C’est fou, les vies multi-disciplinaires et -médiatiques que peuvent avoir les histoires, qu’elles soient réelles ou imaginaires. S’il est vrai que les livres (qu’ils soient écrits et/ou dessinés) donnent souvent matière à faire des films, de temps en temps, il y a des allers-retours. Ainsi, après son livre-enquête qui a donné lieu à une série d’animation pour Arte, voilà que le monde d’espionnes sur lequel Chloé Aeberhardt a levé le voile devient un roman graphique. Une collection de sept histoires plus ou moins courtes, qui sont autant d’enquêtes et de portraits de femmes fortes et pourtant affaiblies par la toute-puissance des hommes, parfois adeptes des coups bas.
Résumé de l’éditeur : Et si 007 était une femme ? L’enquête de Chloé Aeberhardt révèle le rôle majeur joué par les espionnes au dessein des services de renseignement. « Nous étions Q, dans James Bond. Et tellement plus. » (Jonna. CIA, Washington) « Ils m’ont demandé de devenir quelqu’un d’autre, une Allemande du nom d’Ima Ackerman. » (Ludmila. KGB, Moscou) « S’ils avaient découvert notre chargement, nous n’aurions pas eu d’autre choix que de les tuer. » (Yola. Mossa, Tel Aviv) « Au début, j’ai espionné par amour. Mais après, par idéologie » (Gabriele. Stasi, Munich).


Geneviève, Martha, Jonna, Gabriele, Ludmila ou encore Yola. Sans doute ne les connaissez-vous pas au bataillon, pourtant ces femmes font partie de ces figures qui ont changé la face du monde, tenté, pour un bien ou un mal en fonction de la tendance géopolitique qui est la nôtre, d’en déplacer les rapports de force. Ou même de sauver des vies. Comme on le voit dans le film Argo de Ben Affleck, opération dont il est un peu question dans ces pages. Loin des clichés véhiculés par les films d’espionnage à grand spectacle et faisant la part belle à des canons masculins ou des intrigues trop explosives que pour être réaliste, Chloé Aeberhardt est partie, il y a quelques années, à la recherche de témoignages de femmes de l’ombre.


Tellement de l’ombre qu’elles lui ont donné du fil à retordre et que la journaliste a bien failli laisser tomber l’affaire. Mais comme le journalisme est un sport de contact, de fil en aiguille (en respectant les conventions horaires pour les rendez-vous d’espions dans des lieux communs ou en toute simplicité chez eux), l’investigatrice a infiltré ce petit monde, retrouvant quelques-uns de ses pontes (masculins, forcément) qui lui ont donné des pistes fiables et réceptives à sa demande. Car, il n’y a pas toujours prescription dans l’univers des secrets, des légendes et des vies multiples.


En compagnie d’Aurélie Pollet, qui avait réalisé la série d’Arte, Chloé donne donc une nouvelle vie à ses enquêtes dans ce roman graphique feuilletonnant. Je ne connais pas la série (je vais la rattraper) mais j’ai vraiment eu l’impression d’être immergé dans un livre existant pour et par lui-même. On a tellement eu l’habitude par le passé d’albums de bande dessinée qui sonnaient comme des produits dérivés et qui n’étaient qu’une succession de captures d’écran sans réinvention du format, qu’on aurait tort de ne pas se méfier. Mais ce n’est pas le cas ici. Il faut dire que le style d’Aurélie Pollet, très symbolique et schématique tout en réussissant à donner les bonnes couleurs d’ambiance aux rencontres qu’elle rapporte, est tout terrain. Puis, les auteures ont fait le choix de ne pas aller à l’économie du contexte, d’utiliser plusieurs chronologies. Ainsi, la journaliste raconte les coulisses (déjà éclairants sur les codes et les opportunités de ce milieu, la chance qui vient parfois à point pour vous empêcher de baisser les bras et vous motiver de plus belle), dans des textes illustrés. Tandis que ces rendez-vous avec ses vraies héroïnes sont racontées en planches de BD, dans une bonne exploitation des couleurs (les faits rapportés) et du noir et blanc (le présent de l’entretien journalistique). C’est clair et limpide et ça permet d’aller à l’essentiel, de ne pas se perdre dans des nuées de mots qui noieraient l’intensité des regards portés sur ce métier que d’aucuns penseraient d’homme mais dont les femmes sont des rouages primordiaux.


Ainsi, Chloé Aeberhardt peut-elle raconter avec les moyens illimités qu’offre la BD, quand le trait est rigoureux et inspiré comme c’est le cas ici, ses recherches all around the world. Oui, comme dans un James Bond ou un Mission:Impossible, mais dans des élans beaucoup moins portés sur l’action mais la tension et l’attente; le bagout aussi. Ce qui n’en est pas moins spectaculaire. Quand l’espionnage devient une routine mais qu’il faut se méfier de tout, qu' »elles ne savaient pas que c’était impossible, alors elles l’ont fait », comme dirait l’autre (Mark Twain paraît-il). Avec les six héroïnes qui ont accepté de se confier à elle, l’enquêtrice trouve un beau panorama d’expériences, toujours différentes (d’autant plus qu’elle fait le tour de quasi-toutes les grandes puissances de l’espionnage), dans les bureaux (mais pas à faire le café, hein) ou en plein air (dans des endroits idylliques aussi). Avec des exploits mais aussi des trahisons qui ont parfois fait payer bien cher à ces héroïnes le prix de leur dévouement et de leur courage? Il y a parfois des pointes d’amertume dans les voix de ces interlocutrices de choix, que Chloé Aeberhardt galvanise par son envie de rendre plus mixte, et plus conscient de cette mixité, ce monde nébuleux.

Titre : Les espionnes racontent
Récit complet
D’après le livre de Chloé Aeberhardt et son adaptation en série télévisée
Scénario : Chloé Aeberhardt
Dessin et Couleurs : Aurélie Pollet
Genre : Documentaire, Enquête, Espionnage
Éditeur : Arte Éditions/Steinkis
Nbre de pages : 176
Prix : 20€
Date de sortie : le 28/01/2021
Extraits :