Il est incroyable Manu Larcenet! À 45 ans, l’auteur si prolifique propose sa toute première adaptation. Et non des moindres puisqu’il a choisi l’incroyable roman de Philippe Claudel: Le Rapport de Brodeck. Une nouvelle pépite en deux tomes, pour l’auteur de Blast et du Retour à la terre.
Dès les premières pages déjà, tout est suggéré, on sait tout du climat dans lequel va baigner cette histoire de dramatique lynchage d’un étranger par un village entier. Le temps est à la post-apocalypse, à l’après-guerre, et Brodeck, revenu d’une abominable déportation, va devoir rédiger un rapport sur la mort de cet Anderer, cet artiste venu se perdre dans ce village de montagne, non loin de la frontière allemande. « Tu vas raconter l’histoire, tu seras le scribe. »
Brodeck a l’habitude des rapports, de ceux qu’il marque sur les arbres à abattre ou sur de brèves notices sur l’état de la forêt, des rivières, des chemins. Brodeck, c’est une espèce de garde-forestier. Et, tout d’un coup, le voilà à devoir, sous la pression, mener l’enquête sur les circonstance de cet Ereigniës (« l’événement ») et à côtoyer des hommes malades, sans scrupule, rendu fou par un climat détestable. Entre sa vraie version de l’histoire et l’histoire qu’il écrira, il y a un monde, et Brodeck devra faire un choix entre l’histoire que les assassins ont envie d’entendre et lire, et la réalité.
Puissant! C’est sans doute le mot le plus approprié pour caractériser cette oeuvre où la noirceur domine et où la fable est utilisée pour paraphraser une époque incertaine et les égoïsmes et craintes personnelles s’allient en fronde contre l’étranger et la peur qu’il provoque. En utilisant avec bon escient le format à l’italienne et le noir et blanc qui encre stupeur et effroi de cet histoire, Manu Larcenet adapte avec brio le roman de Philippe Claudel. Cette première partie du Rapport de Brodeck est peu bavarde mais fascine par ses scènes et l’intensité de ces portraits, durs, froids mais humains. Car oui, le diable peut prendre visage humain.
Larcenet s’incarne aussi dans ce personnage d’artiste au destin tragique et dont on ne sait encore pas grand-chose. Et en maître de la BD qu’il est, Larcenet trouve encore l’occasion de se renouveler, d’avancer, de s’approprier encore un peu plus son art et ses capacités de représentation. Voilà ce qu’il en dit en interview: « J’ai même acheté des bouquins d’anatomie pour réapprendre à dessiner un corps, un animal, de manière quasi-réaliste. Passer deux ou trois jours sur une case, ça ne m’était jamais arrivé. J’ai abordé l’adaptation sans trucs ni béquilles, il n’y avait pas de place pour l’erreur. J’ai voulu me prouver à moi-même que je pouvais le faire. » L’oeuvre parfaite? En attendant le deuxième tome, Manu Larcenet n’en est pas loin en faisant bien plus qu’un copier-coller en dessin de l’oeuvre littéraire d’origine. Car il y a plus de place pour la représentation que pour la littérature, des planches entières restent muettes… de mots, pas d’évocations et de significations! Et la narration à la première personne ne fait qu’accentuer cette plongée dans la noirceur humain.
Monde dans lequel la neige apporte, si pas un linceul, un peu de clarté. Monde où se croisent effroyable représentation de la guerre, de ses bourreaux, et représentation au chevet d’une société qui en a appris la peur, même camouflé sous de rudes visages. Résolument, Larcenet signe une superbe fable au goût de western post-apocalyptique, où le meilleur et les révélations sont encore à venir. Ce n’est pas tous les jours qu’un chef d’oeuvre romancier en appelle appelle un autre dessiné. Ici, c’est le cas, assurément. Vive Larcenet!
Titre: Le Rapport de Brodeck
Tome: 1 – L’autre
Scénario et dessin: Manu Larcenet
D’après l’oeuvre de: Philippe Claudel (chez Stock)
Genre: Drame
Noir et Blanc
Format à l’italienne et fourreau
Éditeur: Dargaud
Nbre de pages: 160p.
Prix: 22,50€
Date de sortie: 10/04/2015
Extraits (Premières pages ici):
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