Il est passé maître dans l’art, dessiné, du voyage. Joël Alessandra nous revient avec Petit-Fils d’Algérie, son album le plus personnel, ancré et encré au coeur de son passé familial, de sa chair. Du passé des générations précédentes des Alessandra, Joël n’en connaissait que des bribes. Étaient-ils parmi les « bons »? Les « mauvais »? C’est toute la réalité englobant ces réponses, que le dessinateur est parti chercher. Bien plus, aussi, des choses auxquelles il était loin de s’attendre. Le résultat n’en est que plus magnifique, servi par une mise en page et des couleurs qui font… voyager.
Nous avons posé quelques questions à Joël Alessandra.

Bonjour Joël Alessandra, à la lecture de ce Petit-Fils d’Algérie, je me demandais si la création de ce Petit-Fils d’Algérie a agi sur vous comme une thérapie ?
Pas exactement. Il n’y avait pas de pathologie dans ce rapport à l’Algérie. Simplement un désir de savoir alors que mes impressions – celles a partir des bribes entendues petit – me laissaient entrevoir une famille pied- noire assez vindicative à l’égard des arabes et de De Gaulle. Je m’étais fait une raison en allant à Constantine, je n’y pouvais rien, on ne refait pas l’histoire. Ce que j’y ai découvert a été tout autre !
Peut-on parler d’un mal du pays qui régnait avant d’effectuer ce voyage ?
Je ne sais pas, une réelle envie de découverte c’est certain. J’avais quelques photos en ma possession et les rares évocations de ce pays par mon grand- père, pour répéter que nous avions perdu un Eldorado où mer, désert, montagnes et champs à perte de vue se côtoyaient ne pouvaient que m’inviter à aller voir là- bas.
Votre témoignage est étonnant parce qu’il parle d’un phénomène inédit, le mal du pays de ceux qui n’y sont pas nés, de ceux dont la famille y est partie sans pour autant en être originaire (comme chez nous, en Belgique, les Italiens qui sont venus y trouver du boulot mais qui de génération en génération éprouvent le besoin d’y retourner ou, en tout cas, d’entretenir leur culture). Avec votre livre, c’est un peu l’inverse, il n’y avait pas pour ainsi dire d’exposition d’une culture pieds-noirs en tant que telle. Vous n’en connaissiez que des bribes. Ces souvenirs étaient-ils finalement honteux dans la bouche de vos parents et grands-parents?
Je ne crois pas que les miens aient eu honte de cette culture pied-noire, ils ne voulaient simplement pas parler des « événements » comme on qualifiait cette période. Mon père et mes grands-parents ont en effet très peu parlé de l’Algérie mais pas par honte, je crois que la douleur était trop forte à l’évocation de ces moments, la douleur d’avoir laissé derrière eux tout ce qu’ils avaient pu construire dans ce pays.
Dans votre histoire, il y aurait pu y avoir un arrière-petit-fils d’Italiens, finalement, mais il n’y en a pas eu. Cela veut-il dire que la période algérienne et ce sentiment d’appartenance à cette histoire (identitaire même avec ce petit-fils d’Algérie) étaient plus fort que vos racines italiennes ? L’importance de l’Algérie était-elle plus forte que celle de l’Italie ?
C’est une excellente question.
Vous aviez besoin de retrouver le contact avec votre famille, ses origines, son histoire, vous considériez-vous comme incomplet ?
Oui un peu et puis le besoin surtout de comprendre et transmettre. La genèse de « Petit-fils d’Algérie » s’explique de deux façons. :
Remettre à sa place les choses éparpillées dans ma tête. Vérifier que ma famille était droite dans ses bottes ou plutôt sympathisante de l’OAS était important pour moi à cette période de ma vie, même si l’Histoire est telle qu’elle est comme je disais précédemment. C’est chose faite.
La seconde raison est le besoin de transmettre cette histoire à mes enfants. Mon père est mort, mes grands parents aussi, la majeure partie de ceux qui ont connu l’Algérie sont décédés… Je reste le dernier lien avec tout ça. Les racines sont importantes pour se construire, savoir qui l’on est passe par savoir d’où on vient. Ce livre a permis de répondre aussi à tout plein de questions des enfants.
Votre séjour était surveillé, escorté. Pourquoi ? Un blocage quand on est auteur de BD, de liberté d’expression?
Oui, c’est drôle et déroutant à la fois, il y avait en effet toujours un policier en civil ou quelqu’un du Ministère de l’intérieur pendant mes promenades à pied qui me suivait à distance, ou des motards et voitures de Police lors des déplacements d’une ville à l’autre. Je pense que je bénéficiais d’un traitement particulier du fait d’être un ressortissant français invité par l’Ambassade de France et de fait nécessitant une attention toute particulière d’un point de vue diplomatique… Le contexte était aussi un peu particulier, car la période de mon séjour correspondait aussi au rapt et à l’assassinat du guide de haute montagne en Kabylie. Je ne pense pas qu’il y ait un rapport avec mon activité, même si la liberté d’expression des dessinateurs dans ce pays est plus limitée que chez nous.
Quel imaginaire nourrissiez-vous sur l’Algérie ? Qu’y avez-vous trouvé ?
Je suis particulièrement sensible aux atmosphères, architectures, environnements des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Je m’occupe des affiches du Festival du film arabe de Fameck par exemple, j’ai aussi adapté un roman d’Amin Maalouf « Le périple de Baldassare » qui se passe au Liban, en Syrie, et dans d’autres territoires du Moyen-Orient, en trois albums chez Casterman. Je me rends régulièrement au Maroc, à Djibouti en face du Yémen, mon imaginaire était assez accroché à ces images. Le choc a été d’autant plus violent!
L’Algérie des souks m’était familière, mais les décors naturels insoupçonnés ! Il y avait des champs à perte de vue, vallonnés comme la Toscane, des montagnes enneigées, des ravins, du désert, des villes aux architectures Haussmanniennes, une surprise de taille. J’étais enchanté et je comprenais peut- être encore mieux cet amour des miens et des pieds- noirs en général pour cette terre.
Quel est votre regard sur cette période qu’est l’occupation française en Algérie ?
C’est assez difficile d’avoir une opinion, je ne veux surtout pas juger, pour comprendre cette période je suis sincèrement convaincu qu’il fallait l’avoir vécue de l’intérieur. Je suis allé en Algérie pour savoir comment s’étaient comportés les miens là-bas entre autre, j’y ai découvert des éléments de réponse, mais qui concernent uniquement ma famille… On ne peut pas accepter qu’un territoire soit « occupé », colonisé, que les habitants soient sous le « joug » d’une puissance étrangère, ce pays n’était pas à eux mais c’était leur terre.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué du passage des photos jaunies au réel, 50 ans plus tard ? Quel est le moment le plus marquant ?
La chose incroyable est que j’avais l’impression d’être au lendemain de la prise de vue. Il me semblait que rien n’avait changé, c’est assez déroutant comme sentiment. Un des moments les plus forts, et que je raconte dans le livre, est ce moment où je dessine et photographie un immeuble construit par mon grand- père, archive en main. C’est déjà énorme de « croquer » au crayon 50 ans plus tard un immeuble qu’un cousin Alessandra a conçu et dessiné en plan. S’approche alors un « ancien », il me dévisage, regarde mon petit manège puis s’approche : « Vous avez habité dans cet immeuble, je vous regarde depuis un moment le prendre en photo. » Moi de répondre que non, que je suis trop jeune et que c’est mon grand- père le bâtisseur de cet immeuble. « Vous êtes un Alessandra ?! » Me lance alors cet homme que je n’avais jamais vu avant et qui ne sait rien de moi ! J’ai alors pris vraiment conscience de la place et la notoriété qu’avaient les miens dans cette ville et leur contribution. Un vrai moment chargé d’émotion.
Votre témoignage est aussi l’occasion de remarquer une Algérie qui perd son passé, l’attractivité de ses ruines, ses chanteurs medh, le soin de ses morts. Paradoxal par rapport à vous et votre quête de passé, non ?
C’est un pays complexe aux origines multiples. Il y a eu les romains, les ottomans, les arabes, les français… Ces traces sont indélébiles dans le patrimoine de l’Algérie. Je crois que nous sommes dans une période de transition, le passé n’est pas perdu, il est selon moi juste mis entre parenthèses et sera de nouveau mis en avant. C’est toute cette diversité et la richesse de son histoire qui fait de l’Algérie cet incroyable pays. La tradition musicale, l’architecture, la culture algérienne en général est tellement particulière qu’elle est une vraie force pour l’avenir.
Quels sont vos projets ? D’autres voyages ?
Oui, pas mal de projets en cours, un roman graphique avec Eddy Simon, le scénariste de Violette Nozières chez Casterman avec qui j’ai fait le Gustave Eiffel dernièrement, l’album s’appellera « Eldorado » et devrait sortir à la rentrée chez Physalis. Un nouveau livre chez Casterman qui est dans les tuyaux mais dont il est un peu trop tôt pour en parler, sortie 2016. Un autre projet sur Auguste Rodin chez 21G, collection Grands hommes, aussi pour 2016… et un carnet sur la Centrafrique à La Boîte à Bulles si tout va bien. Je pars en effet en juin en République Centrafricaine pour travailler avec les orphelins des rues, sur des ateliers mais aussi un livre de voyage qui j’espère ne sera pas que beau.
Propos recueillis par Alexis Seny
Imprégnez-vous un peu plus de l’univers de Joël Alessandra et voyagez encore plus sur son site internet.
Titre: Petit-fils d’Algérie
Scénario, dessin et couleurs: Joël Alessandra
One Shot
Genre: Témoignage, Documentaire, Histoire, Biographie
Éditeur: Casterman
Nbre de pages: 128
Prix: 19€
Date de sortie: le 15/04/2015
Extraits: