« Fais comme si j’avais pris la mer. J’ai sorti la grand’voile et j’ai glissé sous le vent. Fais comme si je quittais la terre, j’ai trouvé mon étoile, je l’ai suivie un instant, sous le vent. » Avec 300 grammes et ses kilos de talent, Damien Marie et Karl Tollet vont jusqu’au bout de leur idée, de leur rêve : faire revivre la légende du Hollandais Volant en haut de gamme, dans une histoire folle, féminine, historique et ésotérique, entre littérature prenante et puissance graphique, noir sur blanc, dévastatrice. Les Pirates des Caraïbes peuvent aller se rhabiller, le vent des moulins hollandais fait trembler les océans. Dans le port d’Amsterdam, y’a des marins qui… tanguent sous l’effet d’une drogue dangereuse, l’épicine. Interview avec Damien Marie.
Résumé de l’éditeur : 1643, Agnès, une gamine des rues d’Amsterdam tente de survivre en vendant de l’épicine, mais quand elle ne peut plus rembourser les 300 grammes qu’elle doit au Prêteur, tout dérape ! Et beaucoup trop de monde s’intéresse à la petite droguée car il y a bien plus de 300 grammes en jeu. Il y a le plus grand secret de Dieu.

Bonjour Damien, la dernière fois que nous nous sommes parlé, vous abordiez le crowdfunding de cet album. Le voilà enfin! Mais au vu de sa qualité, pourquoi être passé par le crowdfunding.
Le but, c’était l’objet, d’avoir une version de luxe, hors format, hors pagination, en noir et blanc. C’est cet amour de l’objet qui nous a rapprochés de Jean-Christophe Lambrois, des Éditions Kamiti. Face à d’autres éditeurs, nous nous serions heurtés à la difficulté de vendre un tel album. Mais, avec un crowdfunding, nous pouvions mesurer l’intérêt du lecteur qui aurait l’occasion de précommander cet album qui sortait de l’ordinaire. On ne trouvera quasiment pas cette version en commerce.
La campagne a cartonné !
Oui, la preuve qu’il y avait un public pour ça. Jean-Christophe et Thibaut Fontenoy ont tout donné pour animer ce crowdfunding. Avec 430% de la mise initiale, nous avons pu aller au bout de toutes nos ambitions : la qualité du papier, la sérigraphie, le lettrage embossé.


Kamiti, c’était l’éditeur tout trouvé ?
L’idée était de chercher l’éditeur qui comprendrait notre ambition. Les éditeurs plus classiques proposaient d’autres solutions, le coup de coeur en moins. La BD, c’est une relation entre auteurs et éditeurs qui peut être passionnante. J’aurai toujours tendance à préférer les éditeurs qui y croient. Le libraire d’Astrocity à Lille m’avait ainsi mis en contact avec Jean-Christophe. Il débutait et annonçait être à la recherche de projets.

300 Grammes, c’est l’occasion de revisiter le mythe du Hollandais Volant.
Comme vous l’avez dit, c’est un mythe. Complètement romantique. Ce récit est toujours aussi fascinant, y compris dans sa non-définition. Puis, c’est terrible de voir un tel personnage être absorbé, noyé par son ambition. Tellement qu’il en vient à avoir un pied dans la réalité et un autre dans le divin.

La couverture donne déjà le ton. Comment a-t-elle été créée?
Il fallait que le lecteur ressente la force de la mer et donner à Agnès, notre héroïne, une position qui soit au-delà du réel. Donner l’impression qu’elle survole l’ensemble, qu’elle est intemporelle. Évidemment, le bateau, symbole mythique, devait être de la composition. Une construction finalement pyramidale et de quoi donner une idée de l’ambiance, de la dureté de l’album, de la violence de cette mer déchaînée, et déchirée.



Et, en même temps, il y a là la sérénité dérangeante d’Agnès. Elle va refuser son rôle tout en s’inscrivant dans une sorte de résignation continue : on n’échappe pas à son destin.
300 grammes, pourquoi ?
Pour le côté terre à terre de l’histoire. Alors, qu’est-ce que c’est ? Le poids nécessaire à faire vaciller l’équilibre précaire qui s’installe à Amsterdam. Et dont la clé est la chute d’Agnès et du Hollandais.
C’était aussi une manière de se mettre en relation avec le poids de l’âme, 21 grammes. Et de donner une idée du poids de la drogue qui fait que notre personnage échappe à sa conscience.

Entre des scènes mises dans un ordre qui n’est pas chronologique, il y a des courts chapitres mais aussi des lettres en introduction.
Elles participent à notre volonté de modifier la temporalité. Nous ne voulions pas d’un récit chronologique. Cela ne convenait pas à Agnès qui n’est pas limitée dans le temps. Nous voulions donc passer de faits se déroulant un peu avant ou après les événements que nous racontions au fur et à mesure. Nous voulions installer le lecteur dans une position dans laquelle il était obligé de recevoir les informations dans l’ordre que nous avions décidé.

Quant à la relation épistolaire qui s’installe, elle se déroule 150 ans après. Quitte à… infirmer les informations données dans la BD. Avec, aussi, des éléments d’informations autour de la révolution française. La traite négrière n’a pas cessé et continue de s’inscrire dans le commerce triangulaire que se partage les Anglais, les Néerlandais et les Français. Rien ne se termine.
Pourquoi ne pas avoir dessiné ces lettres ?
C’est un choix. Mais, quelque part, ne sont-elles pas dessinées, ne fût-ce que par la calligraphie de l’écriture ? Un lettreur passionné s’en est ainsi chargé. Les laisser en l’état, c’était l’occasion de s’inscrire dans l’Ovniesque, d’apporter au lecteur un temps de lecture plus grand. Nous aurions eu du mal à donner la même force à ces deux histoires espacées de 150 ans. Mais, ensemble ou de manière séparée, les deux actes se complètent.

Par contre, la BD a une telle force qu’on peut passer beaucoup de temps à regarder un décor. Dans les films, les romans, on subit le temps. Le rythme de la BD, son paramètre, appartient au lecteur.
Les chapitres, eux, sont courts.
Courts, très courts. Là encore, c’était voulu, pour s’accorder à un récit saccadé, un road-movie sous acide qui ne laisse pas le temps de respirer. La seule respiration, c’est l’épicine qui drogue notre héroïne, pour mieux s’échapper de la réalité. Faire suffoquer le lecteur, c’était le relier à l’état de notre personnage, de l’amener dans une sorte de course alors qu’il n’y a en fin de compte que la fatalité. Il n’y a pas d’échappatoire. La course est inutile et, pourtant, le lecteur y est poussé. Inéluctablement. Et s’il est franc avec lui-même, il s’en rend bien compte.

C’est votre 10e album avec Karl T., c’est ça ?
Oui, nous avions commencé avec La cuisine du diable. Il règne entre nous une grande confiance. Nous intervenons assez peu dans le travail l’un de l’autre.
Venons-en Agnès, qui est-elle ? Elle est jeune, non ?
Elle espère avoir vingt ans un jour, dit-elle. Je l’ai décrit dans son essence, le reste est l’entière responsabilité de Karl T. Elle n’est pas tout à fait celle que j’avais en tête au début, mais elle m’a fait voyager. L’image que j’en ai s’arrête au bout du clavier. L’univers de Karl vient compléter le mien. Elle est ainsi devenue un peu plus garçon manqué, plus maigre, le front plus bas. Karl lui a donné un peu de la douceur que je lui avais refusée, qu’elle avait oubliée dans l’épicine.

L’épicine, une sale drogue.
Un ver qu’on écrase avec les doigts. Je voulais d’une drogue sale. J’avais imaginé Agnès plus dépendante, émaciée par cette merde. Si j’avais une influence ? Je dirais l’héroïne de la série Netflix Unorthodox, une petite femme frontale, maigrichonne. Mais Karl a fait le bon choix, l’héroïne que j’avais imaginée aurait repoussé les lecteurs.

En réalité, je n’ai pas d’emprise sur mon scénario, je ne visualise pas tant que ça l’histoire pour accepter l’empreinte du dessin.

Le noir et blanc, c’est un cadeau ?
C’est la première fois pour Karl, nous en rêvions. La puissance du trait de Karl n’a jamais été sublimée par les couleurs. Et je le dis d’autant plus modestement que je suis aussi coloriste. On n’a jamais fait aussi puissant que la pureté de ses encrages. Son dessin se porte si bien tout seul que nous en avions fait une condition sine qua non. Cela dit, ça tracassait beaucoup d’éditeurs. Le noir et blanc nous reliait à l’intimiste, générait quelque chose de cérébralement complexe mais aussi l’aventure.
Ce choix a permis à Karl d’aller au bout de ses ambitions d’encrage, de trouver un équilibre parfait, là où il retient des espaces d’encrage pour laisser la place à la couleur, habituellement.

Revenons au désordre de cet album. Un genre de livre dont vous êtes le héros ?
Il y a de ça, c’est vrai. Créer le désordre, c’était obliger le récit à se désorganiser. Il fallait que ce désordre soit l’ordre de lecture. Si le lecteur avait envie de remettre tout en ordre, il briserait le système. Agir de cette façon permettait de laisser couler le temps avant d’avoir des réponses, d’entretenir le suspense. Agnès savait que sa situation était inéluctable, le lecteur moins.

Il y a du Nolan, là-dedans ?
Ou du Tarantino. Toujours est-il que c’est un exercice déroutant. J’avais déjà pratiqué ce travail sur un autre album, totalement différent : Ce qui me reste, traitant de la maladie d’Alzheimer. Le lecteur était entraîné à vivre les choses comme le personnage les visait.
Une telle construction ne doit pas être gratuite, il faut un intérêt, une résonance à casser la chronologie. Faire ça, c’est ne pas mettre de limites dans le temps, lui échapper. Là, c’est une histoire ésotérique, les personnages prennent beaucoup plus de place dans l’univers que les corps de chair, donc ça pouvait fonctionner. Cela insufflait quelque chose de différent. Le lecteur doit comprendre l’enjeu, l’accepter pour entrer.

N’y a-t-il pas dans les pages un Pirate des Caraïbes qui se serait perdu (Kevin McNally, alias Joshamee Gibbs) ?

Ah, peut-être, un clin d’oeil de la part de Karl. Je dois avouer que l’arrivée des Pirate des Caraïbes m’a contrarié. Car, oui, ce projet a eu une longue vie avant d’être édité aujourd’hui. Le premier opus de la saga est sorti alors que je finissais la première mouture de mon scénario. Je savais qu’à un moment ou à un autre, la saga s’intéresserait trop au Hollandais Volant et me faire la misère. J’ai mis énormément de temps à passer au-dessus. À nous de faire notre vie.
Une production Disney, vous qui travaillez souvent le monde des contes, le traitement réservé aux oeuvres par le géant aux longues oreilles ne doit pas forcément vous emballer, si ?
Je n’ai en effet pas beaucoup d’affinités avec la façon dont le studio traite ces sujets. Ce n’est pas le même regard. Dans les contes, je vois souvent quelque chose de cruel, très cru. Au cinéma, il y a une espèce d’enjolivement, d’entertainment qui rend les choses faciles, ne fait qu’effleurer le coeur des choses. Or ces récits souvent repris sont liés à des peurs ancestrales.
Ici aussi, j’ai voulu que notre regard soit plus large : comment un humain peut en arriver à être une âme damnée, qu’est-ce qui peu pousser un homme jusque-là ?

Il y a beaucoup de pirates à l’abordage des bulles et des cases, ces derniers temps, non ?
Ce sont des cycles. Comme le western qui était moribond il y a une dizaine d’années. Comme lui, la piraterie fait partie des grands fantasmes d’écriture. Il y a une part de merveilleux dans ça. C’est aussi le cas quand on regarde les grandes productions contemporaines. La BD, c’est l’espace du rêve, c’est normal qu’on s’y adonne.
Mais, petit, j’imaginais déjà des histoires d’Indiens et de cowboys, de bateaux pirates avec mes Playmobil. Alors, avec 300 grammes, voilà ma version de la piraterie, ancrée en moi depuis l’enfance.

Quelle est la suite, pour vous ?
Le tome 2 d’Après l’enfer arrive bientôt. Fabrice touche à la fin. Puis, toujours avec lui, j’attaque le projet suivant. Nous visiterons San Francisco en 1906. Si vous vous souvenez, la ville a connu un petit tremblement de terre. Nous allons nous en servir pour raconter bien d’autres choses.

Sinon, je fais des essais avec un dessinateur sur une histoire qui se passe au Kazakhstan dans les années 2000.
Pour terminer, quelle BO suggérez-vous pour la lecture de 300 grammes ?
Alors là…
Thibaut Fontenoy, l’attaché de presse : Peaky Blinders, peut-être ?
En tout cas, pour écrire cet album, mais c’est valable pour beaucoup d’autres, j’écoute beaucoup de musique. Du classique comme Mozart, Fauré. Mais Hans Zimmer a beaucoup tourné. Bon, à choisir, je proposerais un Requiem qui permet de belles envolées pour accompagner la lecture de cet album.
Merci Damien. Merci de nous avoir laissés monter à bord!
Titre : 300 Grammes
Récit complet
Scénario : Damien Marie
Dessin : Karl T.
Noir et blanc
Genre : Aventure, Drame, Fantastique, Roman graphique
Éditeur : Kamiti
Nbre de pages : 136
Prix : 21,90€
Date de sortie : le 25/09/2020
Extraits :