
Marc : Pour Nello, heureusement, il y a quelque chose qui donne sens à sa vie, la peinture, encore plus celle de Rubens.
J’y vois un message fort, peut-être encore plus après le Covid qui a relégué la Culture au rang des activités non-essentielles : l’art ne fait pas toujours gagner sa vie à celui qui le pratique mais peut lui permettre de survivre, de s’enrichir spirituellement. Il en va de la puissance des arts, plus que tout autre chose. Rubens, c’est un de vos maîtres, Griffo?
Griffo : Pas vraiment, je suis plutôt du côté de Rembrandt mais Rubens est l’icône par excellence d’Anvers. Et, à côté de lui, Nello et Patrasche, bien sûr.

Est-ce vrai, ou une invention pour les besoins de l’intrigue, que la Cathédrale d’Anvers ne montrait ses chefs-d’œuvre qu’à celui qui payait pour les voir ?
Marc : Apparemment, c’est vrai.
Griffo, la peinture et la BD sont sœur ? Vous faites de la peinture ? Que vous a-t-elle appris, donné comme idées, dans vos BD ? Quels sont vos maîtres en peinture ? Et en BD ?
Griffo : La peinture, l’illustration, le cinéma et la photographie sont tous de disciplines qui ont marqué la bande dessinée. La BD est la plus jeune de ces arts mais elle a pu s’enrichir avec eux. C’est d’ailleurs ce qui me passionne dans cet art. On retrouve des caractéristiques de tout ça dans la bd. Pour revenir à votre question : il serait pour moi impossible de citer des influences m’ayant inspiré. Je suppose que tout a commencé à la vision de mon père et de mon oncle en train de peindre à l’huile ou avec du pastel et de l’encre de Chine. En tous cas, c’est là que j’ai eu le virus !

Vous, Marc, vous êtes aussi dessinateur. Ça change votre manière d’écrire ?
Marc : Je pense que oui. Je décris chaque case sur une planche avec beaucoup de détails. Je peux voir la scène avant qu’elle ne soit dessinée et je vois les difficultés à la dessiner. Je ne donne pas de travail supplémentaire à un dessinateur si cela peut être fait d’une autre manière. Le résultat est important, mais il y a plusieurs façons d’y arriver. Écrire c’est supprimer, dessiner c’est effacer.
Naturellement, on a parlé de Nello, mais il y a aussi Patrasche, le chien au destin tout aussi cabossé que son jeune maître. Dans un monde d’humains, comment incarne-t-on, dans le scénario et le dessin, cet animal ?
Marc : Encore une fois, parce qu’il ne fallait pas qu’A dog of Flanders devienne du Dickens, le chien devait rester un chien. Pas de Walt Disney avec un chien qui parle et qui est super intelligent. Nous ne pouvions pas romancer la relation non plus. C’est difficile parce que nous y sommes tellement habitués. C’est l’héritage américain.
Griffo : J’adore les animaux. Á un moment donné, nous avions dix chats et un chien. A présent, nous avons deux chiens, Ruby et Sam. Sam, le labrador, a posé pour Patrasche. Puis, il y a Felix, le chat, que nous devons maintenir séparé de ces deux malfrats de chiens !

Il y a en tout 102 planches, c’est chouette, vous avez eu de l’espace, utile pour raconter tout ce que vous vouiez ? Plus que dans un 48 ou un 64 planches…
Marc : Sans aucun doute. C’est comme Don Quichotte. Tout le monde prétend connaître l’histoire: Don Quichotte est le chevalier qui combat les moulins à vent. Mais, dans ce roman, ce n’est qu’un court chapitre. Beaucoup plus de choses se passent. C’est aussi le cas avec Nello & Patrasche. Si vous racontez l’histoire sur 46 pages, beaucoup de choses sont laissées de côté.
Quels sont vos prochains projets ? Pouvez-vous nous résumer les prochaines histoires sur lesquelles vous travaillez ? Et avec qui ?
Marc : Wow, je travaille sur tellement de choses, mais tout ne paraît pas en français. Avec Charel Cambré, je continue à travailler sur Bob et Bobette – Amphoria et, avec Griffo, je travaille sur un nouveau projet dont je ne peux encore rien dire. Entre autres.
Enfin, c’est Noël, nos lecteurs sont en quête de cadeaux. Que leur conseilleriez-vous comme achats si ce n’est Nello et Patrasche ? Quel sont vos albums coup de cœur ?
Marc : Pour moi, La bibliomule de Cordoue de Lupano & Chemineau.
Merci à tous les deux et joyeuses fêtes ! Plein de créativité pour l’année à venir.
Nello et Patrasche, c’est un récit complet en un volume à lire chez Kennes.