Éric Liberge bouleversant: le corps (n’)est (qu’)un vêtement que l’on quitte mais qu’on doit habiter du mieux possible, le plus sincèrement

Travaillé par la mort, mais encore plus par la vie, qu’elle soit avant ou après, Éric Liberge fait de nouveau appel à Jérôme Bosch (figure phare dans son architecture du royaume des squelettes dans son pentaptyque Monsieur Mardi-Gras Descendres que l’auteur ramène avec une théorie inédite : le Jugement dernier tel qu’on le connaît n’est que la surface visible d’un iceberg bien plus imposant) pour revenir dans le monde des humains de chair et de peaux et creuser le territoire des NDE/EMI (Near Death Experience/Expérience de mort imminente). Liant l’intime d’une tragédie familiale, hantée par un secret que tous pensaient enterré à jamais, à l’universel de nos questionnements sur la vie, la mort et l’après-vie terrestre; l’auteur complet livre un roman graphique majeur qui lui a pris près de cinq ans et est aussi déboussolant que percutant et éblouissant. Comme cette lumière au bout du tunnel que d’aucuns refusent pourtant de voir. 

© Liberge chez Glénat

Résumé de l’éditeur : À 15 ans, alors qu’il intègre le prestigieux club de rugby de Bordeaux, Julien voit son avenir devant lui tout tracé : il sera rugbyman professionnel. Mais une violente chute au cours d’un match lui fait perdre connaissance et vivre une expérience de mort imminente (EMI : sensation de décorporation suivie d’un état modifié de conscience, parfois consécutive à un état de mort clinique) qui le met sur la piste d’un lourd secret de famille. Revenu de cette expérience bouleversante aux frontières de la vie, il demande à ses proches qui est l’homme qui l’a accueilli au seuil de la mort. Ce dernier dit s’appeler Paul et lui livre un glaçant secret de famille. Entre l’incrédulité des soignants, qui ne voient là qu’un simple épisode hallucinatoire, et le violent déni que ses proches lui opposent, Julien entreprend de soulever une chape de plomb que son père – tyran domestique – maintenait hermétiquement fermée sur le clan familial depuis des années. Lorsque l’Invisible frappe à notre porte il a le pouvoir de faire éclater la vérité, nous rendre notre intégrité et nous réinventer.

© Liberge chez Glénat

Plus mystérieux que le « d’où venons-nous », le « où allons-nous » reste une interrogation cruciale de notre passage sur Terre, parce que c’est l’étape suivant et que nous avons pleinement conscience de l’inconnu. La mort ou un autre stade de la vie? Si le corps est fini, voué à disparaître, le champ des possibles est ouvert en ce qui concerne l’esprit, l’âme. À l’heure où, plus que jamais, la mort a été réintroduite, réaffirmée comme un épouvantail qui, en temps Covid, empêche tout rapprochement humain et devant lequel il faut se terrer, Éric Liberge livre l’album idéal non pour l’expliquer mais pour l’apprivoiser, et pour chérir la vie.

© Liberge chez Glénat

Ancrant son histoire dans le réel mais aussi dans l’irréel, l’auteur ne se fie à aucune religion mais plutôt aux sensations et au hasard pour naviguer entre les étapes déterminantes d’une existence. À 15 ans, à l’aube de la sienne, Julien Sabatier ne se souciait en rien du money time. Ses premiers pas au rugby, le sport de ses rêves dans lequel il espère faire carrière (et il peut y croire), vont pourtant à jamais changer sa perception. Un mauvais coup et le voilà dans le coma. Dur, proche du point de non-retour, à tel point que sous ses paupières closes, il y a une lumière forte, irradiante qui l’invite à faire son choix, aidé par Paul, un homme de sa famille qui ne lui dit pourtant rien mais avec lequel le lien semble fort. Déterminant pour que Julien se réveille, obnubilé par cette question: qui est Paul, quel secret l’entoure ?

© Liberge chez Glénat

Une expérience de mort imminente qui va chahuter l’entourage proche de Julien, ses deux parents. Dont un père, neurochirurgien, d’autant plus cartésien que les révélations que fait son fils, cette illumination à laquelle le médecin se refuse catégoriquement de croire, menace l’équilibre qu’il a soigneusement conçu pour que le passé ne ressurgisse jamais. De même que l’avenir de tout homme ou femme. Commence pour le candidat-vedette du monde du ballon ovale un traitement beaucoup plus choquant que le coma et ce que le Professeur Sabatier considère comme des hallucinations. De rendez-vous avec le psychologue en véritables séances de torture, le régime drastique pour épurer Julien de sa NDE et du fantôme qu’il y a croisé est quasiment arrivé à ses fins. Mais une infirmière qui a fait de la mort imminente son leitmotiv, l’objet de son étude expérimentale en compagnie des patients qu’elle croise et perd chaque jour, va ramener Julien à son destin. De même que les visions, ces âmes non pas damnées mais n’ayant pas fini leur parcours sur notre planète, que Julien croise au coin de la rue et avec qui il taille une bavette.

© Liberge chez Glénat

Dans ce récit de 204 pages qui se lisent d’une traite, Éric Liberge semble s’être laissé aller à vivre la drôle d’aventure, pourtant tellement humaine et sensée, de son héros. Comme si rien n’avait été contrôlé, mais que la vie et la mort, qui ne sont que les deux faces d’une même pièce, avaient pesé de tout leur poids et mené par le bout de la mine le crayon spectaculaire de l’auteur. Car n’en déplaise aux statistiques, à ce qui est rationnel et acquis par les grands spécialistes ou les quidams bornés, c’est le hasard qui mène cette course au temps long, sur quelques années. Car à tout prédire et prévoir, les surprises n’en sont toujours que plus fortes, de toute façon. Alors, une fois qu’il a mis en place, le temps de quelques planches très digestes, la documentation suffisante à bien ancrer son sujet pas si facilement tangible, Éric Liberge laisse à ses personnages le temps et les choix, l’envie ou pas de se retrouver. À Bordeaux ou à l’autre bout du monde. Peut-être qu’ils se rateront, qu’ils se croiseront, qu’ils se détesteront ou se réconcilieront dans l’inconsolable. Peut-être que le silence sera brisé comme le signe indien, cette autre culture, qui peut être attirant quand on cherche des réponses, un nouveau souffle, un retour aux sources, à la terre et à l’eau de la spiritualité. Dégagée de tout dieu.

© Liberge chez Glénat

La puissance d’Éric Liberge, on la connaît. Elle est ici extraordinaire dans cette histoire aussi simple que complexe, qui serait banale s’il n’y avait ce supplément d’âme tellement libre et émancipateur. Dans le noir et blanc qui baigne son récit, toutes les couleurs nous viennent pourtant, dans une clarté incroyable, aveuglante. Puis, quand apparaissent les vraies couleurs, dépaysantes, le spectacle est total. Car outre la mélancolie, la tristesse, l’immuable distance qui s’impose entre les êtres, il y a de la place pour des bonheurs, pour que la vie comme la mort soient une fête. Liberge procède pourtant sans artifice, quittant le laboratoire dans lequel on met d’habitude les personnages de fiction pour qu’ils prennent chair et os, actions et réactions capables de les porter vers le connu et l’inconnu. Les larmes imprévisibles ou le sourire tant espéré.

© Liberge chez Glénat

Par sa force de caractère, Liberge libère les démons que sont la faucheuse et consorts pour aller plus profond et plus fort dans le besoin de vivre à perdre la raison mais en se fiant à ses sensations, à ce que nous disent les artistes visionnaires (Bosch), à ce qu’on croit être beau et bon, sans entrave, sans personne pour nous dire ce qu’on doit faire ou pas. Cet album jusqu’au-boutiste est la plus belle preuve d’amour, de mort après la vie, de vie avant la mort, de l’importance de tout vivre à fond, sans s’attacher à ce qu’on attend de nous. Un album dont on ne sort pas indemne, qui se lit et se vit comme une expérience incroyable, déboussolante, capable de tout remettre en questions. Le corps (n’)est (qu’)un vêtement que l’on quitte, qu’on doit habiter du mieux possible. Qu’on croit ou non en n’importe quel au-delà, Éric Liberge, et c’est sa plus grande force, ne fait pas dans le clivage et laisse sa place à tout le monde.

On reverra le prolifique auteur plus tard dans l’année puisqu’il prépare deux autres projets attendus et nous donnant rendez-vous en Allemagne dans diverses époques et milieux. Avec Gérard Mordillat, il sera question des guerres paysannes dans Muntzer contre Luther à venir chez Futuropolis. Tandis qu’avec Arnaud Delalande, place à un biopic cinéphile sur Fritz Lang le maudit, pour les Éditions Les Arènes.

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Titre : Le corps est un vêtement que l’on quitte

Récit complet

Scénario, dessin et couleurs : Éric Liberge

Genre : Drame, Initiatique, Psychologique

Éditeur : Glénat

Collection : 1000 feuilles

Nbre de pages : 208

Prix : 25,50€

Date de sortie : le 10/03/2021

Extraits : 

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