Maître vénéré et discret d’umour et de bande dessinée, de sensation et de sensibilité, de noirceur et de lumière, Philippe Foerster continue de fasciner tant son oeuvre est touffue, singulière et ouvre des portes sur des univers auxquels le lecteur pourra amener de lui, ses propres ingrédients. Même des décennies plus tard, quand une histoire vous trotte en tête, on ne peut que la laisser faire. C’est comme ça qu’a procédé Thomas Villepoux, qui fait sensation dans les salles de festival et surtout dans les casques adaptés avec le chapitre 1 (sur 3) de Jailbirds, Bwa Kayiman. Un film de réalité virtuelle, en 3D et en motion capture puissant produit par Be Revolution Pictures et coproduit par Digital Rise. Interview avec Thomas Villepoux, le réalisateur, et Jef Dehouse, superviseur artistique et créatif issu du studio The Fridge.
Bonjour à tous les deux. Thomas, s’il fallait tomber sur cette très courte histoire de Foerster, Paulot s’évade, il était sans doute ambitieux de vouloir en tirer un moyen-métrage en trois parties. Racontez-nous la genèse de ce projet.
Thomas : C’est vrai que c’est un récit très court comme Philippe Foerster en a beaucoup réalisé. Je pense que Paulot s’évade tenait en six pages, toujours avec ce génie d’y caser tout un univers, un concept et beaucoup de choses capables d’être prolongées.

Cette histoire, j’ai dû la lire quand j’étais adolescent, dans Fluide Glacial (ndlr.: le numéro 141 pour les collectionneurs qui ont, depuis, pu retrouver cette histoire dans le recueil de Foerster Certains l’aiment noir). Les années sont passées mais elle m’est restée tant elle m’avait touché, marqué. Et quand j’ai commencé à naviguer dans le monde de la réalité virtuelle, cette histoire m’est revenue, elle pouvait convenir à cette nouvelle manière de raconter une histoire.
Pourquoi ?
Thomas : La réalité virtuelle, c’est un média d’espace et de volume, de mouvement. Ce dernier allait de pair avec la notion d’enfermement. Car notre héros cherche à retrouver sa liberté de mouvement depuis sa cellule de prison qui cultive un côté claustrophobe. Pourtant, il a trouvé le moyen de voler, ce qui permet des émotions assez fortes. Il y a de l’ironie là-dedans, malgré son immobilité, il peut se projeter ailleurs. Une sorte de métaphore, finalement, de ce que pouvait promettre le casque de réalité virtuelle.
Comment êtes-vous arrivé dans le monde de la réalité virtuelle ?
Thomas : C’est une tout autre histoire. J’ai commencé en tant que chef opérateur et réalisateur. Je me suis mis à travailler le relief au début des années 2010, aux côtés de personnes qui travaillaient pour les pionniers Volfoni et avec le premier prototype de lunettes DK1. En a germé un court-métrage en relief à la première personne, du point de vue d’un enfant kidnappé.
Naïvement, je me suis dit que ce court-métrage en relief devrait fonctionner en VR, que ça rentrerait dans le casque, mais non, ce n’était pas fait pour ça. Nous n’avions pas utilisé les bons outils, qui sont différents d’une technologie à l’autre. Je n’ai pas réussi à adapter ce court-métrage mais ça m’a permis de me rendre compte de l’émotion incroyable à laquelle donnait lieu cette réalité virtuelle. Puis, j’ai réfléchi à comment passer à la VR, il m’a fallu beaucoup d’années pour en arriver à un rendu 360°. J’ai fait du relief, puis de l’animation. Au sein de ma société DVgroup, j’ai étudié les différents outils qui y menaient. Jailbirds, c’est le premier aboutissement de ces recherches.
Jeff : Pour le studio Fridge, c’est une question qu’il faudrait poser à notre CEO. Mais, c’est un monde super-intéressant, aussi dans la dynamique multi-plateformes. D’un long-métrage 3D, nous pouvons réutiliser des éléments, ça aide la production. Puis, créativement, c’est une autre manière de réfléchir et de créer des histoires. Aussi, la VR, via sa notion de temps réel présente dans les engins de jeu, permet la liberté de production. Ce n’est plus scindé : d’abord on fait le storyboard, puis l’animatique, l’animation, l’acting, le rendu…Non, tout est beaucoup plus libre et mélangé, désormais. Tout le monde au sein de la production peut intervenir à n’importe quel moment. On peut par exemple décider de changer le lighting sans que ça impacte le reste de l’image, l’animation. C’est super.
Au fond, que permet la VR, qu’amène-t-elle en plus ?
Thomas : C’est une autre manière de raconter les histoires. Bien sûr, c’est lié au cinéma mais aussi au théâtre dans l’art du volume et de diriger les personnages comme des acteurs de théâtre. Car il y a une entrée et une sortie, une cour et un jardin. Tout cela sans négliger la puissance du son, de la musique.
Du jeu vidéo, aussi, non?
Thomas : Même si Jailbirds est un film très narratif, c’est indéniable. Je pense que quand on est spectateur, l’esprit dans lequel on regarde une oeuvre est différent si on prend part à une compétition ou si on est dans un état passif, de réception. Cela dit, nous en appelons à une interactivité invisible. Dans Jailbirds, des choses se déclenchent quand le spectateur les regarde. Mais tout doit rester fluide, léger. Par exemple, le gardien en chef n’arrive dans la cellule qu’au moment où le spectateur regarde la porte de la geôle. Dans ce genre d’expérience, il faut maximiser les effets de mise en scène.
Mais ne risque-t-on pas, dans l’infinie possibilité offerte par cette nouvelle technologie, d’aller trop loin, de pousser le détail que le spectateur ne verra pas ?
Jeff: Je crois que ça a toujours été le cas, dans un film classique aussi. On peut faire des backgrounds impressionnants alors qu’on ne les verra que deux secondes. En VR, nous avons moins de contrôle, par contre, sur le temps durant lequel le spectateur va fixer un mur, par exemple. S’il veut regarder le mur durant deux minutes, il peut le faire. C’est un calcul à faire.
Et comment jongle-t-on entre l’espace infini du film et l’espace réduit dans lequel le spectateur se retrouve, une pièce de 8m².
Jeff : La chance, comme l’expliquait Thomas, c’est que Jailbirds joue sur la claustrophobie, cette cellule confinée. En métaphore de la VR. Mais le contraste est quand même bien présent par rapport aux scènes extérieures, très vastes, où on vole avec le personnage.
Comment avez-vous compris comment fonctionnait la VR ?
Thomas :C’est un grand défi tant elle offre des possibilités infinies. C’est un média dans lequel on commence avec beaucoup de choses en mains. Là où le cinéma s’est construit petit à petit, au fil des innovations, en passant par le noir et blanc, le muet, et en évoluant au fur et à mesure.
En VR, toute cette évolution est acquise tout en empruntant d’autres outils. Elle est difficile à appréhender parce qu’elle peut partir dans tous les sens. La réalité virtuelle porte le réel dans son nom. En son coeur, la réalité frappe, très fort. Beaucoup de créateurs se sont emparés de ce genre pour faire des films engagés, pour dénoncer des situations. Puis, on compte beaucoup d’installations artistiques, dans les musées, les reconstitutions documentaires ou historiques. Et de l’autre côté de l’arc-en-ciel, on trouve le jeu, basique.
Avec Digital Rise, la société que nous avons créée, François Klein et moi, nous essayons, entre les deux pôles, de toucher le grand public avec des expériences narratives plus accessibles.

En animation, c’est la manière la plus adéquate?
Thomas : C’est le grand débat quand on pratique la réalité virtuelle. La 3D offre déjà plusieurs degrés de liberté mais le spectateur ne doit pas quitter l’image fixe du regard. Avec la VR, grâce au moniteur utilisé notamment dans les jeux vidéo, on va pouvoir tourner la tête, se déplacer comme si on était libre, ressentir le fait de faire un pas en avant, un pas en arrière. Bon, il faut quand même des limites, l’espace réel dans lequel le spectateur peut se mouvoir étant limité, ainsi nous avons symbolisé ces limites par des barreaux qui rougissent quand on s’en approche. C’est un concept et l’animation convient le mieux pour cette possibilité-là.
Puis, c’est aussi en animation qu’on pouvait le mieux adapter la BD de Foerster, lui rendre hommage. Nous ne voulions pas un film trop réaliste, il fallait pouvoir déceler le crayonné. Cet auteur était intéressant à adapter car il possède un style visuel très fort. Mais nous ne l’avons pas transposé tel quel. Le parti pris de Jailbirds était de retirer l’essentiel, l’impression émotionnelle de l’oeuvre originale pour l’adapter.
Ce qui fait Foerster, c’est son encrage noir et blanc, sa manière de fonctionner avec des à-plats. Nous avons recherché un style qui puisse procurer le même effet. Le style graphique, c’est ce qui fut le plus long dans ce projet, au moins deux ans de développement.
Et vous Jeff, comment êtes-vous arrivé à travailler sur Jailbirds?
Jeff : Il y a plus ou moins deux ans – avec le Covid, c’est dur à dire, le temps est relatif -, nous avons été approchés par Griselda Gonzalez Gentile, directrice de production pour Be Revolution Pictures, et Thomas, le réalisateur. Sur base du scénario, nous avons réalisé les premiers tests, surtout visuels et concernant l’espace de la cellule qui était capitale. Quelle sensation pouvait-elle procurer ?
Comment adapter cet univers déjà graphique et y mettre les formes et la spécialisation ? Qu’éveillait la BD chez vous ?
Jeff : C’est un univers particulier. Parce que c’était de la 3D, nous avons vraiment essayé d’évoquer le côté graphique de la BD dans le look qu’offrait notre expérience. Nous avons travaillé sur les traits noirs autour des personnages, qui ne sont pas forcément présents dans la BD mais permettent des effets 2D, dessinés, authentifiant la BD comme source de notre travail. Ce côté crayon, qui faisait la connexion entre BD et VR, se voit notamment dans les ciels.
Quand on fait un travail 3D, on passe d’office par la 2D en prélude ?
Jeff : Complètement. Ce fut plutôt le rayon de Fred Remuzat, le directeur artistique. Dans le travail de recherche, au tout début, sur base du matériau initial, des premiers concepts et dessins des personnages, de la cellule, dans la lumière. De ces dessins à plat, nous avons traduit ensuite la 3D.
À quoi faut-il penser quand on fait de la 3D?
Jeff : Ohlala, c’est vaste. D’autant plus que la 3D pour la VR est encore différente de la 3D classique. La performance est la clé, dépendant aussi de la puissance de la machine sur laquelle on crée comme du casque utilisé en aval. Nous avons visé la haute-qualité, ici. Il faut toujours garder en tête qu’il faut être efficace et que les effets spéciaux doivent paraître réels. Si on fait de la fumée, on ne peut pas faire une simulation volumétrique folle. La performance, ce fut un des deux grands défis. L’autre fut le Covid qui nous a obligés à switcher vers un workflow virtuel. Personne ici, tout le monde à la maison. Puis, le réalisateur et le studio son étant en France, il nous fallait des canaux de communication, des meetings.
Adaptation mais création, interprétation, donc ?
Thomas : Oui, c’est une adaptation libre. Comme je le disais, la BD initiale était très courte mais ouvrait plein de possibilités. On pouvait broder autour, étoffer les personnages, aborder des thématiques qui n’étaient pas directement traitées.
Foerster a-t-il déjà vu ce que vous avez créé à partir de son histoire ?
Thomas : Pas avec un casque. Le court-métrage vient de sortir, la première mondiale avait lieu il y a quelques semaines et nous avons ajusté le film jusqu’au dernier moment. Forcément, il n’avait pas de casque chez lui mais nous lui avons montré une modélisation d’extraits en 2D donnant un aperçu de ce que ça pouvait donner avec un casque.
En tout cas, il a été surpris. Quand nous sommes allés le voir pour discuter de l’adaptation, il nous a rapidement fait confiance. Il nous a dit « allez-y », aussi curieux que dubitatif. Mais je pense qu’il ne s’attendait pas à ça. Il a été agréablement surpris. Il a apprécié retrouver ses personnages, du moins derrière ceux que nous avions créés. Félix, ce doux géant, n’existe pas dans l’histoire de base. Quand il se lève, il est impressionnant, c’est une montagne qui se dresse devant le spectateur. Paulot n’était pas comme ça. Foerster a tout à fait compris les raisons de ce choix. Oui, il a été surpris et étonné par ce nouveau média. « C’est une magnifique évolution que vous avez donnée à ma petite histoire. » Il est modeste alors que moi je le considère comme un créateur de mondes magique.
Justement, vous en parlez, peu de monde peut se vanter d’avoir un casque VR à la maison. Comment aller vers le grand public avec cette technologie ?
Thomas : Elle est là la difficulté. On accède à la VR par les festivals, avant tout. Le travail est magnifique mais le public y a encore peu accès, si ce n’est via des plateformes de jeux vidéo comme Oculus. Mais il faut un casque chez soi. Pour toucher le grand public, nous discutons avec des diffuseurs potentiels. C’est sûr, la clé sera d’être créatif, d’investir les cinémas mais aussi pourquoi pas les théâtres, les centres commerciaux, tout ce qui pourrait se prêter à montrer et à vivre cette expérience.
C’est sûr, on adorerait que des milliers de salles puissent accueillir des films VR mais ce n’est pas le cas pour le moment.
Cela dit, je suis sûr que le confinement aidant, si je puis dire, pas mal de cinéphiles ont acquis des casques VR.
Thomas : Oui, sans aucun doute mais c’est dans les années qui viennent qu’il faudra veiller à embrayer sur cette technologie. La VR n’est pas non plus une expérience qu’on vit seul dans son coin, il y a une expérience sociale à jouer, un vrai plaisir partagé même si on est tout seul dans sa bulle. Malgré Netflix, les gens vont toujours au cinéma.
Puis, nous travaillons aussi sur un Jailbirds multi-spectateurs, qui puisse être vécu avec la famille ou les amis. Puis, il est aussi question d’une sortie en 2D, pour les gens qui n’ont pas de casque. D’ici cinq ans, je pense que la réalité virtuelle aura explosé. Les cinéphiles aiment l’histoire autant que le visuel, le sent. Et je crois que c’est dans l’art de la fiction que la VR peut aussi s’installer, même si elle y est minoritaire pour le moment.
Jeff : Beaucoup de festivals s’y intéressent. Anima y consacre désormais un volet. Pour avoir participé à la première séance, dans le sous-sol de Flagey, côté machinerie, c’était génial.
L’idéal est de vivre l’expérience debout mais ne se retrouve-t-on pas souvent assis ?
Jeff : Non, pas nécessairement. Nous communiquons beaucoup avec les festivals pour que le cadre soit optimal pour l’expérience.
J’imagine que Jailbirds vous prend pas mal de temps. Mais y’a-t-il d’autres projets ?
Thomas : Si seulement je n’avais que Jailbirds, ma vie serait plus simple ! Mais non, d’autres projets sont en cours.
Il y a Mandala – A Brief Moment in Time, une expérience dans un temple bouddhiste que peuvent intégrer six personnes qui vont se retrouver en discussion avec un acteur, en direct en pleine motion capture pour donner corps à un personnage animé.
Il y a trois-quatre ans, nous avions déjà testé ce genre de théâtre immersif avec Alice: the Virtual Reality Play. Là encore, des acteurs jouaient le rôle de la chenille, du lapin blanc, etc. entraînant le visiteur dans le monde de Lewis Carroll. Ce sont des projets intéressants, assez complexes, dans des formats nouveaux et qui peuvent rajouter aux dimensions et influences déjà évoquées une dynamique d’escape game.
Jailbirds sera complet en trois chapitres, alors ?
Thomas : Oui, pour clôturer cette histoire. Mais nous réfléchissons aussi désormais à un projet de long-métrage en animation traditionnelle. Lors de la première séance de Jailbirds au festival NewImages à Paris, les gens nous ont fait part qu’ils avaient beaucoup aimé et été touchés. Je crois que c’est un univers qu’ils pourront suivre sur le long cours. En comptant les chapitres 2 et 3, cela fera un film de plus d’une demi-heure. En VR, c’est pas mal.
Où en sont ces deux suites ?
Thomas : Elles sont écrites et développées. Il y a encore un peu de financement à trouver mais c’est en bonne voie. Nous comptions sur la sortie du chapitre 1 pour montrer aux producteurs et investisseurs ce qui était finalement très nouveau et difficile à expliquer. La seule façon de convaincre, c’était de mettre le casque sur la tête. Et ça a l’air de prendre.
Les chapitres deux et trois permettront d’en savoir plus sur l’histoire et le passé de Félix. Tout en restant dans la cellule, nous découvrirons un peu plus cette prison peuplée de prisonniers plus étranges les uns que les autres.
Maintenant que le spectateur connait le secret de Félix, joyeux et serein, libre dans sa tête, dans cet univers carcéral et sans espoir, le gardien en chef ne va bien sûr pas supporter qu’on lui résiste. Il va tout faire pour découvrir son secret et enlever son pouvoir.
Et le long-métrage ?
Thomas : Nous voulons y développer les personnages, l’histoire, comprendre comment Félix est arrivé dans cette prison, ce qu’implique son pouvoir. C’est un rêveur absolu, Bouddha réincarné, et nous verrons aussi tout ce que son don va changer chez les autres prisonniers. Chacun a son histoire mais va être touché par cette force tranquille, cet autre regard sur la vie. Les univers s’imposent, pour le reste, il est important de trouver les bons partenaires.
Et vous Jeff, quels sont les projets de votre studio The Fridge ?
Jeff : Comme animation, parce que nous faisons également beaucoup de post-production et d’effets spéciaux, nous faisons pas mal de VR. Nous venons de commencer The Werewolf Experience dont nous venons de commencer la production.
Mais aussi un long-métrage Heart of a Tower (NDLR. Un petit garçon découvre la puissance de son cœur, en accompagnant une fille courageuse dans ses aventures pour sauver le monde), dont nous réalisons un prequel dans un court-métrage de VR. Nous espérons avoir terminé ce long-métrage pour le début de l’année prochaine. Ça doit être le premier film d’animation en 3D réalisé complètement avec le logiciel Unity: rendu final, lighting…
En 2VR, nous réalisons un pur jeu vidéo. Il y a encore d’autres projets sans que je puisse en parler.
Merci à tous les deux et longue vie à vos personnages plus vrai et 3D que nature.