On ne remerciera jamais assez Futuropolis de nous avoir fait découvrir le travail et la puissance de Nadar, ce trentenaire espagnol qui a une belle originalité à faire valoir en même temps qu’une énergie à revendre. Si bien que le gaillard nous revient, en moins d’un mois, avec pas moins de deux albums : Salud ! sur scénario de Philippe Thirault et Le Monde à tes pieds qu’il a écrit, dessiné et composé tout seul. Deux versions d’un seul et même art bien parti pour nous surprendre régulièrement.
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Salud ! : roman(ce) noir(e) au parfum franquiste

Résumé de l’éditeur : Un soir je rencontre Antoine qui aujourd’hui a 71 ans. Il a donc survécu. Survécu à ceux qui voulaient lui faire la peau et survécu à son appétence pour l’autodestruction. Il me raconte un épisode de sa vie. Celui d’un petit français venu en Espagne au milieu des années 1970, au moment de l’agonie de Franco, pour tutoyer les étoiles. Nous buvons du café, et rien que du café. (P. Thirault)

« Le travail, c’est la santé », depuis Salvador, c’est bien connu et Antoine a de la chance : il manie les deux, sans modération. Santé ! Ancien patron du Palais de Bacchus (et on sait que le dieu boit beaucoup !), ce jeune loup, bistrotier aux dents longues, tente l’aventure espagnole pour y faire fortune. Roi d’Espagne, il l’a quasiment été, tant son café implanté à La Corogne va fonctionner du tonnerre. Mais vous n’êtes pas sans savoir que le tonnerre appelle la foudre et très vite Antoine va se rendre compte qu’il aurait mieux fait de veiller au grain et de se prémunir.

Se déroulant sur dix-huit mois, l’histoire contée par Philippe Thirault et Nadar propose une savoureuse régression temporelle dans l’Espagne d’un Franco plus mort que vif mais dont les régiments sont bien décidés à ne pas laisser périr son héritage. Et même dans l’intimité (toute relative) d’un bar populaire, mieux vaut parfois la fermer. Mais Antoine est du genre grande gueule et ne compte pas se retenir. Assez que pour que cela lui joue des tours. Tout comme sa chère et tendre.
Romance qui tourne mal doublée d’un polar bien noir dans ces couleurs éclatantes et très pop, Salud ! suit ainsi la descente aux enfers de ce personnage romanesque, entre excès et abus de confiance… en soi. Los tiempos cambian, les temps changent, et il semblerait que le cafetier n’ait plus sa place dans ce monde-là. Chassé d’un revers de main comme cette page de l’Histoire qui se tourne. Au fil de l’histoire, le personnage perd de son éclat tout comme ces planches qui, comme pour suivre la trace de cet homme déchu, perdent de leur superbe pour tirer vers le bleu.

Le travail des couleurs de Nadar est terrible et le dessin n’est pas en reste, exploitant les frayeurs et sueurs froides de notre bougre bientôt obligé de fuir. Le travail de recomposition de cette Espagne vintage est sans appel, fort en sensations, un peu comme Antonio Lapone le fait dans un tout autre style avec Greenwich Village. L’histoire de Philippe Thirault, originale, fiévreuse, énervée, finit de remplir le contrat. On en sort repus, sans franchement besoin d’… un dernier pour la route.
Titre : Salud !
Récit complet
Scénario : Philippe Thirault
Dessin et couleurs : Nadar (Page Facebook)
Genre : Roman noir, Drame
Éditeur : Futuropolis
Nbre de pages : 112
Prix : 19,50€
Date de sortie : le 09/03/2017
Extraits :
Le monde à tes pieds : l’appel à l’aide d’une Espagne en mal de contrats et en crise de foi

Résumé de l’éditeur : Chronique de l’Espagne contemporaine en trois chapitres, Le Monde à tes pieds se penche sur le malaise de trois existences. Celle de Carlos — ingénieur surdiplômé contraint d’émigrer en Estonie au détriment de son couple — de David — chômeur depuis 4 ans et dont la seule opportunité financière devient une femme mûre en mal d’amour — et de Sara — promise à un brillant avenir mais finalement devenue une démarcheuse téléphonique aux ressources insuffisantes…

On reste en Espagne mais on change d’époque, pour se concentrer sur l’heure (grave) actuelle. Après tout, il y a assez de chats à fouetter dans l’Espagne de nos jours et assez de d’âmes en peine à secourir. Et le premier pas pour les secourir, c’est de les sortir de l’ombre, de leur refuser l’anonymat et de mettre en valeur leur destin, pas vraiment celui qu’ils avaient espérés. Carlos, David et Sara sont des personnages de fiction, et pourtant ils sont plus vrais que traits tant Nadar leur donne corps et âmes. Rien ne pouvait se dresser contre eux et leurs rêves, ils avaient l’avenir devant eux et le monde à leurs pieds, et tout a capoté. Génération sacrifiée. La crise est passée par là, poussant un marché du travail qui peinait déjà à s’adapter dans ses retranchements inhumains.
Ici, il n’y a plus de règles. Et avoir un diplôme ne vous assure plus le boulot dont vous rêviez. Sara est titulaire d’un Master en histoire, la voilà déshumanisée et déshumanisante (du moins, c’est ce que veut sa cheffe) dans un call-center. Le sort de Carlos, sur-diplômé, n’est pas franchement mieux, obligé de travailler dans un magasin de vêtement. Puis, il y a David. Au bas du système éducatif, ça fait cinq ans qu’il n’a pas vu un travail pointer le bout de son nez.

Si la question de la suréducation et du déclassement (comme l’explique Philippe Lemistre du CNRS en postface) constitue la base des trois courts-récits (enfin pas tant que ça, avec 60-70 pages, chacun), c’est dans les relations humaines que Nadar tisse sa toile et ses trames. Dans le rapport à l’autre et à la différence, quand l’un n’a (quasi) rien et l’autre tout, quand l’un se contente de peu et que l’autre veut plus.

Dans ces trois histoires, représentatives des doutes qui peuvent s’installer dans des têtes remplies de savoir et pourtant maltraitées par l’industrie d’un travail en berne, Nadar ausculte les sentiments, les sensations, les envies d’en finir, le désespoir et, peut-être pour certains, l’acceptation. Ou alors la résignation.

Faisant le jeu des flashbacks, Nadar explore ces vies, leur histoire pour savoir comment ils ont pu en arriver là. Le sort n’est pas scellé et toutes les fins sont possibles. Dans le bon sens ? Ou le mauvais ? dans un format à l’italienne, l’Espagnol épatant montre encore une fois toute sa maîtrise des expressions, des contrastes et de la composition (décuplant les cases au besoin). Ici, même un ricochet devient magique. Et peut-être est-elle là la clé, peu importe le temps qu’il faudra, il faut croire au rebond.

Titre : Le monde à tes pieds
Initialement publié par les éditions Astiberri
Recueil de trois histoires
Scénario, dessin et couleurs : Nadar (Page Facebook)
Traduction : Guénaëlle Marquis
Genre : Drame, Chroniques sociales
Éditeur : La boîte à bulles
Collection : Hors champ
Nbre de pages : 224
Prix : 20€
Date de sortie : le 29/03/2017
Extraits :
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