
Ah Pigalle. Ce nom prononcé et mille images vous viennent en tête. C’est dire le pari de ceux qui tentent, de nos jours, d’en raconter l’une des nombreuses histoires. Il faut que les illustrations soient à la hauteur de notre imagination. C’est assurément le cas dans le Pigalle, 1950 que décoiffe et habite Jean-Michel Arroyo dans les personnages comme cette ville, Paris, riche en décors. Entraîné par Pierre Christin, le dessinateur prend son envol loin, et plus terre-à-terre, « pavé-à-pavé », de Buck Danny. Interview.

Bonjour Jean-Michel, nous vous avions laissé la tête dans les nuages avec Buck Danny, vous nous revenez sur le plancher des vaches, sur les pavés parisiens.
Oui, un des éléments importants de cette histoire, c’est le décor ! J’avais envie de rendre hommage au cinéma de Becker, Melville et les autres.
Comment êtes-vous arrivé dans cette aventure?
Je travaillais encore sur Buck Danny « Classic », à l’époque. Ce devait être le quatrième tome sur les six que j’ai réalisés. Tout s’est passé grâce à José-Louis Bocquet qui était alors directeur éditorial de la collection Aire Libre. Il avait évoqué l’idée d’un polar parisien avec Pierre Christin et nous a mis en relation. Nous nous sommes vus et le courant est passé.

Pierre a commencé le scénario. Nous savions quel quartier nous voulions explorer. Nous avions tous les deux envies de Montmartre, de Pigalle, de gangsters, du monde de la nuit. deux albums de Buck Danny sont encore passés et quand j’ai été disponible, Pierre m’a livré l’intégralité du scénario. Entre-temps, j’avais réalisé quelques essais, quelques pages à l’aquarelle sans encrage. J’avais fait des recherches qui ne me satisfaisaient pas avant de proposer ce qui est devenu le rendu final de l’album. Je voulais que ce soit chaud, pas terreux mais ambiancé. Avec une note singulière. J’ai procédé avec des gris colorés, tirant vers le rouge.

Mais plus proche du noir et blanc, du gris, quand même.
Le choix du monochrome a été rapidement acté. La référence, c’était le film Bob le flambeur, avec un temps d’exposition pour le décor. Pierre Christin, lui, a raconté son Paris des années 50. En me racontant ses souvenirs, il m’a fait fantasmer. Et j’en ai sorti ce Paris qui est sans doute un peu propre, idéalisé mais terriblement graphique. Avec des souvenirs aujourd’hui disparus: le Gaumont-Palace, le Cirque Médrano. Mais aussi les quais de Javel, les gazomètres.

Votre héros vient de la « province ». Mais c’est aussi votre cas, vous qui êtes biterrois, non?
En effet. Paris, je l’ai connue par des séjours courts et intenses. Sur le tard, en vérité, ce qui ne m’a pas empêché de tomber amoureux de cette ville. Je me suis beaucoup attaché au parcours d’Antoine qui débarque de sa cambrousse, qui est naïf et qui va découvrir la vie à Paris. Avec des douleurs, aussi. Il ne connaît rien de la vie si ce n’est les cochons ou ses fromages et il va être ballotté dans Paris. Il va tellement subir les événements. Il n’est pas maître de son destin, est submergé. C’est un héros pur et intègre jusqu’au bout, qui reste droit alors qu’il pourrait déraper à plusieurs reprises. Il pratique la résilience avec brio. Il est propre sur lui, bien élevé, il a des valeurs. Il n’est pas lisse pour la cause.
Selon les premiers lecteurs qui me rencontrent, Antoine me ressemble. Ce n’était pas forcément voulu.

Il y a, mine de rien, beaucoup de personnages pour l’entourer, bien ou mal.
C’est vrai. Je n’ai pas du tout voulu avoir une démarche photographique, précise. Je voulais montrer ce qui me semblait être le vrai Paris d’époque sans être esclave de la documentation mais en envoyant les ambiances. Pour les personnages, j’ai revu les Becker, les Lautner, j’en ai épongé des gueules et des ambiances. Paul Meurisse, Michel Constantin, certains sont réminiscents. Mais il fallait surtout qu’au moment où ils sortaient de mon crayon ils correspondent au scénario de Pierre.

Ça doit quand même vous changer de Buck?
Ah oui, je ne pouvais pas me permettre d’être fantaisiste, il y avait de la documentation à outrance. Cela dit, ici aussi, il y a des voitures, des bâtiments que je ne pouvais pas rater. Mais nous sommes partis du postulat que nous ne faisions pas un livre d’Histoire. Il y a plusieurs niveaux de lecture et, comme je le disais, l’ambiance primait.
Et vous la rendez magnifiquement.
J’ai fait mon travail avec sincérité, toujours avec ma boîte à outils, qui n’est pas extraordinaire mais que j’otpimise. J’évolue, j’intègre de nouveaux outils, des méthodes. Je suis arrivé dans la BD en autodidacte, quand j’avais trente ans. J’étais cycliste jusque-là, je ressentais le besoin d’équilibre. Mais la BD était présente bien avant, jusqu’à mes 12 ans. En fait, j’ai arrêté à l’âge où il ne faut surtout pas. Je me suis retrouvé à mes 27 balais comme en CM2, j’ai dû cravacher mais je voulais y arriver. La BD, c’était mon credo. C’est vraiment un artisanat, un métier passion.

Il y a un changement d’angle par rapport à vos travaux précédents. Vous avez gagné en pages et en espace.
Pour 46 planches de Buck Danny, je devais découper serré. Pour Pigalle, 1950, José-Louis m’a dit de m’éclater. La petite ampoule au-dessus de ma tête s’est éclairée. Je me suis lancé dans les double-pages, des cases pleine page.
Avec un texte, très récitatif mais qui ne prend pas toute la place.
C’est vrai, c’est très écrit, mais Pierre laisse une immense place pour le dessinateur. La voix-off fonctionne vraiment bien dans ce récit. C’est notre personnage le narrateur, ça participe à ce qu’il prenne sa place, à ce que la case expose les faits ou en prenne le contrepoint. Il n’y avait pas une virgule à changer dans le texte de Pierre. C’est un grand maître.

Cette collaboration nous a tellement plu que nous travaillons sur un nouveau projet : L’île des riches. Cent planches, une bonne année et demie de travail. Cela se passera dans une île, fictive, du Pacifique où une communauté vit en autarcie et pense à créer une Arche qui lui servirait à survivre en cas de cataclysme. Mais on a beau être nanti, on n’est pas toujours au-dessus des lois ni toujours à l’abri. On est vite ramené à sa condition humaine. C’est une farce dramatique, post-apocalyptique, avec une écriture à plusieurs niveaux de lecture comme Pierre sait tant le faire. Tous les conteurs n’y arrivent pas.

Mais Pierre nous permet des plongées en apnée dans des univers très différents. Il est impliqué et pointu à la fois. Je me souviens des Phalanges de l’ordre noir qui travaillait tellement la psychologie des personnages, qui nous accrochait et nous faisait vivre leur destin.

On n’a pas encore parlé des femmes, personnages-clé de Pigalle, 1950.
Oui, c’est cruel ce qui leur arrive, à Antoine et Mireille. J’étais triste à la fin. Puis, il y a Olga qui prend Antoine sous son aile qui l’incite à garder ses racines mais à grandir intellectuellement. J’adore les femmes de ces années-là, dans leurs tenues, leurs voitures. Elles sont très belles, glamour, sexy sans être vulgaires. Elles sont soignées du chapeau aux chaussures, en passant par le porte-jarretelles. La féminité est à son paroxysme. Mais les hommes sont bien sapés aussi. Oui, c’était une époque glamour, qui avait de la gueule.


À condition de ne pas faire de faux pas. Les mafieux ne sont pas loin.
Les Corses avaient la main-mise sur le quartier. Cela a commencé par les cabarets puis s’est émancipé avec les trafics, la drogue. C’était un microcosme dans lequel les mafias concurrentes se tiraient la bourre. Je me suis amusé à frôler la caricature, à y inviter une certaine image des Dalton tout en me demandant, comme Antoine, ce que je ferais dans ce monde interlope, entre le découvrir et le subir.

Avec, inévitablement, course-poursuite et fusillade.
Des combats, j’en ai mangé avec Buck. Et ça m’a fait plaisir d’y revenir ici. Avec des 4-roues, des tractions Bel Air. J’ai adoré imaginer cette poursuite.


Puis il y a cette scène osée, deux pages noires.
Dans le scénario, on voit à quel point Pierre pense à l’image. Il me suggérait de prendre ma place. Ces deux planches-là m’ont pris un quart d’heure. J’aimerais bien avoir un passage comme ça dans chacun de mes albums (rires).
Au-delà du noir, il y a la lumière!
C’est ce qui m’a aussi séduit dans le noir et blanc, cette manière d’exprimer des ambiances sans fard. Il y avait là un postulat de l’éclairage, une fois que les niveaux de gris sont posés. Avec la lumière, un brouillard devient vite une zone floue dont on n’a pas toujours la lecture. Elle me permettait de mettre en valeur ce Paris fantasmé, mystérieux qui piquait ma curiosité et ma créativité.


À la fin de l’histoire, vous n’en aviez apparemment pas assez, des illustrations de Paris complètent le cahier graphique.
Ce sont des commandes de la Galerie Daniel Maghen pour une exposition parisienne avec Maël jusqu’au 14 mai. J’ai réalisé de grandes illustrations pour réhabiliter plein d’endroits du Paris d’hier : le Gaumont-Palace devenu un… Castorama, le quai Citroën…


Je suis nostalgique de ce Paris-là et des aventures qui pouvaient y prendre cours. Je suis encore ancré dans ces lavis et j’ai un peu de mal à passer à autre chose. Ces décors-là sont inépuisables, je veux continuer à les dessiner. Je reviendrai sans doute à cette technique. Pour le prochain projet, en plein Pacifique, je ne dois pas lésiner, j’ai réalisé des essais avec des couleurs, des gouaches, des encres. Ce sera en rupture totale avec Pigalle!
On peut qualifier cet album de polar, non?
Oui, mais populaire. J’aime la BD distrayante, qui n’a pas de velléités à passer des messages. Mais la littérature polar a un spectre très large. C’est un genre noble qui permet d’explorer la sociologie, l’ésotérisme, de digresser. Ça m’intéresse.
Je suis un grand fan de Jean-Christophe Grangé. Il écrit des polars hardcore, toujours bien ficelés et complexes, avec des sujets originaux, des thèmes qui me parlent.

Et en BD?
Je suis fan de Tardi. Il n’y a pas meilleur que lui pour dessiner Paris. Que ce soit dans Adèle Blanc-Sec ou ses adaptations de Léo Malet. J’ai pensé à lui sans arrêt, comme on le ferait face à un maître. Ses dessins sont plus vrais que nature!
Et la couverture, comment l’avez-vous imaginée?
Elle fut longue à accoucher, il y eut pléthore d’essais. J’imaginais mettre la course-poursuite des tractions. À un moment, j’ai repensé à l’album Est-Ouest de Pierre Christin avec Philippe Aymond et à sa couverture en croix avec la voiture au milieu. Je me suis mis à raisonner autrement que par l’action, en pensant au destin de ce type, notre héros, funeste. Alors, j’ai pensé au symbole du tombeau, des abîmes. Au début, le titre devait être Le funiculaire redescend toujours. Il est devenu Pigalle, 50 et me permettait de marquer ce quartier en arrière-plan, avec le Sacré-Coeur. Philippe Ghielmetti, le maquettiste, a amené ce noir et jaune, subtil et beau.
Faites-nous voyager, que trouve-t-on dans votre atelier, de la musique?
Il y a des petites voitures, des maquettes. Quand je storyboarde, imagine la taille des différentes cases, je mets un documentaire ou garde le silence. J’ai besoin d’être concentré au maximum. Par contre, quand j’encre ou utilise les lavis, je mets volontiers de la musique. Ça joue sur la déconcentration. Et plus on se concentre moins on y arrive.
Le storyboard, c’est un moment que j’affectionne. C’est là que se passe la vraie création, qu’on donne l’allure de la page, la composition, la taille des cases. Souvent, le premier jet est le bon. Je m’y fie, il faut dire que je l’ai tellement réfléchi.

Buck Danny, c’est fini alors?
En effet, une autre équipe a pris la relève. C’était le bon moment pour moi, sinon je n’aurais jamais rien fait d’autre. Je ne peux pas travailler sur deux albums en même temps.
Mais c’est une série incroyable. Je le vois en relevant mes droits d’auteur, il y a encore du monde qui aime cette série de 1947. C’est un formidable patrimoine. Quand j’étais gosse, je rêvais d’être un jour publié chez Dupuis. Quand cela s’est produit, j’avais les chocottes. Au début, je ne suis pas parti dans un gros délire et n’ai pas non plus voulu copier Hubinon. Je me suis imprégné, j’ai fait ressortir ce qui était moi. Ce fut une très belle aventure. J’ai appris la rigueur. Je continue d’apprendre le métier. Sans Buck, je n’aurais peut-être pas fait ce polar.

Merci Jean-Michel et bon voyage dans les îles!
Jean-Michel Arroyo a les honneurs de la galerie Daniel Maghen, aux côtés de Maël, jusqu’au 14 mai (exposition virtuelle et diaporama des planches proposées à l’achat, ici). Il sera aussi, ce week-end des 14 et 15 mai au festival BD d’Hanret (dans la province de Namur, Belgique). Si vous êtes dans le coin…
Titre : Pigalle, 1950
Récit complet
Scénario : Pierre Christin
Dessins et couleurs : Jean-Michel Arroyo
Genre: Drame, Polar
Éditeur: Dupuis
Collection : Aire Libre
Nbre de pages: 152
Prix: 25,95€
Date de sortie: le 08/04/2022
Extraits :
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